Les montagnes sont recouvertes de neige. Il fait froid et le soleil ne réchauffe guère. La lumière est limpide. La vallée de la Bekaa exhale une sensation d’attente. L’attente du crépuscule car chaque nuit est une fête, c’est le ramadan. À la tombée de la nuit, les familles se retrouvent pour déguster une grande variété de plats et de gâteaux dans une atmosphère festive. Pendant une lune le travail passe au deuxième plan et ceux qui peuvent se le permettre paressent dans les rues. Heureusement, les journées sont courtes en cette période de l’année. Noël approche et en passant dans les villages, des sapins décorés trahissent une émouvante présence chrétienne. Dans ce lieu où la paix entre religions est encore fragile, la coïncidence de ces deux fêtes de la plus haute importance peut être considérée comme symbolique.
L’essence divine de l’âme, Baalbek III, Liban, décembre 2000.
Voyageant en Syrie, nous n’avons pas résisté à la tentation de nous rendre quelques jours à Baalbek. Un coup de téléphone à l’hôtel Palmyra pour prévenir de notre arrivée et nous voilà dans un taxi loué à Homs. La trouée de Homs est le passage obligé depuis la plus Haute Antiquité entre le mont Liban et l’Anti-Liban permettant de relier la vallée de l’Oronte et la Bekaa. Les contrôles frontaliers se sont bien passés : pourboire pour les Syriens, une attitude polie et accueillante de la part des Libanais. Lorsqu’au loin nous apercevons les colonnes du temple de Jupiter, nous savons que nous sommes arrivés.
Le taxi s’arrête devant l’hôtel Palmyra et avant d’être sortis de la voiture, Ahmad, Ali et Mohammed sont déjà à notre rencontre. S’ensuivent embrassades et accolades entre les hommes et saluts de la tête, main sur le cœur, à mon égard, accompagnés de « bienvenue » et « welcome ». C’est bon de se sentir attendu, surtout si loin de la maison. Nicolas nous accueille dans son bureau, la clé de notre chambre, la numéro vingt, à la main. Nous gravissons l’escalier. Il émet des craquements sinistres. Le salon d’étage a toujours ses tapis, ses meubles, sa vue sur les temples. Ali vient de passer la serpillière et ça sent bon. Dans notre chambre est installé un poêle à pétrole qui se bat frénétiquement pour donner un peu de chaleur. Son tuyau, fixé par des fils de fer, traverse la pièce. Le thé accompagné de biscuits et de yaourt, la spécialité de la maison, arrive immédiatement. Le déjeuner c’est quand nous voulons ! Nous sommes heureux : rien n’a changé ! Comme d’habitude Ahmad nous attend à l’entrée du restaurant. Il a une surprise pour nous : un magnifique sapin, immense ; à la mesure de Baalbek, couvert de boules et de lumières colorées ! Il fait froid mais un feu crépite dans la cheminée diffusant une chaleur agréable. Le déjeuner est servi. Bonheur !
L’après-midi, nous nous promenons autour des temples et dans les rues de la ville. Le ciel est intensément bleu et l’air glacial. Deux heures plus tard nous rentrons au Palmyra, frigorifiés. Dans le hall, seules quelques ampoules sont allumées. Hélios surveille les allées et venus : rares. Nicolas et Mohammed se réchauffent devant un brasero rempli de charbons ardents et nous invitent à nous joindre à eux. Inoubliable moment en bonne compagnie autour de cette source de chaleur, enveloppé de pénombre et dans ce lieu hors du temps…
Soudain, de loin, portés par la brise du soir, nous percevons des chants. « Ils viennent de l’église maronite célébrant une messe de l’avent », nous explique Nicolas. Lui-même chrétien, il nous invite à y assister. Dans la lumière ambigüe du crépuscule, nous traversons les rues de Baalbek jusqu’à la porte d’une petite église. L’intérieur, sobre et dépouillé, est comble, avec une majorité de jeunes gens. Nous nous glissons sur un banc au fond du sanctuaire. Le prêtre est agenouillé devant l’autel, la « sainte table », et non pas derrière. La tradition veut que l’abside de l’église soit tournée vers l’orient afin que le prêtre qui officie devant l’autel et les fidèles qui prient derrière lui, aient le visage tourné vers l’est, là où se lève le soleil. Ainsi, tous ceux qui sont présents prient ensemble tournés vers le Seigneur, conversi ad Dominum. Ici, dans la petite église maronite de Baalbek, cette tradition antique persiste et c’est un merveilleux témoignage de foi. Dans ce lieu saint, chants et prières résonnent, vibrants et harmonieux. La langue liturgique est le syriaque, un dialecte de l’araméen, langue que parlait le Christ. Je suis profondément émue par la sincérité et la dévotion des fidèles. Touchée par la joie qu’ils expriment. Baignée dans la grande spiritualité dont est chargé lieu, je suis envahie d’une paix intérieure. Jamais, je n’ai ressenti une telle émotion dans les églises en Occident. Assise au fond de mon banc, je croise le regard de Philippe, troublé lui aussi. Quelle belle expérience, quelle chance de pouvoir assister à une messe la « veille » de Noël à Baalbek.
