« Je suis Darius, le grand roi, le roi des rois, le roi en Perse, le roi des pays, le fils d’Hystaspes, l’Achéménide… », déclare le nouveau roi le 29 septembre 522 avant Jésus-Christ. Il choisit un site dans la plaine de Merv Dacht au pied du Kûh-i Rahmat, « mont de la Miséricorde », pour y construire une capitale religieuse et cérémoniale exaltant la grandeur des rois perses et dont la magnificence dépasse de loin celle des autres capitales de l’empire. Le cœur essentiel de l’histoire iranienne se situe ici, à 1100 mètres d’altitude dans la province de Fars au sud-ouest du pays, près de la ville poétique de Chiraz. Parsa, « ville des Perses », en grec Persépolis, est la terre des Perses et source du nom donné par les Grecs de l’Antiquité au pays entier. Un pays offert au roi Darius par le grand dieu Ahura Mazda. L’âme achéménide, l’âme même de Darius le Grand et de ses Immortels hante toujours et éternellement Parsa…
Allégeance au roi des rois, Persépolis, Iran, novembre 2000.
Il fait encore nuit quand nous quittons Chiraz pour nous rendre à Persépolis accompagnés de notre ami Ahmad. Après quarante minutes de route, l’horizon commence à se dessiner, puis l’aube se pointe, hésitante. Au cœur du village qui se situe au pied de la plate-forme sur lequel est bâti la cité antique, le complexe achéménide apparaît dans toute sa splendeur, vaporeux dans la lumière du petit matin. Quelques colonnes s’élancent vers le ciel sur un arrière-plan de collines embrumées. Il est sept heures. Le froid est mordant. Persépolis sommeille.
Une immense pancarte avec les portraits des mollahs « régnants » trône au centre du parking désert nous rappelant que la monarchie en Iran n’est qu’une lointaine réminiscence et sévèrement condamnée. Étonnant rappel dans ce lieu, poignant témoignage de la royauté perse à son apogée. Après la révolution iranienne, le site faillit être détruit par l’ayatollah Sadeq Khalkhari et ses partisans qui tentent de raser la cité royale de Persépolis avec des bulldozers. Leur l’intention est l’éradication de toute référence culturelle à la période préislamique et particulièrement à la monarchie. Pour ce projet Khalkhari reçoit la bénédiction de l’ayatollah Khomeiny, leader de la révolution, qui décrit la monarchie comme « une honteuse et déplorable manifestation réactionnaire ». L’intervention de Nosratollah Amini, gouverneur de la province du Fars et la forte mobilisation des habitants de Chiraz s’interposant devant les engins sauvent le site de la destruction.
Aujourd’hui, comme à l’origine, l’unique point d’accès à l’immense terrasse artificielle de quatre cent cinquante mètres sur trois cent est le double escalier monumental de deux volées au nord de la façade ouest. Construit avec des blocs de pierre mesurant jusqu’à sept mètres de longueur, il est assez large pour être franchi par des cavaliers. Nous gravissons les marches, lentement, une à une, retardant le moment de déboucher sur l’esplanade quatorze mètres plus haut. Puis nous y sommes. La capitale cérémoniale de Darius, le centre de son royaume, la Perse achéménide.
Le roi dit : « En cet emplacement où cette forteresse-ci a été construite, là ou auparavant aucune forteresse n’avait été construite. Par la grâce d’Ahura Mazda, cette forteresse-ci, moi je l’ai construite ainsi qu’en était le dessein d’Ahura Mazda, et tous les dieux avec lui. Et je l’ai construite, parachevée et rendue belle et résistante, ainsi que cela m’avait été prescrit ».
Le 19 septembre 522 avant Jésus-Christ, Darius est couronné roi des Perses. Immédiatement, il entreprend de grands travaux. Sans délaisser pour autant Suse et Pasargades, il décide de fonder une nouvelle capitale reflétant la grandeur de l’empire. Le site qu’il choisît se niche au cœur du pays perse dans la plaine de Merv Dacht, adossé au mont Kûh-i Rahmat. Trois cent mille mètres cube de pierres gris foncé sont polies et apportées. Pour la construction des toits on fait venir du bois de cèdre du Liban et du teck de Gandhara permettant de prévoir des distances plus grandes entre les supports. L’art imposé par Darius est une création originale avec des éléments d’architecture et de décoration empruntés aux différentes civilisations réunies par les Achéménides. Des milliers de travailleurs venus de tout l’empire sont rassemblés sur les chantiers royaux pour accomplir une œuvre commune. Le roi engage des architectes lydiens et ioniens qui influencent la forme des colonnes. Le départ des chapiteaux et les gorges des corniches surplombant les portes sont de style égyptien. La formule palatine associant deux palais, l’un pour l’audience publique et l’autre pour l’audience privée, vient de la Mésopotamie, tout comme les motifs de palmettes, de rosaces fleuries et les merlons crénelés. Les taureaux ailés à visage humain sont de style assyrien. La fabrication des briques modelées et cuites au soleil est assurée par des Babyloniens. Les inscriptions, reliefs et palais, glorifiant l’immensité de la domination territoriale du grand roi, sont d’une somptuosité rarement égalée.
