Au-delà de l’horizon… Illusions sous apparences trompeuses.

Après la découverte de Palmyre en 1751, l’Anglais Robert Wood, constate que «  Les restes présents de cette ville sont certainement trop intéressantes pour ne pas les porter à rechercher à ce qu’elle a été ». Nous ressentons exactement la même chose que Wood. Une fois qu’on a posé les yeux sur les vestiges millénaires, lorsqu’on a remonté la grande colonnade, après avoir été imprégné de l’insolite atmosphère de la ville en ruine, on a succombé. L’envie de revenir est irrésistible. Le besoin de revivre une nouvelle fois les sensations que l’ancienne Tadmor procure, est réel. Entourée des sables de la Chamiyé, Palmyre, en dépit de son état d’abandon, exalte l’opulence.

 

Illusions sous apparences trompeuses, Palmyre IV, Syrie, juin 2008.

 

Le Badiya al-Ch’am, désert de Syrie, domaine des populations nomades, s’oppose au Croissant Fertile, domaine de l’occupation agricole sédentaire. Au cours de l’histoire ses limites ont varié en fonction de l’avance ou du recul des sédentaires. La Chamiyé s’étend, à l’ouest, jusqu’au Jourdain et l’Anti-Liban, au nord jusqu’à la plaine cultivée d’Alep tandis que au sud sa limite correspond au désert du Nefoud en Arabie. Au nord-est et à l’est, la vallée de l’Euphrate partage la Chamiyé de la Djézireh, la Mésopotamie. La Chamiyé est un immense plateau calcaire, incliné vers le nord et vers l’est, accidenté de cuvettes, de plis de couverture ou de bombements, surtout dans sa partie centrale. Elle est à peu près dépourvue d’oasis, sauf en son centre, dans le Manader, autour de Palmyre.

 

Ayant passé la nuit à Deir ez-Zor, sur les rives de l’Euphrate, nous traversons le désert en direction du sud-ouest, vers Palmyre. La chaleur est intense, le ciel diaphane. L’étendue de cailloux s’étire sans couleur, sans air. Plat, car ici point de dunes ondulantes ni de montagnes. Quelques troupeaux de dromadaires pâtissent. Étonnamment, une abondante végétation herbacée borde la route. Elle permet aux Bédouins, dont nous apercevons les tentes noires, d’élever leurs troupeaux de moutons, de chèvres et de dromadaires. Ces touffes rêches nourrissent aussi les gazelles et les chacals de la steppe. Nous prenons en stop deux hommes. Des Bédouins. Issus de la tribu des Anazeh ou celui des Shemmar, les deux grandes tribus qui se partagent le territoire. Moustaches touffues et keffiehs rouge et blanc noués autour de la tête, le sourire timide et réservé, nous les déposons quelques dizaines de kilomètres plus loin près d’un cairn, petit tas de cailloux servant de point de repère. De repère pour quoi ? Un vague piste s’éloigne dans le néant. Mais ici, ils sont chez eux, c’est leur domaine. La route est longue. Recouverte de sable poussé par le vent par endroit, elle dégage un air de fin du monde. Désolation. Désespoir. Cette route est un lien de survie. Une ligne droite qui relie les points d’eau. Lorsqu’enfin l’oasis de Palmyre se devine à l’horizon, je souris. Nous sommes arrivés !

 

 