L’Église maronite fait partie des Églises catholiques orientales. Son noyau initial est formé par les disciples d’un ermite du nom de Maron qui vécut dans les montagnes de Syrie aux alentours de l’an 400. Aux origines du christianisme les communautés chrétiennes se sont regroupées territorialement dans cinq « diocèses », grandes régions au sens romain du terme, dits « patriarcats » : de Rome, de Constantinople, d’Antioche, de Jérusalem et d’Alexandrie. Au cours du concile de Chalcédoine, en 451, des disputes théologiques vont faire éclater l’unité de ces patriarcats et faire naître de nombreuses Églises chrétiennes autonomes. L’Église maronite est une des Églises qui résultent de l’éclatement confessionnel du patriarcat d’Antioche. Elle accepte les dogmes du concile de Chalcédoine qui proclament l’unique personne du Christ, de nature à la fois divine et humaine et qui condamnent le monophysisme, du grec « une seule nature », qui stipule que le Christ n’a qu’une seule nature ; divine. Au VIIe siècle, les patriarches chalcédoniens d’Antioche sont condamnés à l’exil suite à la conquête musulmane et c’est ainsi qu’au Liban l’Église maronite s’autonomise. Son premier évêque est Jean Maron, intronisé en 687. Suite au concile œcuménique de Constantinople de 680, l’Église maronite, bien que chalcédonienne, rompt avec Constantinople. Au IXe siècle, chassés de Syrie par les persécutions, les maronites s’installent principalement au Liban. À partir du XIIe siècle, l’Église maronite se trouve en communion avec Rome. Les croisades lui permettent un contact direct avec le siège apostolique et elle devient la première Église catholique orientale. Dans l’émergence de la nation libanaise aux XIXe et XXe siècles, les maronites jouent un rôle essentiel : ils en sont toujours la confession la plus importante et leur patriarche jouit d’un important prestige politico-religieux, même aux yeux des non-chrétiens. Malgré une importante diaspora, l’Église demeure une Église nationale. Ses sources syriaques, et donc sémitiques, et son appartenance au monde arabe, lui attribue une vocation dans le dialogue islamo-chrétien.
Dehors la nuit est tombée. Nicolas, au lieu de se diriger vers l’hôtel, prend le chemin des temples, illuminés de nouveau. En réponse à nos regards interrogateurs il sourit. « Je pensais qu’une visite nocturne des temples vous ferait plaisir », dit-il. Nous pénétrons par la petite porte habituellement utilisée pour la sortie et aussitôt, nous sommes frappés par une vision à couper le souffle. Contre un ciel d’ancre se dresse le temple de Bacchus dans toute sa splendeur, riche et somptueux, baigné dans la lumière dorée des illuminations. La magie opère. Nous gravissons les marches, une à une, lentement. Les colonnes ne semblent pas les mêmes, les dimensions ont l’air plus parfaites. La colonne penchée a pris une allure de résistance. La cella, faiblement éclairée, est livrée à l’aura des dieux. Les colonnes du temple de Jupiter se perdent dans la voûte céleste. Les têtes de lions, en pleine lumière, se distinguent nettement. La Grande cour est majestueuse. Immergé dans le silence, le site est tout simplement envoûtant. Soudain la brise apporte des chants cristallins venant de l’église. Au même instant le muezzin, du haut des minarets, appelle à la fin du jeûne. Divine intervention…
« Ô mon cœur, ne demandes pas où est passé l’amour. Il n’était qu’un château de mirages et s’en est allé. Sers-moi et bois en souvenir de ses ruines. Et racontes-moi tant que mes larmes couleront. Comment cet amour est devenu une légende »… Ces paroles chantées en 1966 lors du célèbre festival de Baalbek par la cantatrice égyptienne Oum Kalthoum s’accordent merveilleusement bien avec Baalbek car la chanson est intitulée Al Atlal, « Les ruines » en dépit du fait qu’il ne s’agisse pas des ruines des temples mais d’un amour perdu. Ce soir, dans cette étrange luminosité, simultanément festive et mélancolique, résonne l’écho des mélopées de celle que l’on surnommait l’« Astre d’Orient ».
Le cousin de Nicolas est le gardien des lieux et en route vers la sortie, nous le croisons. Le thé est prêt. Impossible de refuser et de ne pas prolonger ces instants. Un poêle ronfle à l’intérieur de sa maison située dans l’enceinte même des tempes. Nous buvons le thé accompagné de dattes. Réchauffés, nous prenons le chemin de l’hôtel. Ahmad nous attend avec impatience. Le feu est allumé, le magnifique sapin éclairé, notre table prête et le dîner nous attend. « Like home », « comme à la maison », dit-il avec un sourire désarmant. Ce soir, au menu, une spécialité de ramadan : du riz cuit dans l’agneau. Nous sommes servis comme un roi et une reine. Dans le lit, sous quatre couvertures, dans l’obscurité et le silence, nous nous sentons riches…
Riches d’être ici présents, d’en apprécier la décadence et d’espérer que rien ne changera jamais même s’il faut commander l’eau chaude à l’avance. Riches de pouvoir contempler la beauté des temples tout en sachant que ce ne sont que des ruines. Riches de nouer des rapports avec des gens étonnants, intéressants, débordant de gentillesse et ne souhaiter qu’une chose : les revoir bientôt. Riches d’être émus par un sapin sous la protection d’Hélios même si l’islam est une rude concurrence. Riches de trouver l’essentiel de la vie en ce lieu éloigné et oublié de tous.