Monument de la génialité de Darius le Grand et sa politique impérialiste, le rôle principal du complexe palatial de Persépolis est la célébration des cérémonies solennelles du nouvel an : Norouz, le 21 mars. Pour cette occasion des délégations de tous les pays faisant partie de l’Empire perse s’y rendent pour confirmer leur vassalité, verser tribut, et offrir présents au souverain. Cependant, la capitale joue un rôle administratif et politique central pour le gouvernement de l’empire comme en témoignent de nombreuses archives. Les héritiers de Darius ont perpétué la tradition et n’ont jamais cessé d’agrandir et d’embellir la ville sans qu’elle ne soit jamais terminée. En 330 avant Jésus-Christ, Alexandre le Grand s’empare de Persépolis. Le feu qui détruisit la ville a fait l’objet de nombreuses controverses : s’agit-il d’un accident ou d’une vengeance pour la destruction de l’Acropole d’Athènes par les Perses en 480 avant Jésus-Christ ? Après la chute de l’Empire achéménide, Persépolis sombre dans l’oubli.
« Ahura Mazda est le grand dieu, qui a créé cette terre ici, qui a créé ce ciel là-bas, qui a créé l’homme, qui a créé le bonheur pour l’homme, qui a fait Xerxès roi, unique roi de nombreux, unique souverain de nombreux. Je suis Xerxès, le grand roi, le roi des rois, le roi des peuples aux nombreuses origines, le roi de cette terre grande au loin, le fils du roi Darius l’Achéménide. Grâce à Ahura Mazda, j’ai fait ce portique de tous les peuples ». Cette inscription est gravée sur la façade ouest de la porte de Toutes les Nations dans les trois langues de l’empire ; vieux-persan, babylonien et élamite. L’entrée est gardée par deux taureaux massifs. À l’opposée, l’entrée est, celle ouverte sur l’Allée des processions, est flanquée d’une paire de taureaux androcéphales ailés.
Nous pénétrons dans le hall central. Quatre colonnes symbolisant des palmiers supportaient jadis le toit. Je m’assieds sur l’un des bancs de marbre qui longent les murs. Un silence apaisant règne sur le site, seuls les clochetons d’un troupeau de moutons résonnent dans l’air pur. Je respire profondément. Depuis longtemps mon rêve était de venir ici, découvrir la capitale de Darius. Contempler l’art unique des achéménides, synthèse des grands courants artistiques de l’époque. J’avais envie de ressentir l’atmosphère de ce lieu empreint d’histoire. Envie de voir ce que voyait le souverain depuis la terrasse de son palais. Envie de marcher là où le grand roi a foulé le sol. Là, où ses Immortels veillaient sur lui.
Les Immortels, également appelés Mélophores, littéralement « les porteurs de pommes », regroupent dix mille lanciers. Ce corps d’élite constitue la garde rapprochée du roi des rois de Perse. Leur nom vient de la pomme ou de la grenade qui orne la hampe de leur lance. Mille hommes portent une pomme d’or, les neuf mille autres, une pomme d’argent. Immortels car si l’un d’entre eux venait à mourir, il était immédiatement remplacé. Hérodote écrit à leur sujet : « Ils s’agit des meilleurs soldats de l’armée perse. Ils sont dix-mille, jamais plus, jamais moins ». Il note également que les Immortels « surpassent toutes les autres troupes par leur magnificence » et qu’ils « brillent par la multitude des ornements en or dont ils sont décorés ». Quinte-Curce remarque que « c’était eux surtout qu’un luxe d’une opulence inouïe rendaient plus imposants ; à eux les colliers d’or, à eux les robes brochées d’or, et les tuniques à manche, ornées aussi de gemmes ». Alexandre le Grand, après sa conquête de la Perse, rattache les Mélophores à son service.
