Dans la plaine alluvionnaire de la rivière Murghab, au sud-est de l’actuel Turkménistan, Merv se rend lentement aux sables noirs du désert du Kara Koum. Le soleil s’abat impitoyablement sur les ruines des forteresses, le vent effrite cruellement les vestiges de murailles. Son nom ancien de Margiana en grec ou Margush en perse résonne l’opulente oasis qu’elle fut, mais c’est sous le nom de Marv-i-Shah-Jahan, « Merv, la reine du monde », qu’elle connaîtra son apogée comme capitale seldjoukide et rayonnante étape de la route de la soie. Merv. Au cœur de la région historique de Khorassan, « pays du soleil levant », la cité fut abandonnée et bannie, puis sortie de l’oubli par l’Unesco qui reconnu son importance historique, et enfin glorifiée par la République de Turkménistan. Attirés depuis longtemps par ce lointain et insolite endroit égaré au cœur des steppes d’Asie centrale, ce torride jour de juin, nous partons à sa découverte.
Triste destin de la reine du monde, Merv, Turkménistan, juin 2005.
Depuis Achkhabad, la route est longue et monotone. Elle longe le canal du Kara Koum qui traverse le pays d’Est en Ouest. Long de mille quatre cent kilomètres et large comme un fleuve, il fut réalisé pour augmenter la production du coton sous le joug soviétique. Nourri par les eaux détournées de l’Amou-Daria, il n’irrigue pourtant que trois pour cent des terres turkmènes, mais il est aussi la principale cause du dessèchement de la mer d’Aral. Vers le Sud, les belles montagnes du Kopet-Dag forment la frontière avec l’Iran. Au Nord s’étend l’immense désert inhospitalier du Kara Koum, « sables noirs ». Le long de la route une bise chaude fait onduler l’herbe brûlée par le soleil. D’anciennes cités dont ne subsistent plus que remparts écroulés et morceaux de murs délabrés envahis par la végétation, s’enchaînent à intervalles réguliers, le sol jonché de céramiques peintes.
Chick, notre chauffeur, s’arrête à une station service où il fait le plein pour six mille manats, un euro ! Au Turkménistan, l’un des pays des plus riches au monde en hydrocarbures, l’électricité, le gaz et l’eau sont gratuits, l’essence a un coût dérisoire. Nous achetons une bouteille de Coca-Cola tiède, un paquet de biscuits, et quelques Mars que nous partageons en guise de déjeuner. Il fait très chaud et même si notre Toyota Landcruiser 4X4 V6 possède l’air conditionné, Chick préfère ouvrir toutes les fenêtres et faire entrer la poussière du désert. La nouvelle réglementation interdit tout séjour en Turkménistan sans un guide, mais après avoir passé la veille en compagnie d’une gentille dame qui n’a cessé de louer le président Saparmourat Niazov, Turkmenbachi, « père des Turkmènes », en termes les plus glorieux, nous avons réussi à convaincre l’agence que Chick fera très bien l’affaire, même s’il ne parle pas de langues étrangères et nous ne parlons ni le Turkmène, ni le Russe. Cependant, le fait que Philippe maitrise le turc, langue appartenant à la même famille que le turkmène, nous donne un certain avantage. Le plus importance c’est d’être sur la même longueur d’ondes ! Avec Chick, ce sera le cas. Après cinq heures de route, ayant parcouru trois cent soixante-dix kilomètres, nous arrivons à Mary. En 1884, les Russes annexèrent Merv, mais refusant de s’établir avec les Turkmènes, ils fondèrent une nouvelle ville. Elle s’appelait toujours Merv avant d’être baptisée Mary en 1937.