Cinq années après notre dernier passage, Palmyre est ressuscitée. La tension est tombée dans la région et les visiteurs étrangers affluent de nouveau en Syrie. Déjà, en 2007, la Syrie était la destination avec la plus forte croissance au Moyen-Orient. Cette année s’annonce un record pour le tourisme. Le secteur touristique, jusque là sous-exploité, bénéficie enfin de l’attention des autorités qui veulent attirer les investisseurs au moment où le secteur pétrolier, principale source de revenus du pays, est entré en déclin. Car, faute de réformes, la Syrie est à bout de souffle. Depuis mai 1998, pour sortir de la crise, des négociations sont en cours avec l’Union européenne. Damas espère toujours l’obtention d’un partenariat. Mais les obstacles sont énormes : économie d’État dirigée, système bancaire inexistant, corruption généralisée, gouvernement autoritaire et bureaucratie oppressante. Depuis quarante ans, les subventions sur les carburants et produits essentiels profitent aux riches plus qu’aux pauvres, encouragent la contrebande, et coûte à l’État plus qu’il ne peux se le permettre, le tout aggravé récemment par l’afflux d’environs un million et demi de réfugiés originaires d’Iraq. Pour faire face au déficit public croissant, le gouvernement vient d’imposer une hausse importante du prix du fioul domestique et de l’alimentation. Le 2 mai dernier, le prix du litre de fioul est passé de 7,40 à 25 livres syriennes. La flambée des prix a des répercussions catastrophiques sur le plan économique. Elle a également entrainé une importante augmentation de prix des hôtels, des restaurants et des transports. Ce qui n’a, pour l’instant, pas d’impact sur le tourisme, en pleine ascension.

 

 

La chaine hôtelière Cham a racheté l’hôtel historique Zenobia et c’est là que nous logeons cette fois-ci. Situé sur le site antique, la situation est exceptionnelle. Par contre, nous sommes terriblement déçus de découvrir un restaurant flamboyant neuf aux grand baies vitrés qui n’a pas sa place ici. Un grand nombre de chambres a également été rajouté. Heureusement, cette nouvelle partie est cachée par des arbres densément plantés. Nous avons de la chance de prendre nos quartiers dans le bâtiment principal datant des années trente où règne encore l’âme d’antan. La vue porte sur les ruines et le petit temple de Baalshamîn tout proche.

 

 

À Palmyre, à côté du culte traditionnel de Bêl, existait celui du dieu Baalshamîn, d’origine cananéenne, dieu du ciel en tant que porteur de pluie, dieu de la fertilité. Baalshamîn était d’origine phénicienne et donc étrangère à Palmyre. Il est le dieu des cieux, le roi des dieux, chef des déités des peuples sémitiques. Il est le dieu de la vie et de la fertilité, condamné à livrer un combat mortel avec Mot, dieu de la guerre et de la stérilité. De son temple à Palmyre subsiste seulement la cella et six colonnes corinthiennes entourant le pronaos. À l’origine, le complexe renfermait trois cours à portiques, une salle de banquet et la cella, « sanctuaire », le saint des saints. La cella est un petit édifice de quinze mètres de long sur dix mètres de large. L’intérieur est particulièrement original car il est divisé en trois thalamoi, littéralement « chambres à coucher », destinés à abriter la triade divine présentée couchée sur un kline, lit de banquet. Les fouilles du temple ont révélé que le culte requérait certaines ablutions rituelles, des jeûnes et des banquets célébrés en même temps que des sacrifices.

 

Le ciel est limpide, l’air chaud, la lumière éblouissante. Palmyre est resplendissante. Sous l’arche centrale qui marque le début de la grande colonnade je me sens toute petite. Construit sous le règne de Septime Sévère à la fin du IIe siècle, l’arc monumental est souvent confondu avec un arc de triomphe. Sa fonction est de masquer la rupture d’axe entre les deux tronçons de la grande colonnade qui s’y rejoignent. De forme triangulaire, le monument est constitué de deux axes. Le premier, orienté nord-ouest, s’ouvre vers la grande colonnade, le second, orienté sud-est, donne vers le temple de Bêl. Chaque branche est composée d’un grand arc qui correspondait à l’allée centrale découverte de la voie, flanquée de deux autres arcs plus petits qui donnaient sur les passages couverts situés de part et d’autre de l’allée centrale. Mes yeux balayent la profusion d’ornements sculptés. Les archivoltes sont surchargées de perles et de troncs de palmiers, les pilastres de rinceaux de vigne et de feuilles d’acanthe tandis que les frises comportent des rangées de glands et des feuilles de chêne.

