Au nord-ouest du Liban, dans la vallée de la Bekaa, cernées de vignobles, de vergers, de champs de pavots et de cannabis, sommeillent les ruines de Baalbek, cité antique dédiée au dieu du soleil. Ses temples aux dimensions extravagantes, sculptés de manière exquise, subissent depuis deux mille ans le passage du temps et témoignent du caractère profondément divin des lieux. Baalbek, c’est aussi le berceau du Hezbollah, parti chiite radical, étroitement lié à Téhéran. Hezbollah, « Parti de Dieu ». Étrange paradoxe ou insinuation que l’idéologie et la théologie des hommes s’appuient sur l’observation et la chimère du passé ? Autre monument de Baalbek, une demeure au caractère un peu aristocratique dégageant une certaine solitude. Dans ses couloirs, ses salons et ses chambres fanés errent les fantômes de riches et célèbres. Théâtre jadis du chassé-croisé amoureux de Jeanne Moreau, Jean Marais et Jean Cocteau, l’hôtel Palmyra est un monument de nostalgie. C’est là que nous sommes attendus.
L’ivresse des sens, Baalbek II, Liban, juin 1999.
À l’instant même où nous quittions Baalbek voilà neuf mois, nous nous étions promis de revenir. Aujourd’hui c’est chose faite et nous sommes accompagnés par mes parents, Pierre et Wina Schreurs. Mohammed nous attend sur la terrasse et nous accompagne. Ahmad accourt nous accueillir, Ali nous conduit à notre chambre. Au Palmyra, rien n’a changé, chaque objet est à sa place. La douce atmosphère d’une autre ère. Ses hôtes attachants. L’empereur Guillaume II a rejoint l’équipe. À l’entrée du restaurant, une immense affiche encadrée façon « empire », représente l’empereur dans son grand apparat. Il vante une cuvée spéciale Château Musar produite spécialement pour commémorer sa visite à Baalbek il y a cent ans. Ali Al-Husseini nous rejoint. Les retrouvailles sont chaleureuses. Le thé est servi. Hélios, depuis son socle, est rayonnant. Nous sommes de retour à la maison.
Comme nous l’avait promis Ali, cette fois-ci nous nous installons dans l’Annexe où les chambres sont confortables et aménagées avec goût. Nous choisissons celle occupée par Nina Simone l’année précédente lors du festival de Baalbek. Depuis le salon de l’Annexe, la vue porte sur les temples. Les six colonnes du temple de Jupiter s’élèvent toujours fièrement vers le ciel, la colonne penchée du temple de Bacchus est toujours appuyée contre le mur sud. Une arcade s’étend vers l’ouest. À l’horizon, le soleil plonge derrière le mont Liban. Baalbek sombre dans un crépuscule aux allures de fête. Rouge vif et orange intense, puis pourpre et violet. La nuit l’emporte et avec elle les temples car l’illumination a été suspendue. C’est sans équivoque car nous savons qu’ils sont là, quelque part dans le noir, et qu’ils nous attendent.
En gravissant la volée de marches menant au sanctuaire de Jupiter, je retiens mon souffle. Les ruines sont toujours aussi fantastiques que dans mes souvenirs. Pendant des heures nous parcourons le site. Rien, dans le monde antique, n’est comparable à Baalbek. Sa grandeur est inégalée, son élégance incomparable, sa délicatesse prodigieuse. Sa puissance s’impose encore aujourd’hui, pourtant réduite en ruines. Nous avançons lentement, lisant un nom gravé sur une pierre, caressant une colonne, admirant un relief. Je profite pleinement de cette nouvelle exploration des lieux car, connaissant le site, c’est avec un autre œil que je le regarde. Je suis plus détendue, plus sereine. C’est ainsi que je découvre des choses qui m’avaient échappées la fois dernière.
Les immenses colonnes du temple de Jupiter se perdent dans le ciel, inébranlables et fragiles à la fois. De violents tremblements de terre secouent Baalbek et ses temples en 1664, puis en 1750. Robert Wood, archéologue irlandais, séjourne à Baalbek en 1751. Il effectue une étude détaillée et écrit : « Les ruines de Baalbek, comparées aux cités antiques que nous avons visitées en Italie, en Grèce, en Égypte ainsi que dans d’autres pays d’Asie, apparaissent comme les vestiges du plan le plus audacieux jamais exécuté en architecture ». À ce moment-là, neuf colonnes du temple de Jupiter sont encore debout. Un terrible séisme frappe Baalbek en 1759, et lorsque Volney, en 1784, passe à Baalbek, il n’en voit plus que six, celles qui se dressent encore aujourd’hui.