Nous traversons un espace à ciel ouvert vers l’Apadana, accessible par deux escaliers monumentaux entièrement décorés de bas-reliefs. Identiques, celui du nord est moins bien préservé que celui de l’est, longtemps resté enseveli sous des couches de cendres et de terre. Nous découvrons de longues frises d’une finesse incroyable. Le panneau de droite montre la garde perse, les chars royaux et les dignitaires mèdes et perses. Celui de gauche représente la procession de vingt-trois délégations des peuples de l’Empire : Mèdes, Elamites accompagnés de lions, Parthes offrants des chameaux et des peaux, Arachosiens d’Afghanistan, Egyptiens, Bactriens, Sagartiens, Arméniens, Babyloniens emmenant un taureau, Ciliciens avec des béliers, Scythes et Sogdiens d’Asie Centrale, Assyriens apportant de magnifiques vases, Cappadociens, Lydiens, Ioniens, Bactriens, Indiens, Ethiopiens, Somaliens avec une antilope, Gandhariens, Arabes, Thraces… Nous sommes impressionnés par la beauté des sculptures, la précision des détails et l’état de conservation de ce témoignage de la prestigieuse cérémonie de la présentation des tributs au roi des rois.
Édifié sur un immense podium, dominant le site, l’Apadana est une des structures les plus impressionnantes de Persépolis. C’est dans cette grande salle d’audience, typique de l’architecture achéménide, que Darius recevait ses vassaux. Le toit de la vaste salle carrée de soixante-quinze mètres de côté était supporté par soixante-douze colonnes hautes de vingt mètres. Uniques en leur genre, elles comportent une base campaniforme, un fut cannelé et un chapiteau comprenant de bas en haut un élément palmiforme, un élément à doubles volutes et des protomés de taureaux, de griffons, ou de lions adossés qui soutenaient des poutres en chêne, en ébène et en cèdre du Liban. Seules treize de ces magnifiques colonnes demeurent en place. Les murs étaient ornés de tentures brodées d’or, carrelés de céramiques et décorés de peintures représentant des lions, des taureaux, des fleurs et des plantes. Les portes de bois et les poutres portaient également des plaques d’or, des inclusions d’ivoire et de métaux précieux. Aujourd’hui, l’immensité vide de l’esplanade se perd dans la lumière des premiers rayons de soleil qui caressent les pierres antiques. Bases, blocs éparpillés, quelques colonnes élancées, éléments sculptés. Les couleurs sont tendres, les nuances multiples, les teintes indéfinies. Le calcaire gris clair tirant sur le rose pâle et jaune vanille rayonne de la douceur et de la délicatesse.
Rares sont les vestiges des palais de l’Antiquité et les ruines du « Tatchara », le palais de Darius, sont d’autant plus précieuses. Bâti sur un plan carré, le palais est composé d’une salle centrale hypostyle entourée de portiques comportant des chambres dont seuls les imposants encadrements des portes sont restés debout. La bâtisse étant de dimension modeste, elles forment une forêt dense et lourde. Chaque porte est ornée de bas-reliefs : le roi combattant un lion, une chimère et un taureau, ou bien suivi de serviteurs portant des parasols, des flacons et des encensoirs. La porte qui mène à la salle de bains, coupée au centre par un canal d’eau, est décorée d’un jeune eunuque sans barbe apportant serviette et flacon.
J’erre dans le dédale de colonnes et de fragments de murs, admirant une stèle gravée de caractères cunéiformes, les bas-reliefs et la surface polie des pierres valant au palais l’appellation « salle des miroirs ». De par l’impression compacte que donnent les vestiges, une certaine intimité règne dans les lieux.
Nous visitons le petit musée, qui occupe ce que l’on appelle à tort le harem, puis Ahmad décide que c’est l’heure de la pause. Le châikhâneh sert du café lyophilisé dans des gobelets en carton et nous le dégustons dans le jardin, installés sur des bases de colonnes antiques. Nous sommes étonnés du peu de visiteurs. Nous n’avons croisé aucun étranger, seuls quelques Iraniens flânent parmi les vestiges. Ahmad, conscient du potentiel de son pays, espère que le tourisme prendra de l’essor. Après la révolution iranienne et huit années de guerre contre l’Iraq, pendant laquelle il a combattu en tant que pilote de F-14 Tomcat, il envisage son avenir comme guide de voyage. À l’aube des années 2000, l’Iran semble prêt à vouloir se défaire de l’image négative dont elle souffre et quoi de mieux que le tourisme pour vanter la beauté des paysages, la magnificence des villes, la richesse des monuments et la gentillesse et l’hospitalité de la population. Pour nous, voyager dans de telles conditions, avec l’impression d’être les seuls étrangers dans le pays, est une aubaine.