 

 

Je respire profondément. J’y suis ! La grande colonnade s’étire devant moi. Elle me hâle, me provoque, me séduit. Je quitte l’ombre de l’arche monumentale et m’engage dans la rue. Large de onze mètres, elle n’était pas pavée, contrairement aux portiques qui la bordent, pour permettre la circulation des chameaux. Je tente d’imaginer cette avenue à l’époque où les caravanes chargées de marchandises la remontaient en direction du forum. L’époque où les habitants de Palmyre arpentaient cette même voie. Hommes vêtus du costume parthe, pantalon et tunique, ou de somptueux manteaux ou toges. Femmes drapées de robes et de voiles richement brodés parées de bijoux dont la taille et l’accumulation correspondent bien au goût chargé des nomades du désert. Ces Palmyréniens qui, dans les boutiques, comparaient denrées venus des Indes, perles de l’île de Ceylan, soieries chinoises, cachemire d’Afghanistan, vases en verre portant la signature de Rome, pourpre de Tyr, ivoire et peaux d’Afrique ou encens d’Arabie. J’entends les voix qui s’élèvent, je sens le froissement des étoffes, je hume le parfum des huiles aromatiques. Une nouvelle fois, Palmyre m’accueille dans son sein, me berce. La reine du désert ne me déçoit jamais.

 

 

Nous laissons le temps filer et même aux heures les plus chaudes de la journée, nous flânons au hasard parmi les vestiges de ville. Le soleil est au zénith dans un ciel exempt de tout nuage. Aucune ombre ne vient s’immiscer dans la clarté aveuglante.

 

 

Non loin de l’hôtel subsistent les vestiges d’une basilique. Le plan, clairement visible, montre un édifice typiquement byzantine divisé par deux rangées de colonnes en une nef et deux ailes latérales. La nef se termine à l’est en une grande abside. Quelques colonnes veillent tristement sur ce qui reste du lieu de culte qui n’a rien de la grandeur des temples. Au IVe siècle, alors que le christianisme se propage dans la ville, deux basiliques sont érigées. Marinos, évêque de Palmyre participe au concile de Nicée en 325. Un siècle plus tard, les temples de Bêl et de Baalshamîn sont convertis au culte chrétien. Aux VIIIe et IXe siècles commence le déclin de la présence chrétienne et la désaffectation des lieux de culte tout comme le dépeuplement de la ville.

 

 

Nous nous égarons dans les quartiers nord de Palmyre. Cette partie de la ville n’a pas été excavée et doit ressembler à peu près à ce que trouva Robert Wood au XVIIIe siècle. Les péristyles de quelques maisons dominent, seuls vestiges des cours intérieurs de demeures appartenant à de Palmyréniens aisés. Un carré composé de seize colonnes a l’air perdu et sans relation avec les contours des murs au sol. Près des murailles, cinq colonnes encore debout reliées par des architraves sont d’un fragile équilibre. Plus loin je m’installe sur une base de colonne. Deux colonnes reliées par une architrave trônent au-dessus de moi. Le sol est soigneusement dallé. Colonnes, pierres taillées et architraves sont dispersées sur le sol rocailleux. Parfois gravées d’inscriptions ou ornés de décors géométriques ou florales. Autrefois, ce champ de dévastation composait les quartiers résidentiels de la ville. Des lieux perdus pour toujours. Comme le souvenir de ses habitants. Des hommes, des femmes, des enfants, des familles… Des êtres qui connaissaient les mêmes joies et peines que nous. Pas un nom, pas une image. Mais ne sommes nous pas tous éphémère ? Un silence austère sature l’atmosphère. La lumière est blanche, crue. Sans pitié. Sans égard pour la mélancolie que réclame le site. La chaleur nous accable et nous reprenons le chemin vers le Zenobia. Lentement, car se presser serait un sacrilège. Mes yeux rivés sur le sol captent soudain quelque chose. Confondu avec son environnement un petit lapin roux s’abrite à l’ombre d’une pierre. Philippe sourit à mon regard attendrissant. Je jubile. Un petit être vivant dans la désolation morte de Palmyre !