Lorsqu’en 1886, Edgar Boulangier, ingénieur français au Ministère des Travaux publiques, se plaint de sa chambre infestée d’insectes, on lui répond de s’estimer heureux car la semaine précédant une plaie de scorpions s’était abattue sur la ville. Plus d’un siècle plus tard, le seul guide touristique traitant la ville déconseille le vieil hôtel Intourist. Reste l’hôtel où l’on choisi entre la chambre avec la porte à clef, celle avec la chasse d’eau en état de marche ou encore la chambre qui possède une fenêtre qui ferme. Alors grande est notre surprise lorsque Chick s’arrête devant un bâtiment flamboyant neuf. L’hôtel Margush est le tout récent hôtel de Mary, tout confort ! Nos voix comme nos pas résonnent dans l’immense hall d’entrée dallée de marbre blanc. Le jeune employé de la réception nous sourit dévoilant toutes ces dents en or, signe de prestige dans cette partie du monde, et nous tend cérémonieusement la clef de notre chambre. Avec compassion, il nous fait savoir que nous sommes les seuls clients de l’hôtel et les seuls étrangers dans la ville ! Nous sommes probablement aussi les uniques touristes dans le pays…
Le site archéologique de Merv se trouve à trente-deux kilomètres vers le nord-est et il s’étend sur plus de cent kilomètres carrés. Elle héberge depuis l’époque du bronze, entre 3000 et 2000 avant Jésus-Christ, toute une série de centres urbains qui se sont succédés durant le cours de l’histoire. Les plus anciens, dont Gonur Tepe, étaient situés au nord de l’oasis, dans le delta du Murghab. Ce grand fleuve prend sa source au centre de l’Afghanistan, puis, après huit cent cinquante kilomètres, se perd dans les sables du désert du Kara Koum. Dans les mythologies indiennes et iraniennes, elle fut connue comme le berceau des familles aryennes. Elle est également nommée dans l’Avesta du prophète perse Zoroastre. Un système d’irrigation ingénieux permettait le déplacement des cités vers le Sud où s’est épanoui ville antique de Margiane. Habitée sans interruption depuis le VIe siècle avant Jésus-Christ, le site ne fut définitivement abandonné qu’au XIXe siècle.
Aujourd’hui, Merv est réduit à un énorme terrain vague, lointaine réminiscence de la « reine du monde ». Murailles effritées, quelques citadelles en ruine, de vagues contours de murs, vestiges coniques d’une sordoba, maison de glace destinée à stocker de la neige, et, visible de loin, le gigantesque mausolée du sultan Sanjar, au cœur de la ville entourée des remparts effondrés de Sultan Kala. Nous pénétrons le Parc national historique et culturel de l’Ancienne Merv en passant entre les murailles d’Erk Kala et Sultan Kala que les siècles et les éléments ont sculpté en formes douces et affaissées comme un château de sable après la première vague.
Au VIe siècle avant Jésus-Christ, le centre historique urbain se développa à l’est de l’oasis, lieu de prédilection pour tirer avantage des routes vers l’Orient. Ark Kala, le plus ancien centre historique de Merv, fut fondée par le roi achéménide Cyrus le Grand et devint un centre administratif et commercial florissant de l’Empire achéménide entre 519 et 331 avant Jésus-Christ. Elle était alors appelée Margush en perse ou Margiana en grecque. La cité circulaire, entourée de murailles et de fossés, est attestée par les sources écrites de la période achéménide et en particulier par la fameuse inscription trilingue de Darius le Grand à Behistun, dans l’ouest de l’Iran, datant du VIe siècle avant Jésus-Christ.