Un chemin poussiéreux conduit aux tombeaux rupestres des successeurs de Darius, creusés dans les parois rocheuses du Kûh-i Rahmat. Sur leur façade en croix, Ahura Mazda, dieu ailé, veille. Depuis les hauteurs, la vue sur le site est grandiose. Au loin, la plaine se perd dans un horizon diffus. Au pied de la falaise, l’ancienne capitale des Perses brave les siècles. Étrangement, aucune source étrangère contemporaine ne mentionne la capitale des Perses. Elle fut totalement ignorée des Grecs jusqu’à la conquête d’Alexandre le Grand en 331 avant Jésus-Christ et elle est désormais connue sous son nom grec, Persépolis, « ville des Perses ». Mon regard parcourt les vestiges éparpillés sur l’immense terrasse. La symétrie des lieux, vue d’ici, est saisissante. Au milieu de lignes et d’angles droits, rangées ordonnées, escaliers et portes, le chaos. Innombrables bases de colonnes, chapiteaux sculptés de bustes de griffon et de taureaux, fragments d’architraves, colonnes cannelées. J’aperçois quelques familles iraniennes, les femmes des silhouettes noires au milieu des pierres couleur pastel éclairées par le soleil pâle de l’hiver…
Au pied de la montagne s’étendent les ruines d’un complexe couvrant plus de mille mètres carrés ; le trésor ! Selon Plutarque, il fallut dix mille mulets et cinq mille chameaux à Alexandre le Grand pour emporter son contenu ! Un bas-relief qui se trouvait à l’origine sur l’Apadana représente une scène émouvante et profondément achéménide. Debout, le buste incliné, un haut dignitaire, chef des Immortels, celui qui commande la garde rapprochée du souverain, rend hommage au grand roi selon le rite de la proskynèse ; en s’inclinant, il lance de la main un baiser en direction de Darius, assis sur son trône. Le fils héritier du roi se tient debout derrière lui. Les deux personnages royaux portent la couronne et la barbe bouclée aux angles carrés, signe de royauté. Derrière eux se tiennent trois serviteurs. Les détails sont magnifiques : la fleur que tient Darius, les deux encensoirs, les boucles des barbes et des chevelures, l’ensemble souligné par la pierre noire et brillante.
Cela fait des heures que nous parcourons les vestiges de la capitale achéménide et Ahmad nous rappelle qu’il est temps d’aller déjeuner. Je remonte la voie de procession avec résignation. Mon regard accroche une colonne, un relief, un chapiteau déchu. Je traverse la porte de Toutes les Nations avec une lenteur exaspérante. Mes pas sont lourds sur les marches de l’escalier. Je monte dans la voiture à contrecœur. « We will come back later, nous reviendrons plus tard », me rassure Ahmad. Petite consolation : le petit restaurant où nous déjeunons s’appelle « Persépolis » et le khoresht, ragout servi avec du riz blanc, est délicieux.
Naqsh-i Rostam, la nécropole achéménide, se situe à quelques kilomètres au nord de Persépolis. Un immense troupeau de chèvres traverse le chemin, leurs cloches tintinnabulent gaiement. L’image millénaire rappelle qu’ici la vie n’a pas fondamentalement changé depuis l’apogée de l’Empire perse. Nous levons le regard vers les tombeaux de Darius le Grand et trois de ses successeurs : Xerxès (485-465), Artaxerxès (465-425), et Darius II (425-405). Les quatre tombes sont taillées à flanc d’une falaise verticale du mont Kuh-i Hossein, à l’entrée de la vallée du fleuve Pulvar. Selon un modèle établi par Darius, les tombeaux présentent une façade en forme de croix grecque, percée au centre d’une ouverture décorée de colonnes à chapiteaux, tandis que la partie supérieure est ornée de panneaux en bas-reliefs. Seule celle de Darius le Grand porte une inscription trilingue, en vieux perse, en élamite et en babylonien.
Sur l’esplanade devant la falaise trône le Kaabah Zardusht, le cube de Zoroastre, tour carrée qui faisait partie d’un ensemble religieux achéménide plus vaste en brique crue, aujourd’hui disparu.