 

 

Les ombres s’allongent et nous nous rendons au château arabe de Qalat ibn Maan. La citadelle appartenait à l’émir libanais Fakhr el-Din, prince des Druzes de la dynastie Maan, farouche opposant à la domination ottomane. Après avoir pris possession de son fief du Chouf en 1590, il étend son autorité jusqu’à la région de Palmyre. Si on lui attribue la construction du château, des recherches archéologiques ont mis au jour des éléments d’architecture ainsi que de la céramique datant du XIIe et XIIIe siècles, la même époque que la fortification du temple de Bêl, édifié sous les mamelouks. Depuis la forteresse, la vue embrasse la cité antique, la nécropole, l’oasis noyée dans les palmiers et la ville moderne. La lumière déclinante enveloppe les vestiges. L’ocre passe au rose, au cuivre.

 

 

Un jeu d’ombre et lumière se joue entre collines auxquelles sont adossés les tombeaux-tours et vallées ou s’épanouissent temples et colonnades. Une nouvelle fois, nous sommes frappés par l’étendue du site. Le moment est fort, l’atmosphère poignante. Le soleil disparaît derrière les montagnes. Le crépuscule est velouté, la lumière délicate. La légendaire cité de Zénobie rayonne une majesté grave et solennelle. Dépourvu d’ambigüité, elle s’adonne telle qu’elle est. Brisée, blessée, détériorée, peinée. Toujours digne, infiniment noble, éternellement divine.

 

 

À la mort de Hafez al-Assad, en 2000, la Syrie est le pays le plus pauvre de la région, après le Yémen désertique et l’Irak en plein conflit. Son fils, Bachar lui succède et conserve le régime instauré par son père. Bachar, étudiant en ophtalmologie à Londres, n’était pas prédestiné pour prendre sa succession à la tête du régime, mais à la mort accidentelle de son frère en 1994 il se voit contraint de rentrer au pays. Porteur d’espoir, il promet des réformes économiques et politiques et le peuple le voit comme un réformateur qui démocratisera le pays. Le régime se libéralise timidement. Néanmoins, sous la pression de la vieille garde du régime, Bachar met fin au mouvement libéral. De démocratie, il n’en est plus question et en 2003, il explique que les opposants avaient mal compris ses promesses. L’espoir du peuple de retrouver sa liberté est anéanti. Aujourd’hui, après la mise en cause de Bachar dans l’assassinat de Rafic Hariri, l’ancien Premier ministre libanais, par la communauté internationale, il est question d’un véritable durcissement du régime. Les journalistes et intellectuels qui se battaient pour la liberté d’expression ont été emprisonnés faisant qualifier la Syrie par Reporters sans frontières capitale de la répression. Elle est aussi accusée par les grandes puissances et ses voisins d’armer les insurgés en Iraq et de soutenir le Hamas et le Hezbollah. Avec la récente hausse de prix, la population grogne. En silence. La Syrie semble être dans une impasse.

 

 

La nuit est tombée sur Palmyre. L’air est lourd. Elle m’enveloppe comme une couverture. Je me trouve sur la terrasse de l’hôtel Zenobia. Mes yeux caressent l’incroyable alignement de colonnes qui se perdent dans l’obscurité. Le temple de Bêl est éclairé, tout comme le château arabe hissé sur la montagne. Images féériques. Je les admire bien qu’étant plutôt opposée à l’éclairage nocturne des sites archéologiques. Je lève le regard vers la voûte céleste. Mes yeux cherchent les étoiles. Ces mêmes astres qu’on pu contempler les Palmyréniens il y deux mille ans. En vain. Le ciel est chargé. Après un dernier regard sur la cité endormie, nous montons dans notre chambre. Dans la nuit le vent se lève. Brutalement. Il me réveille. C’est comme une présence. Il rôde autour de l’hôtel, se faufile parmi les ruines, inquiète l’atmosphère. D’innombrables graviers imperceptibles arrachés au sol tournoient dans l’air, criblent les murs, pénètrent à l’intérieur des maisons. Je me lève et ferme la fenêtre. Dehors, la tempête fait rage. Les volets claquent, les vitres tremblent. Des bourrasques pénètrent dans le Zenobia et s’engouffrent sous les portes. Finalement, je m’endors.