L’oasis faisait partie de l’empire d’Alexandre le Grand, elle pris le nom d’Alexandrie de Margiane. Pline l’Ancien suggère que la cité hellénique, blottie contre les contours circulaires d’Erk Kala, fut fondée par Alexandre lui-même. Le roi séleucide Antiochos Ier Soter qui régna entre 281 et 261 avant Jésus-Christ l’agrandit et la baptisa Margiana Antiochia. Elle est identifiée à Gyaur Kala, « Ville des Incroyants ». Les Séleucides en gardèrent le contrôle jusqu’en 238 avant Jésus-Christ. Les fortifications de style grec renfermaient une ville rectangulaire tandis que Erk Kala devint une citadelle renforcée. Durant toute la période séleucide la ville resta la capitale de la province de Margiane. Les Parthes arsacides, grâce à leurs sens du commerce, en firent une cité florissante et une importante étape sur la route de la soie. Nous grimpons sur les murailles hautes de trente mètres. Le paysage se déploie à trois cent soixante degrés. Au-delà des contours circulaires d’Erk Kala, les remparts rectangulaires de Gyaur Kala, très érodés, courent tellement loin dans l’espace que l’on ne peut en suivre l’extrémité. Palais, maisons, boutiques, temples, églises, mosquées, stupas et monastères bouddhiques, citernes, autant d’édifices qui ne sont plus que monticules aplanis et assemblages de mamelons désagrégés ocre qui s’enchainent à perte de vue…
De 224 jusqu’à l’invasion musulmane des Arabes en 651, la Perse fut gouvernée par une dynastie puissante et stable, celle des Sassanides, qui se considéraient comme héritiers des Achéménides. Remarquable par son organisation administrative et militaire, leur territoire engloba la Perside, le cœur historique, la Mésopotamie, le Caucase, l’Arménie, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Asie centrale. Merv fut un important centre administratif, culturel, militaire, commercial et artisanal. À côté du zoroastrisme, religion d’état, le manichéisme, le nestorianisme et le judaïsme furent largement tolérés. Sous les derniers Sassanides, Merv fut le siège d’un archevêché du christianisme nestorien. Jalon sur les routes commerciales, l’oasis voit transiter la plus précieuse des marchandises, la soie. Les soieries de luxe ; soie, mulhan, cazin, broderies, brocart, damas, furent une spécialité sassanide et la Perse devint une grande exportatrice de tissus, au point de provoquer une véritable guerre de la soie avec Rome à partir de la fin du IVe siècle. Les textiles sassanides qui ont survécu sont parmi les plus précieux tissus qui existent. En 651, face à l’avancée arabe, le dernier roi de la dynastie, Yazdgard III, s’enfuit à Merv où il est assassiné.
De la ville sassanide subsistent les Kyz Kala. Ces deux koshks, forts, sont les structures les plus importantes et les plus étonnantes de Merv. Ils possèdent des murs semblables à des colonnes demi-circulaires. Philippe y voit des troncs d’arbres alignés, moi une rangée de boudoirs, biscuits allongés saupoudrés de sucre. Chaque demie colonne est d’un diamètre d’un mètre trente environ et s’élève d’une base pointue vers un sommet pointu. Le petit koshk est dévasté, mais les murs massifs du grand Kyz Kala dégagent toujours pouvoir et puissance. Depuis l’intérieur, la vue porte sur la steppe. Loin d’être dépourvue de végétation, une flore broussailleuse et des touffes herbeuses s’accrochent à une vie précaire dans l’immense étendue sèche et brulante. Un troupeau de chameaux se déplace lentement. Au loin, l’imposant mausolée de Sanjar domine comme un phare le désert parsemé de vestiges. Le ciel se couvre, baignant le paysage dans une lueur blafarde, un gris cendré qui alourdit l’atmosphère. Merv supporte son passé péniblement.
Shahryar, mythique roi des rois sassanide, règne sur un empire perse qui s’étend jusqu’en Inde. Un funeste jour, Shahryar est trahi par son épouse. D’abord triste, puis déçu, il est finalement persuadé de la perfidie de toutes les femmes. Il cherche à se venger. Pour cela, il épouse une jeune femme vierge chaque jour qu’il fait exécuter au matin de la nuit des noces. Un véritable massacre que Shahrâzâd, fille du grand vizir, belle et intelligente, décide d’arrêter. Elle s’instruit sur la vie et les exploits des rois historiques, lit légendes et contes populaires et apprend poèmes et œuvres philosophiques. Puis, un jour, elle se porte volontaire pour épouser Shahryar. Une fois les vœux prononcés, elle prie le roi de lui laisser dire adieu à sa sœur cadette Dinarzade qui, complice, la supplie de lui raconter une dernière histoire. C’est ainsi que Shahrâzâd commence à narrer la plus passionnante des légendes. Son époux le roi l’écoute, captivé et tenu en haleine. L’aube se pointe sans qu’elle ait pu conclure son récit. Subjugué par le conte, Shahryar, voulant en connaître la fin, lui laisse la vie sauve un jour de plus afin qu’elle puisse finir l’histoire la nuit suivante. Le lendemain, elle termine le conte commencé la veille et en entame un autre, encore plus fascinant. N’ayant pas pu raconter la fin au lever du soleil, le roi lui accorde un jour de plus. C’est ainsi que chaque nuit, Shahrâzâd raconte au roi une nouvelle histoire dont la suite est reportée au lendemain et ainsi Shahryar garde Shahrâzâd en vie. Ce stratagème va durer mille et une nuits au bout desquelles Shahrâzâd annonce au roi qu’elle n’a plus de contes à raconter. Mais Shahryar, entre temps tombé éperdument amoureux de la belle Shahrâzâd, abandonne sa résolution et fait de la captivante narratrice sa reine.