Direction Pasargades. À mille neuf cent mètres d’altitude, la route traverse un plateau steppique, puis s’enfonce dans une étroite vallée où s’écoule la rivière Polar. Une chaîne d’oasis se blottit contre la montagne. La vallée s’élargit pour déboucher dans une plaine poussiéreuse et après avoir traversé quelques villages, nous pénétrons dans une gorge très étroite à l’aspect sauvage. À la sortie du défilé s’ouvre la plaine de Pasargades. Nous quittons la route et nous nous engageons sur une piste bordée d’un bosquet de peupliers aux feuilles dorées d’automne.
L’émouvant petit mausolée de Cyrus, le roi des rois, l’Achéménide, trône isolé au milieu des champs. Le tombeau sobre en calcaire blanc n’a rien de grandiose, mais hissé sur son socle pyramidal, dominant les environs, il impose le respect. Six gradins de pierres mènent à la chambre funéraire couverte d’un toit massif à double pente. Des vestiges de colonnes sont éparpillés tout autour du mausolée. Alexandre le Grand, après la conquête de Persépolis, visita la tombe de Cyrus. L’intérieur du monument était meublé d’un lit en or, d’une table dressée avec des verres et des boissons et d’un cercueil en or. La chambre comportait aussi de nombreux ornements sertis de pierres précieuses. Une inscription rappelait : « Passant, je suis Cyrus le Grand, j’ai donné aux Perses un empire et j’ai régné sur l’Asie alors ne jalouse pas ma tombe ». Au retour d’Alexandre de sa campagne des Indes, il trouva le tombeau profané. Il fait alors exécuter les coupables et restaure le mausolée.
Pasargades fut la première capitale de l’Empire achéménide, fondée par Cyrus sur le lieu même de sa victoire sur les Mèdes, en 550 avant notre ère. Pasargades est la déformation de Pâthragâda signifiant « camp des Perses ». Lors des troubles suivant la mort de Cambyse, le fils héritier de Cyrus, un membre de la grande famille achéménide est nommé roi par un conseil de nobles : Darius. Darius, désireux de créer sa propre capitale, abandonne Pasargades pour établir une nouvelle ville dans la province du Fars, berceau des Achéménides ; Persépolis. Aujourd’hui, Pasargades est réduit à quelques vestiges éparpillés sur une plaine cernée de montagnes aux pentes arides et inhospitalières, L’herbe a brûlé sous le soleil impitoyable de l’été passé mais les couleurs sont chaudes et en contraste avec le ciel bleu. Le palais de Cyrus est composé de plusieurs pavillons isolés englobés à l’intérieur d’une immense enceinte dont peu de choses subsistent. Je m’assieds sur un bloc de calcaire blanc à proximité d’une colonne élégante ayant appartenu à la salle d’audience. Une brise fraiche fait onduler les graminées. L’atmosphère est sereine, reposante. Si différente du site de Persépolis qui dégage tellement de puissance, tellement d’énergie. Pourtant, c’est là où j’ai envie de retourner.
Il est trois heures lorsque nous gravissons de nouveau les cent onze marches pour accéder à la terrasse du complexe palatial. Nous suivons la voie de procession et pénétrons dans la Salle des Cent Colonnes où ne subsistent que les bases des colonnes, singulière vision.
Le soleil décroissant capte la tête d’un taureau, le cou entouré d’un collier orné de marguerites et d’une fleur de lotus. Le museau est parfaitement lisse, des boucles tombent sur le front en symétrie, les cornes manquent. La lumière décline.
Nous trainons, nous n’arrivons pas à nous résoudre à quitter Persépolis, de nous déchirer de cette atmosphère singulière. Le ciel se teint d’orange, de rose, de rouge. Les pierres deviennent violette, vermillon, pourpre. Un dernier rayon de l’astre perce les colonnes cannelées. Les ombres s’allongent, puis disparaissent. Le crépuscule s’installe. Puis, brisant le romantisme de l’instant, une voix amplifiée par des haut-parleurs somme les derniers visiteurs de quitter les lieux. Nous retrouvons Ahmad dans la voiture en train de lire le journal. Il pousse un soupir de soulagement quand il nous voit arriver enfin. Le front plissé il nous toise par-dessus ses lunettes. « Ah, quand même, j’ai cru que vous alliez dormir ici », sourit-il.
Le lendemain, nous sommes de retour ! Il nous est impossible aussi près de Persépolis de ne pas nous rendre une dernière fois dans la capitale achéménide avant de quitter la province de Fars. Il fait toujours aussi beau, le ciel est intensément bleu. Nous gravissons les marches avec la même excitation que la veille. Mais aujourd’hui nous sommes plus détendus. Nous ne sommes pas poussés par cette urgence de vouloir, devoir, tout découvrir, tout parcourir, peur de manquer de temps, de rater un détail. Aujourd’hui, nous nous permettons de nous laisser guider par ce qui attire notre regard.