 

Au petit matin, le monde est baigné dans une brume jaunâtre. Nous apercevons vaguement les contours du petit temple de Baalshamîn, quelques bases de colonnes. Palmyre s’est volatilisée. La ville est perdue dans un épais voile de sable. Un univers hostile l’a remplacé. La très grande diminution de la visibilité est perturbante. Le vent lime le sol, arrache tout sur son passage et le soulève pour l’emporter à des hauteurs de plusieurs centaines de mètres. Mon foulard laisse apparaître seulement mes yeux que je protège avec des lunettes de soleil. Des nappes de sable virevoltent autour de mes pieds. Déconcertant. Nous décidons de visiter les seuls lieux où nous serons à l’abri : les sépultures de Palmyre.

 

 

C’est à travers les maisons d’éternité que Palmyre montre sa véritable richesse. Sur les versants des collines qui dominent la ville à l’ouest et au nord, les innombrables sépultures de la vallée des Tombeaux rappellent qu’à Palmyre, la mort était un aspect important de la vie. A côté des nombreuses tombes à fosse individuelles, recouvertes par une simple pierre ou une stèle, les grandes familles palmyréniennes utilisèrent trois types distincts de sépultures collectives. Jusqu’au Ier siècle, le tombeau-tour, une superstructure recouvrant un tombeau, coexistait avec l’hypogée, une salle souterraine. Au IIe siècle, apparurent les temples funéraires mêlant des traditions architecturales orientales et gréco-romaines. Fondées par un seul individu pour les membres de sa famille, ces sépultures collectives étaient parfois conçues comme des propriétés immobilières, dont certaines parcelles pouvaient être cédées à d’autres familles qui n’avaient pas les moyens d’en bâtir. Toutes étaient percées dans leurs parois de loculi, niches individuelles destinées à recevoir les corps, parfois momifiés, des défunts. Plus de quatre cent mausolées sous la forme de tombeaux-tours, d’hypogées ou de temples funéraires ont été recensés autour de la ville antique, certains avec une capacité de plus de trois cent sépultures.

 

 

Le caractère unique de l’architecture funéraire à Palmyre se caractérise par les tombeaux-tours, de hautes tours carrées à plusieurs étages, sans équivalant dans l’Orient ancien. À l’intérieur, au fond du salon, le fondateur de la lignée était représenté allongé sur une kline, lit de banquet, entouré de son épouse et de ses enfants. Ses descendants étaient disposés dans des loculi. Ces niches rectangulaires étaient fermées par des plaques de marbre ou de calcaire sculptées à l’effigie du défunt. Les innombrables portraits découverts à Palmyre suggèrent le luxe et la sophistication. Des femmes aux yeux immenses sont parées de bijoux traduisant le faste oriental. Les hommes, corpulents et richement vêtus, portent la toge ou le costume parthe, pantalon et tunique drapés. Tous dégagent une impression d’aisance.

 

 

Dans la plupart des tombes, les noms des familles sont inscrits en grec, en araméen ou en palmyrénien. Robert Wood, en 1751, note : « Il paraît que les Palmyréniens tenaient de l’Égypte la magnificence extraordinaire des monuments pour leur morts : il n’y a point de peuple qui ait approché davantage des Égyptiens dans cette sorte de dépense ». Ayant exploré plusieurs sépultures, il offre aux Arabes de récompenser leur peine s’ils découvraient une momie entière après quoi il constate : « En comparant le linge et la baume des momies de l’Égypte, la manière de les emmailloter, et tous ce qui les concerne, avec celle de Palmyre, nous trouvâmes la méthode d’embaumer les morts exactement la même ».