Les magnifiques rampes florales des roses trémières valsent doucement au rythme de la brise. Elles jaillissent des ruines, se découvrent au détour d’une colonne de granite rose, s’imposent devant une volute et s’élancent vers un ciel bleu, tellement bleu. Les hautes tiges aux feuillage vert doux portant une profusion de fleurs rose, pourpre et blanche apportent des nuances douces au milieu de ce monde minéral. D’apparence fragile, le khatmyeh de son nom arabe, sauvage et indomptable, symbolise le renouveau, la fraicheur de Baalbek. Baalbek dont le mystère de son caractère sacré reste entier.
Depuis cette énorme terrasse, le temple de Bacchus, parallèlement au grand temple mais en contrebas, semble presque petit. Mais bien que de taille inférieure à celle du temple de Jupiter, il figure, lui aussi, parmi les plus grands temples du monde romain. Entièrement éclairées par le soleil, les colonnes des péristyles doublent en nombre. Sublime !
Nous descendons les marches de la terrasse pour traverser l’esplanade couverte de blocs sculptés, colonnes et chapiteaux : un immense musée à ciel ouvert. À la base du côté ouest de la terrasse du temple de Jupiter sont intégrées trois énormes pierres de taille, le célèbre Trilithon. Chacune d’elles mesure près de vingt mètres de long, trois mètres et demi de large et plus de quatre mètres de hauteur, et pèse entre huit cent et mille tonnes. Une quatrième pierre, appelée Hayar el-quoblé, « Pierre du Sud », mesurant près de vingt et un mètres et pesant mille deux cent tonnes, incomplètement détachée de sa souche rocheuse, se trouve encore dans la carrière à moins de deux kilomètres du site. Selon Sir Mortimer Wheeler, qui a décrit Baalbek comme « l’un des très grands monuments de l’architecture européenne », il s’agit « des plus grosses pierres taillées du monde ». Comment les Anciens ont-ils pu transporter de telles masses en sachant que les spécialistes ont estimé qu’il aurait fallu quarante mille hommes avec l’aide d’une rampe pour déplacer un seul de ces blocs. Nul doute que la plate-forme mégalithique était déjà en place à l’arrivée des Romains et qu’ils s’en inspirent pour leurs réalisations gigantesques, les plus imposantes de tout le monde romain.
Le magnifique portail du temple de Bacchus est à l’ombre, mais l’encadrement somptueusement sculpté ressort d’autant plus. Un enchevêtrement de représentations de vignes, d’épis de blé, de pavots et de figures mythologiques finement ciselées dans la pierre. La colonne appuyée contre le mur d’enceinte est toujours là et depuis le plafond à caissons Vénus nous jette son regard sensuel. Nous pénétrons à l’intérieur. Une plaque commémore l’autorisation accordée par le sultan ottoman à l’empereur Guillaume II pour l’excavation du temple en 1898. Des graffitis de visiteurs gravés à plus de six mètres du sol indiquent la hauteur de débris qui encombraient le sanctuaire à l’époque. Nous nous dirigeons vers l’adyton et nous asseyons sur la bordure de la cella. La lumière est riche en nuances dorées, chaudes et opulentes. Le sanctuaire de Bacchus, dieu de la vigne, du vin et du délire extatique mérite certainement sa place légitime dans cette vallée où le pavot et la vigne sont des plantes essentielles.
Les effets des produits dérivés du pavot sont connus depuis l’Antiquité. Les sumériens l’appellent hul gil, la fleur de la joie. Les Égyptiens en faisaient usage rituel. Dans l’Odyssée, il apparaît comme produit enivrant. Les Romains reprennent l’héritage médical et rituel du pavot. Le cannabis est considéré comme une plante magique hypocrite associée à la magie en Égypte. La médecine grecque le reconnut comme hallucinogène. L’historien grec Hérodote, en 450 avant Jésus-Christ, décrit une séance de fumigation collective chez les Scythes entraînant l’hilarité des participants. Selon les Romains, « les graines apportent une sensation de chaleur et si consommées en grandes quantités, affectent la tête ».