Shahrâzâd, Shéhérazade, est le personnage central de l’œuvre magistrale que sont les contes des Milles et Une Nuits et qui dériverait d’une œuvre perse intitulé Hezar Efsane, « Milles Contes » dont nulle trace n’existe. Elle en est le narrateur, mais aussi le personnage le plus rusé, intelligent et astucieux. Shahrâzâd, Shéhérazade, et Shahryar, Grand Roi, sont des noms d’origine persans. D’autres éléments ; métamorphoses en animaux et génies demi-dieux, que l’on retrouve dans des ouvrages hindous, témoignent d’une origine indienne remontant au IIIe siècle. Les contes seraient donc nés en Inde et auraient atteint, par voie orale, la Perse où le Hezar Efsane aurait été écrit. Ce recueil se serait ensuite propagé dans le monde arabe grâce aux marchands avides de récits pour briser la monotonie de leurs voyages. Les conteurs arabes auraient arabisé les contes en remplaçant les noms et les lieux indiens et persans par un décor arabe islamique. L’ensemble des Mille et Une Nuits est complexe, avec des contes imbriqués les uns dans les autres, et des personnages en miroir les uns des autres. La grandeur ancienne de Merv, sa richesse et son exubérance, se devine à travers le cadre féérique des contes des Mille et Une Nuits, puisqu’on pense que c’est ici que Shéhérazade, la fabuleuse et intarissable narratrice légendaire, égrena ses histoires…
Après la conquête arabe, Merv est intégrée dans l’empire des Omeyyades, dynastie de califes arabe sunnites qui gouverne le monde musulman de 661 à 750. Elle fut pour les eux une base de pénétration vers l’Asie centrale. Au VIIIe siècle, les Abbassides supplantent les Omeyyades. La révolte abbasside fut largement appuyée par les Arabes, en particulier les colons de Merv maltraités par la politique des Omeyyades. Les Abbassides veulent un état plus profondément musulman où les Perses convertis à l’islam auront une part égale à celle des Arabes. Ils reprennent les traditions administratives des Sassanides. Une troisième ville est construite pour héberger la population grandissante, Sultan Kala. Durant l’ère abbasside, Merv, capitale du Khorassan, entame une nouvelle période de grande prospérité. Elle atteint une splendeur inégalée et au IXe siècle la cité, « âme des rois », est la deuxième ville du califat après Bagdad. L’une des plus grandes villes du monde, elle est louée en termes de « délicieuse, élégante, raffinée, brillante, extensive et agréable ». Brièvement capitale du califat sous le règne de AI-Mamoun, son architecture aurait inspiré les Abbassides pour la réorganisation de Bagdad.
Pourtant, au fil des siècles, le pouvoir des califes arabes s’affaiblit peu à peu et le Khorassan fut gouverné par des dynasties perses ; les Tâhirides, puis les Samanides. Le persan devient la langue officielle de la cour. À la fin du Xe siècle, les Ghaznévides, une dynastie musulmane d’origine turque, prennent le pouvoir à Merv et règnent sur le Khorassan jusqu’à l’arrivée des Seldjoukides.