 

À travers le voile de sable se détache un énorme tombeau-tour : la tour d’Elahbel datée de l’an 147. Hissée sur un podium percé par une porte, trois degrés se fondent dans la construction qui s’élève jusqu’à une corniche squamifère. Une petite niche surmontée d’un arc et d’une inscription bilingue sont les seules ornementations extérieures. La porte d’origine était en pierre à vantaux monolithes. Nous pénétrons dans la tour.

 

 

La chambre principale est spectaculaire. Les murs comportent de hauts pilastres cannelés surmontés de chapiteaux corinthiens alternés de rangées de lucoli. Le fond est occupé par une représentation du curateur de la tombe. Le plafond, dont la partie centrale s’est effondrée, consiste en une série de coffrages géométriques contenant des rosaces. Plusieurs panneaux sculpturaux des bustes des défunts sont encore in situ. J’ai le sentiment d’être observée par des regards de pierre pleins de reproches. Ici reposent Elahbel, Shaqai, Moqimo et Maani, tous fils de Maani, homme éminent des affaires civiques de Palmyre. Un escalier mène aux étages supérieurs avant d’aboutir sur le toit. Effondré, son accès est condamné.

 

 

Près de la source Efqa s’étend la nécropole sud-ouest. En s’approchant, nous distinguons quelques bases de tours-tombeaux. Les sépultures se dressent, isolées et abandonnées, dans le désert rocailleux et parsemé de touffes d’herbe fouettées par le vent impitoyable. Ma chemise claque sous les rafales, le sable crisse entre mes dents. Mes yeux sont irrités et pleurent. Nous courons vers l’entrée de l’hypogée des Trois Frères, le plus beau des tombeaux de Syrie, découvert en 1895. Un long escalier nous mène devant une porte en calcaire à deux vantaux monolithes décorés de caissons. Leur face externe est taillé à l’imitation d’une porte en bois à la romaine : chaque ventail est divisé en cinq champs inégaux dont les proportions semblent obéir à une règle assez constante à Palmyre. La partie supérieure est divisé en trois parties : un panneau central, carré, est placé entre deux rectangulaires. La moitié inférieure est partagée en deux parties dont la plus basse est égale aux rectangles de la partie supérieure. Une inscription datée de l’an 160 après Jésus-Christ est gravée sur le linteau : « Na’ma’în et Malê et Sa’edî fils de Sa’edî, petits-fils de Malê, qui ont creusé cet hypogée et l’ont construit cèdent à Haddûdan fils de Shalman, petit-fils de Zabdibôl, quatre travées du mur occidental de l’exèdre sud qui sont après les deux premières travées et tout le mur orienté au sud de l’exèdre, dans lequel il y a une rangée de quatre travées, pour lui et ses enfants et les enfants de ses enfants, pour toujours, au mois de Tishri de l’année 472 ». Ce témoignage et ceux rajoutés ultérieurement attestent que les trois frères, puis leurs héritiers, ont cédé des loculi à des personnes extérieures à leur famille dans un système de concession funéraire. Ces lots de caveau vendus ont été très explicitement désignés. Une bourrasque de vent s’engouffrant dans le passage me presse d’avancer. Depuis le seuil dix marches nous mènent vers une salle en forme de T renversé. À l’intérieur du mausolée, le silence. La tempête ne parvient pas à pénétrer à l’intérieur de ce lieu mortuaire.