Nous découvrons les crapaudines des portes de l’Apadana d’un diamètre d’environ quatre-vingts centimètres. Nous admirons un chapiteau au double protomé de lion. Je caresse un fut de colonne. Nous nous attardons dans le « Tatchara ». Traversons le palais de Xerxès. Nous tentons d’imaginer à quoi ressemblait le Trésor. Quelles richesses y furent accumulées. Je compte les bases de colonnes dans la Salle des Cent Colonnes. Nous nous arrêtons boire un café et le propriétaire du châikhâneh est ravi de constater que nous étions déjà ici la veille.
Le Tripylon tire son nom de ses trois entrées. Le hall d’audience de Xerxès est situé au centre de Persépolis. Devant les reliefs qui ornent l’intérieur des escaliers j’ai une pensée pour Arthur Upham Pope (1881-1969). L’archéologue américain et historien de l’art iranien cite : « La splendeur de Persépolis n’est pas la contrepartie accidentelle de la monumentalité et du faste, c’est le produit de la beauté reconnue comme valeur suprême ». Je contemple les somptueuses sculptures des nobles, représentants des Mèdes et des Perses qui se tiennent fraternellement par la main. Les Mèdes sont vêtus de la tenue courte de cavaliers et coiffés du bonnet arrondi des montagnards, les Perses de leur robe d’apparat, certains portent une fleur. Traits sereins de sagesse, chevelures et barbes bouclées, robes et accessoires, tout est d’une finesse infinie. Magnifique.
Sur l’Apadana, nous rencontrons un groupe de filles couvertes de chadors noirs. Belles, traits réguliers, teint clair, yeux en amande souligné d’un trait de khôl, lèvres généreuses, mèches de cheveux qui s’échappent avec une nonchalante élégance du foulard, elles sont avides de contact avec des étrangers. Toutes parlent parfaitement l’anglais, certaines le français. Elles sont étudiantes en architecture, littérature, art. « Qu’est-ce que vous pensez de l’Iran ? » Et des Iraniens ? Quel est votre avis de l’Amérique ? » Quelle est l’opinion de l’Occident sur l’Iran ? Et, en s’adressant à Philippe : « Comment trouvez-vous les filles iraniennes ? » Rires. Philippe répond, le plus sérieusement du monde : « Belles, très belles ». Elles réagissent, remontées : « Mais ce foulard ! » Nous parcourons le site ensemble. La conversation dérive vers la situation politique de leur pays qui, comme il y a deux mille cinq cent ans, n’accorde pas une place éminente aux femmes ; dans l’art achéménide, les présentations féminines étaient interdites ! Après des adieux chaleureux, elles traversent la vaste esplanade de l’Apadana, ombres éthérées qui s’évaporent.
Le soleil baisse. Les bruits s’estompent. La brume s’élève au loin. L’Apadana est l’endroit où la sensation d’être à Persépolis se ressent le plus profondément. Le vide de l’endroit renforce l’impression d’immensité. Les colonnes, certaines robustes, d’autres fines, dégagent une étonnante osmose entre puissance et fragilité. Je m’installe sur une marche d’escalier. Mon regard embrasse les ruines. Il reste si peu, pourtant assez pour comprendre la beauté de la ville cérémoniale à son apogée. Si différente des cités grecques ou les temples égyptiens, Persépolis, synergie de traditions culturelles des peuples anciens du Moyen-Orient, est de conception typiquement persane. Restée longtemps ignorée, cachée des regards étrangers, oubliée et délaissée, Parsa montre une unité qui caractérise l’art achéménide. Plans carrés, colonnes rigoureusement arrangées, volées de marches imposantes, reliefs et ornementation d’une exquise délicatesse. Plus sobre que les reliefs d’Égypte, plus austère que la statuaire grecque, plus pure que le style assyrien. Somptuosité sans prétention.
Une petite brise vient balayer l’esplanade. Un nuage se glisse devant le soleil sur le point de sombrer derrière les montagnes. Les ombres disparaissent. Il est temps de partir. Temps de rendre la ville aux fantômes du passé. Aux âmes errantes de Darius le Grand et de ses Immortels…
© Texte & photos : Annette Rossi.
Image d’en tête : Bas-relief, détail de la scène du trône de Darius Ier.