Au Liban, au début des années cinquante, le prix de vente du haschisch est cinq cent fois plus élevé que celui du blé. Quant à la culture du pavot, elle est introduite au début des années quatre-vingt pendant que la guerre battait son plein. Entre 1975 et 1990, jusqu’à mille tonnes de résine de cannabis et entre trente et cinquante tonnes d’opium sont produites chaque année dans la vallée de la Bekaa rapportant cinq cent millions de dollars par an. Même les plus hauts responsables politiques profitent du développement de ce commerce illégal. Les bénéfices énormes servent principalement à acheter des armes. En 1992, après la fin de la guerre civile, l’État, répondant à des pressions internationales, lance des campagnes d’interdiction de la culture, de la fabrication et de la commercialisation du cannabis et du pavot. Néanmoins, les intérêts en jeu continuent à entraîner des affrontements violents dans un pays surarmé et les médias font régulièrement rapport d’accrochages sérieux dans la vallée de la Bekaa, le montrant sous un angle politique quand il s’agit en fait de problèmes entre trafiquants. Le retour à une situation politique plus stable n’arrange en aucun cas toutes les parties. En 1994, harcelés par les soldats syriens qui occupaient le pays, l’État brule les champs de cannabis et d’opium. Aujourd’hui, profitant des difficultés rencontrées par les forces de sécurité pour contrôler cette région instable de l’est du Liban, les récoltes ont fini par refaire surface et une suppression du trafic ne sera pas possible tant que les intérêts sont si importants et que la crise économique n’est pas terminée. Dans un pays où une grande partie des armes ayant alimenté un conflit terriblement meurtrier provient de ce commerce, il ne faut pas croire aux miracles.
Au cœur du croissant fertile, la Syrie et le Liban connaissent la vigne depuis la plus haute antiquité. L’arbre d’Eden est même identifié comme un cep de vigne. La vigne aurait été sauvée par Noé. Le vin est très apprécié par les Phéniciens, à tel point qu’ils en abreuvent leurs morts. Les ports de Byblos, Tyr et Sidon prospèrent avec le commerce du vin et grâce aux Phéniciens, navigateurs et redoutables commerçants, le vin se répand autour de la Méditerranée. Des inscriptions sur des fresques égyptiennes mentionnent le vin pourpre du mont Liban. Les Grecs et les Romains perpétuent la tradition, suivi par le christianisme et Byzance jusqu’à ce que les interdits coraniques viennent contrarier une activité dynamique au VIIe siècle. Au Moyen Âge, le vin est commercialisé par les marchands vénitiens. Quand la région est absorbée par l’Empire ottoman en 1517, la vinification est interdite sauf à des fins religieuses. Les vignobles sont négligés. Puis, en 1857, les missionnaires jésuites font l’acquisition des terres de Ksara, situées à l’emplacement d’un ancien château franc, ksar, doté d’immenses caves creusées dans le sol, et recommencent à faire du vin. L’entreprise commerciale leur est déconseillée par le concile Vatican II, en conséquence le château est cédé à l’actuelle société propriétaire. En 1930, Gaston Hochar fonde le Château Musar. Entre les deux guerres mondiales le protectorat français au Liban crée une demande sans précédent. Dans les années cinquante naît le Château Kefraya.
Nous accompagnons Ali Al Husseini dans ses vignobles au cœur de la Bekaa. Ses cépages sont constitués principalement de cabernet sauvignon et de merlot. La majeure partie de sa récolte est livrée au Château Musar. Ce « meilleur vin du monde », selon les connaisseurs, a continué sa production malgré les terribles années de guerre. Entouré de vignes, Ali, accroupi, les mains dans cette terre qu’il aime tant, nous raconte l’histoire d’un camion chargé de raisins en route pour le château Musar. Resté bloqué plusieurs jours, les raisins ont commencé à fermenter mais furent livré. Au final, ce fut l’un des meilleurs millésimes des années de guerre. L’année dernière, Ali a réservé une partie de son cru en hommage au centième anniversaire de la visite de l’empereur Guillaume II au Palmyra. Sur sa demande, le Château Musar a produit la « Cuvée impériale de l’hôtel Palmyra Baalbek Wilhelm II » que nous avons eu le privilège de déguster. Mon regard se perd dans l’infini. La vallée de la Bekaa est sublime en cette période de l’année. Les couleurs sont éblouissantes : le vert tendre des vignes, la riche nuance rouge de la terre, l’ocre doré des montagnes, la neige blanche éclatante sur les sommets, le bleu saphir du ciel. Soudain, le système d’arrosage se met en marche et l’eau de la Litani dessine des arcs en ciel. Le paradis !