Au XIe siècle, les Seldjoukides avancent vers l’Asie centrale et en 1038, Toghrul Beg, petit-fils de Seldjouk, prend Merv. L’historien persan Abdul-Fazl Bayhaki, un contemporain, décrit l’arrivée du conquérant : « Il était vêtu d’un caftan en mulhan, coiffé d’un turban et chaussé de bottes en feutre. Il était suivi de trois mille cavaliers en cotte de maille. Ils tenaient un arc turquois à la main, avec trois flèches à la ceinture, et portaient un armement complet ». Tandis que Toghrul Beg part à la conquête de la Perse, son frère, Tchagri Beg, et son jeune fils Alp Arslan, restent au Khorassan. Tchagri Beg se proclama sultan de Merv en 1036. En 1064, Alp Arslan, « lion courageux », succède à son oncle à la tête de l’Empire seldjoukide. Grand souverain, ferme et juste, il est, à trente-huit ans, l’homme le plus puissant de la terre. Il écrase les Byzantins en 1071 à Manzikert, en Anatolie, ouvrant les portes d’Asie mineure aux tribus turques. Blessé mortellement à Boukhara un an plus tard, il souhaita être enterré à Merv. Son épitaphe proclamait : « Vous, témoins de la gloire d’Alp Arlsan, vénéré jusqu’au cieux, venez à Merv, vous verrez son corps gisant dans la poussière ».
Merv atteint son apogée au XIe et XIIe siècles alors capitale des Seldjoukides. La ville, la plus belle et la plus riche cité de toute la région, appelée Sultan Kala, s’étendait sur plus de 600 hectares et comptait deux cent mille habitants. Sculpteurs, architectes, peintres, artisans en métal, bois et pierre travaillaient à Merv. Armes et armures en acier, poterie fine, verreries et bijoux y étaient fabriqués. Soieries, laine et coton produits à Merv étaient exportés vers l’Orient et l’Occident. Les califes de Bagdad se vêtirent en mulhan et en cazin, soieries de Merv. Renommée pour ses dix bibliothèques, elle rayonnait comme centre de vie intellectuelle. Lieu de haute culture, elle attirait des étudiants du monde entier. Merv comme centre politique et culturel rivalisait avec Damas et Bagdad. Plus de dix mille personnes dont quatre cent plongeurs travaillaient pour entretenir un ingénieux système d’irrigation. Les Arabes en furent si impressionnés qu’au XVIIIe siècle, ils baptisèrent « Merv » un canal de Bagdad. Faisant partie des cités les plus importantes de son époque, elle avait le titre de Marv-i-Shan-Jahan, « Merv, la reine du monde ».
Nous traversons le Shahriyar Ark, la citadelle du sultan, citadelle dans une citadelle, pour atteindre le complexe religieux du maître soufi Yusuf Hamadani. Le soufisme, l’orientation mystique de l’islam, exerça une influence sociale considérable dans le monde arabe, surtout à partir du XIe siècle. Abu Yaqub Yusuf al-Hamadani fonde la voie naqhsbandi, l’une des quatre principales confréries soufis. Le naqhsbandi, du nom de son premier maître Khwaja Shâh Bahâuddîn Nashband, est connue pour sa simplicité et sa beauté spirituelle car elle reflète la nature de l’être humain et son inspiration la plus profonde. C’est le seul ordre soufi à retracer son lignage au prophète Mohammed. Né en 1048 à Hamadan, dans le nord-ouest de l’Iran, Yusuf Hamadani est le premier des enseignants soufis d’Asie centrale à être reconnu comme khwaja, maître de sagesse, de l’ordre de naqshbandi. Grand, mince, la chevelure couleur de sable, visage grêlé avec des yeux rieurs, tendre et plein de compassion, toujours vêtu d’une robe de laine rapiécée, il avait les titres d’imam, chef religieux, alim, étudiant religieux, et arif, connaisseur spirituel de dieu, pilier dans la sunna du Prophète. Étudiants et croyants affluaient en masse vers sa khanagah, maison de derviches, à Merv. Sultan Sanjar fut un grand admirateur de Yusuf. Il lui envoie cinquante mille pièces d’or de Samarcande destinées à construire une école. L’établissement acquis rapidement une réputation telle qu’il fut appelé « la Kaaba du Khorassan ».