Le matin au réveil il fait un froid de canard. Philippe allume le poêle, puis se recouche en attendant que la température dans la chambre remonte un peu. Il n’y a pas d’eau chaude ; dans une heure nous dit-on, alors nous commençons par prendre le petit déjeuner au restaurant près du feu de cheminée. Avant de partir pour les temples, nous montons à la terrasse du troisième étage de l’hôtel. La Bekaa s’étend devant nous. Le ciel est de ce bleu tirant vers le violet que l’on rencontre à haute altitude. Il contraste avec l’éclat doré des temples éclairés par le soleil et les montagnes enneigées. Nous distinguons vaguement la route du col par laquelle nous sommes venus les fois précédentes. Aujourd’hui elle est inaccessible à cause de la neige. J’imagine l’étonnement et l’excitation des Grecs ou des Romains qui, après avoir traversés le mont Liban, découvraient cette vallée étendue à leurs pieds.
La Bekaa : un don des dieux. Grenier à blé de l’antiquité, coincé entre le Mont-Liban et l’Anti-Liban. Cette vallée, posée à mille mètres d’altitude, s’allonge sur cent vingt kilomètres du nord au sud, pour une largeur n’excédant pas une douzaine de kilomètres. L’irrigation est naturelle grâce à l’Oronte et le Litani. Entre les deux chaînes de montagnes arides, la Bekaa se détache comme une oasis dans le désert. La terre est rouge : une terre riche, qui manque tellement dans cette partie du monde. Les céréales et la vigne poussent luxuriantes, tout comme l’opium et le cannabis. De nombreuses sources abondantes y sont dissimulées. Celles de Baalbek ont attiré les Phéniciens pourtant si attachés à leur littoral. Peuple de la mer, armés d’une flotte extraordinaire, ils choisirent Baalbek pour venir adorer le dieu-soleil Baal, la pureté du ciel de la Bekaa contrastant avec l’air chargé d’humidité des côtes. Je comprends l’attirance qu’ont pu avoir les anciens pour la Bekaa…
Ali Al-Husseini nous rejoint. Nous buvons le café dans le hall, près du brasero. Nous discutons longuement. C’est toujours un plaisir de se retrouver. Cet échange de nouvelles est devenu important. Il nous parle du théâtre antique de Baalbek situé sous l’hôtel et qu’en faisant des travaux, il fait parfois des découvertes. Il demande la clé du coffre-fort à Nicolas, l’ouvre cérémonieusement et en sort une bourse remplie de pièces anciennes. Il nous laisse en choisir quelques-unes « pour porter bonheur ».
Les temples dégagent la même force, la même grandeur, la même délicatesse. Pendant des heures interminables, nous nous laissons imprégner de la réminiscence des temps perdus. Simplement interrompus par un passage au Palmyra, un déjeuner, un café. Nous avons l’impression de connaître chaque pierre, chaque colonne, chaque arcade. Ce qui est impossible bien sûr. Comment un jour percer le secret de ces temples ? Comment prétendre connaître réellement Baalbek ?! Néanmoins, tout escalier, tout passage, tout recoin nous est familier. Les vestiges sont à leur place, la tour-autel est un refuge, les portiques une trêve, les marches obligatoires. Les six colonnes du temple de Jupiter s’envolent toujours aussi loin vers le ciel. Le lion est devenu un ami, la colonne s’appuyant contre le mur inévitable, la déambulation du péristyle un plaisir, notre place dans la cella irremplaçable !
Le jour du départ est arrivé. Ahmad nous sert le café dans le hall. Mohammed se chauffe devant le brasero. Nicolas fait sa comptabilité. Ali surveille le ménage. Pour écrire mes cartes postales Hassan me propose de m’installer à son bureau à la réception. Ali Al-Husseini passe et nous offre deux bouteilles de vin. Nous parlons, nous déjeunons. Ahmad nous fait cadeau de café et d’une cafetière. Puis arrive le taxi qui va nous conduire à Damas. Nous allons quitter Baalbek. Et tous sont là, devant le Palmyra, pour nous dire adieu ! Moment fort ! J’en ai le cœur serré et je repense à ce que je viens d’écrire dans le livre d’or qu’Ali nous a demandé de signer encore : « …Une nouvelle fois nous avions rendez-vous avec les dieux, et avec tous ses représentants »…
© Texte & photos : Annette Rossi.
Image : Le temple de Bacchus.