 

Trois galeries voûtées rayonnent depuis la porte. Mon regard balaie les lieux qui ont conservés leur décor peint attestant une extraordinaire richesse iconographique ; motifs architecturaux, floraux et animaliers. Les couleurs bleue et verte dominent. Bleu aigue marine, bleu charrette, bleu ciel, bleu barbeau, vert céladon, vert amande, vert olive. Si l’humidité a fait pâlir les teintes, elles sont toujours aussi évocatrices. Les voûtes en berceau et les murs comportent de magnifiques peintures inspirées de la mythologie grecque. Le plafond est ornementé d’hexagones vert céladon et de rosettes et de fleurs dorées. Dans un cadre est représenté l’enlèvement de Ganymède, prince troyen, le plus beau des mortels, enlevé par Zeus métamorphosé en aigle et élevé au ciel sous la forme de la constellation du Verseau. Le long des parois se superposent six rangées de loculi. La tombe pouvait contenir jusqu’à trois cent quatre vingt défunts ! Les champs verticaux séparant les loculi sont peints de victoires ailées, debout sur une sphère dont les bras levés soutiennent des médaillons à l’intérieur desquels sont représentés des portraits d’hommes et de femmes. Sur le tympan demi-circulaire de l’exèdre du fond, celle restée dans la famille des fondateurs jusqu’au milieu du IIIe siècle, figure l’épisode d’Achille à la cour du roi Lycomède. Déguisé en fille, sa mère l’avait caché pour le soustraire à son destin qui était de mourir en combattant. Lorsque les Grecs apprennent par l’oracle qu’ils ne pourront vaincre Troie sans Achille ils partent à sa recherche. Ulysse, grâce à une ruse, parvient à le démasquer et l’on retrouve Achille rejetant ses vêtements féminins saisissant la lance et le bouclier qu’il brandit au dessus de la tête. La scène, passionnée et violente, se déroule dans un bosquet d’arbres. Ainsi, le fond du tombeau semble s’ouvrir sur un jardin. Le bras droit de l’hypogée contient les restes de trois sarcophages, très mutilés. Un monument singulier se présente dans l’aile opposée : entre deux pilastres carrés surmontés d’un entablement prend place la scène du banquet réservé à l’un des propriétaires du tombeau : Malê.

 

 

Ganymède élevé aux cieux par l’aigle de Zeus signifie l’apothéose. L’abandon d’un mode d’existence et le passage à une nouvelle vie d’Achille face au destin est le symbole de l’âme éternel. Thèmes qui conviennent parfaitement au contexte funéraire. L’hypogée des trois Frères illustre l’importance de la couleur dans la peinture funéraire palmyrénienne. L’alliance unique des mondes hellénistiques et orientaux se traduit dans une juxtaposition de trois cultures : grecque, romaine et perse. Elle rassemble les éléments essentiels de l’art de Palmyre aux premiers siècles de notre ère.

 

 

Dans l’Antiquité, la couleur bleue est dédaignée, dévalorisée. Elle n’est même pas considérée comme une couleur. En Grèce, le bleu, le vert et le gris ne sont pas clairement définis. Certains philosophes du XIXe siècle ont eu des doutes quant à la capacité des Grecs de voir ou non le bleu. À Rome, c’est la couleur des barbares, les Germains et les Celtes. Avoir des yeux bleus est néfaste. Dans le monde romain, aux premiers siècles du premier millénaire, la couleur bleue est une couleur peu utilisée. C’est également un coloris très difficile à obtenir en en conséquence très couteux. Dans la Bible, le bleu est présent seulement pour le saphir, la pierre préférée des peuples hébraïques. La Chine associe le bleu au tourment, le bleu est la couleur affectée aux morts. En Inde, le bleu est la couleur de l’abjection. L’indigo teinte fortement et le bleu est donc considéré comme une salissure par les brahmanes. L’indigo est la couleur de la caste la plus basse, les Sudra. Un membre de caste supérieur qui entrait en contact même accidentellement avec l’indigo perdait son rang. En Asie central, le bleu a été longtemps la couleur du deuil. Le bleu est tellement peu présent en Occident ancien ; en latin classique le bleu est instable, imprécis, et les mots qui la qualifient sont empruntés au termes germaniques « blau » et arabes « azraq ». Dans les textes bibliques en hébreu, araméen ou grec, seul revient le mot « saphir ». Désormais, le bleu reste longtemps confondu avec le gris et le vert. Par contre, dès la plus haute Antiquité, en Égypte, le bleu porte bonheur dans l’au-delà et domine l’art. Le terme anil, « indigo » en persan vient du sanskrit nila, bleu foncé. L’arabe an-nïl, a donné son nom au Nil, « le fleuve bleu ». Les Perses aiment le bleu foncé car pour eux le monde repose sur un saphir qui donne son éclat au ciel. Ce n’est qu’à partir du XIIe siècle que la Vierge se vêtira de bleu, que les cieux sont peints de cette couleur et que le bleu accède au rang de couleur divine, symbole d’espoir et de sérénité.