Chaque matin, avant de partir explorer temples, vignobles ou sites archéologiques, nous demandons à Ahmad quelle heure sera la bonne pour venir déjeuner et chaque fois c’est la même réponse : « quand vous voudrez, comme à la maison ». Et en arrivant, chaque jour, notre table est chargée de nourriture. Cet homme, d’une extrême gentillesse, au regard doux, se distingue par son professionnalisme. Nous discutons beaucoup avec lui. Il nous parle de sa famille et de sa carrière au Palmyra où il travaille depuis trente-cinq ans. Avec humour, il nous raconte anecdotes et histoires parfois indiscrètes de quelques-uns des visiteurs qu’il a eu le privilège de rencontrer. Dans ce lieu intemporel, caché au fond de cette belle vallée, des gens célèbres ont séjournés, chacun avec son histoire, ses exigences. Chacun avec ses rêves…
Étrangement, chaque soir, à l’heure du dîner, nous constatons que nous ne sommes pas les seuls hôtes de la maison. Au restaurant, de l’autre côté de la salle, sont installées deux femmes. Et chaque soir nous nous saluons poliment. Ahmad nous apprend qu’il s’agit de Gertie Bierenbroodspot, artiste peintre néerlandaise, et Judith Weingarten, archéologue et auteur. Elles se sont installées à l’hôtel Palmyra pour deux mois et travaillent sur un livre dédié aux grandes cités antiques : Petra en Jordanie, Palmyre en Syrie, et Baalbek. Parallèlement, Bertie prépare une exposition de ses œuvres dédiées aux temples de Baalbek au Musée national de Beyrouth. Le troisième soir, enfin, nous engageons la conversation. Comme moi Néerlandaise, Bertie nous invite à partager une bouteille de vin gracieusement offerte par l’ambassade des Pays-Bas à Beyrouth. « Quand je suis arrivée ici, je me sentais comme Alice au Pays de merveilles », dit-t-elle. « Tout est tellement grand ». Passionnée par le Moyen-Orient où elle passe une grande partie de son temps, elle trouve son inspiration dans les sanctuaires de l’Antiquité. Bertie avoue avoir été aussi étonnée que nous en nous voyant arriver au restaurant trois soirs de suite. Le rare touriste qui visite Baalbek, en général, ne reste que quelques heures. Et, comme nous, elle ressent la même émotion et le même attachement pour le Palmyra.
Lors de notre visite l’année précédente subsistaient de la mosquée des Omeyades, construite au VIIIe siècle, un minaret carré et quelques colonnades mais un projet de restauration était en cours. Aujourd’hui, les travaux ont bien progressé et un gentil gardien nous fait visiter les lieux, sombres et sereins. Nous déplorons presque la reconstruction car les ruines de la mosquée avec sa triple colonnade envahit par la végétation nous avaient séduit. Cependant, la joie et la fierté des gens que nous croisons sont touchantes. À l’ombre des sanctuaires divins de l’Antiquité, la rénovation de la mosquée montre que le caractère religieux de Baalbek est toujours bien vivant.
Baalbek est le fief du Hezbollah. Durant la guerre qui ravagea le pays, l’organisation de nombre d’opérations terroristes et la détention de plusieurs otages occidentaux eurent lieu ici. À Baalbek, portraits de l’ayatollah Khomeiny, chefs religieux chiites, martyres et banderoles qui rendent hommage au « président élu à vie Hafez el-Assad », sont omniprésents. Cependant, chrétiens et musulmans vivent paisiblement côte à côte. Mais Baalbek porte les stigmates du chaos de la guerre civile. Petite ville de campagne, le tiers de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, l’électricité est coupée six heures par jour, et seuls cinquante pour cent des besoins en eau potable sont couverts. Chômage, illettrisme et corruption sont endémiques. L’État est absent et l’argent de Beyrouth atteint rarement cette partie reculée du pays. De bonnes raisons pour lesquelles le Hezbollah, mis au ban par une grande partie des nations, est populaire bien au-delà de la communauté chiite. Car le Hezbollah assure œuvres sociales, aide médicale, distribution de la nourriture aux pauvres et scolarité ; institutions officielles derrières lesquelles se cache une organisation radicale, pro-iranienne, abondamment armée par la Syrie et l’Iran. Pourtant, en se baladant dans les rues de Baalbek, l’atmosphère est paisible. Les habitants, dont la plupart affichent fièrement leur attache au « Parti de Dieu », sont tous d’une extrême gentillesse, d’une politesse exemplaire et d’une hospitalité chaleureuse.
Impossible de ne pas retourner aux temples et de les revoir dans toute leur splendeur, de ne pas gravir l’escalier monumental de trois travées donnant accès au temple de Jupiter. Impossible de ne pas être impressionné par les six gigantesques colonnes et de ne pas admirer le vestige de la corniche à la tête de lion. Impossible de ne pas vérifier si la colonne penchée s’appuie toujours, de ne pas passer sous le grandiose portail du temple de Bacchus et de ne pas s’asseoir dans la cella dans une aura d’or. Impossible de ne pas songer revenir un jour… Un dernier moment sur la terrasse du Palmyra. Un dernier déjeuner servi par Ahmad. Un dernier café dans le hall. Une chaleureuse poignée de main de Nicolas, Hassan, Ali et Mohammed. Un dernier mot accompagné d’une bouteille de vin de la part d’Ali Al Husseini. Un dernier regard…
© Texte & photos : Annette Rossi.
Image : Roses trémières devant les colonnes du temple de Jupiter.