 

En arrivant à l’hôtel, nous retrouvons Jamal, guide touristique, que Philippe connaît depuis de longue date pour avoir accompagné de nombreux circuits ensemble, guide local oblige. Il nous apprend que le président français Nicolas Sarkozy vient d’annoncer, lors d’une conférence de presse à Rome, que le président syrien Bachar al-Assad viendra vraisemblablement à Paris le 13 juillet pour le sommet de la future Union pour la Méditerranée. Le dictateur Bachar al-Assad accueilli à Paris ? N’est-ce pas ce même Sarkozy qui, il y a un an, annonçait : « Je veux lancer un appel à tous ceux qui dans le monde croient aux valeurs de tolérance, de liberté, de démocratie et d’humanisme, à tous ceux qui sont persécutés par les tyrannies et par les dictatures, à tous les enfants et à toutes les femmes martyrisés dans le monde pour leur dire que la France sera à leurs côtés, qu’ils peuvent compter sur elle ». Jamal, qui nous a triomphalement annoncé la bonne nouvelle affiche un large sourire. Je capte le regard de Philippe qui me lance un coup d’œil dubitatif avant de s’adresser à Jamal. Tamam, très bien, dit-il, sa voix dépourvue de toute émotion.   En Syrie on ne parle pas ouvertement de la politique. Dès la mention de Bachar al-Assad, les visages se ferment. Il est évident que de nombreuses personnes aimeraient voir le régime sauter tandis que d’autres croient en Bachar et son régime car ils l’associent à la sécurité. Mais la Syrie est un pays sans voix.

 

 

Un autobus s’arrête devant le Zenobia dans un nuage de poussière. J’observe les touristes qui se dirigent vers l’entrée de l’hôtel. La tempête s’est un peu calmée et la grande colonnade se détache péniblement à travers la brume ocre. À Palmyre le tourisme est la principale source de revenue. Une source incertaine. Soumis au moindre changement politique de la région. Je ne peux m’empêcher de penser combien de temps encore avant la prochaine crise, la prochaine intifada, une nouvelle guerre, une révolte. Jusqu’à quand cette apparente prospérité pourra-t-elle perdurer ? La Syrie est fragile. Tourmentée dans ses entrailles, exubérante à la surface. Quel avenir pour Palmyre ? Les ruines observent, stoïquement. Elles subissent le passage du temps, l’évanescence des époques. Que peut-il bien leur arriver ? N’ont-elles déjà pas tout vu, tout vécu ?

 

Septembre 2015. En relisant ces dernières lignes, je réalise que des menaces bien plus graves planent sur Palmyre. Aujourd’hui, aux mains de l’État islamique, face aux cruautés inhumaines infligées à la population et à la destruction de monuments irremplaçables, la cité affronte certainement la plus difficile de ses épreuves…

 

Avril 2017. Enfin libérée de l’État islamique, la cité de Palmyre songe à la reconstruction de ces monuments. Les temples, l’arc de triomphe, le tétrapyle et plusieurs tombeaux ne sont plus que ruines. La population est  meurtrie, terrorisée. L’avenir s’annonce incertain.

 

© Texte & photos (sauf image d’archives) : Annette Rossi.

Image d’en tête : Quartiers nord de Palmyre.

 

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