Aujourd’hui, la mosquée Yussuf Hamadani est un monument vénéré par les musulmans et le mausolée du saint un important lieu de pèlerinage. L’édifice d’origine n’existe plus et les bâtiments sont des reconstructions du XIXe siècle. Interdit aux non musulmans, nous nous contentons d’observer de l’extérieur le grand nombre de dévots. Les femmes portent des robes longues fleuries et colorées ornées de broderies et un foulard gai noué dans la nuque. Les hommes sont vêtus du pantalon ample, le manteau long ceinturé, bottes, et, malgré la chaleur extrême, du telpet : le bonnet noir en peau de mouton. Les pèlerins déambulent trois fois autour du mausolée. Ils touchent les murs de l’édifice des deux mains, puis se caressent le visage comme pour se purifier. Ayant accompli ce rituel, le gardien de la tombe se joint à eux. Tous s’accroupissent puis le gardien récite une bénédiction avant d’accepter les dons. Dans le cimetière jouxtant le complexe, plusieurs étroits chemins mènent à une source sacrée. Les femmes attachent rubans et bandes d’étoffe sur les branches des arbustes qui bordent l’itinéraire. Ces älems représentent des vœux. On voit aussi des petites constructions de deux pierres rassemblées en forme de V renversé. Ainsi, des milliers de morceaux de tissu coloré recouvrent les arbres tandis que le sol est jonché de ces exvotos de pierre. Certaines femmes déposent des berceaux miniatures dans l’espoir de tomber enceinte. Une maison d’hôte est à la disposition des visiteurs qui portent de la nourriture ainsi que des animaux pour l’offrande qui seront égorgés, cuits et consommés sur place.
Il était une fois une peri, fée céleste, donc le sultan Sanjar tomba amoureux. Elle accepte de l’épouser à condition de respecter trois règles : ne jamais lui toucher la taille, ne jamais la regarder marcher et ne jamais la déranger lorsqu’elle se coiffe. Sanjar viole les trois règles. En prenant la peri par la taille, il s’aperçoit qu’elle n’a pas d’os. En l’ayant épié marcher, il comprend qu’elle plane. En l’observant se coiffer, il voit qu’elle défait sa tête de son corps. Lorsque la peri découvre sa trahison, elle se transforme en colombe et s’envole vers le ciel. Sanjar, en larmes, la supplie de ne pas le quitter. Elle lui dit alors de construire au centre de la ville le plus haut et le plus bel édifice couronné d’une coupole comportant un orifice pour que chaque vendredi elle vienne le retrouver. Ainsi, le gigantesque mausolée du sultan Sanjar, haut de trente-huit mètres, trône au centre de la ville ruinée. Autrefois englobé dans un grand complexe religieux, la structure se présente sous la forme d’une haute base carrée ouverte d’arcades en sa partie supérieure, et un tambour circulaire soutenant une double coupole mesurant dix-sept mètres de diamètre, évoquant ainsi la terre et le ciel. Sa coupole était entièrement recouverte de céramique verte, plus rare que le turquoise. L’édifice était si imposant et d’une telle magnificence que les caravanes l’apercevaient à plus d’une journée de marche. Les tuiles brillantes de la coupole ont disparu, mais le mausolée et son élégante décoration de briques ont été restaurés récemment. L’intérieur est sobre, dépouillé de son ornementation originelle. Dans le dôme se dessine une double étoile à huit branches aux lignes bleu foncé.
Les plus anciennes étoiles à huit branches sont attestées en Mésopotamie où elles furent le symbole de la déesse Ishtar, déesse de l’amour, de la procréation et de la guerre, qui régit la vie et la mort. Ishtar représente la planète Vénus, l’étoile du Berger. Le nombre huit associé à Ishtar évoque le fait que la planète Vénus a un cycle de huit ans en astronomie. L’étoile à huit branches était un des symboles des Seldjoukides. L’étoile associée au croissant de lune, aujourd’hui emblème de l’islam, ont longtemps été utilisés en Asie mineure par les peuples turcs avant l’arrivée de l’islam. Puis, en l’an 1071, à la suite de la bataille de Manzikert et la défaite de l’armée byzantine, Alp Arslan erre sur le champ de bataille jonché de morts. Soudain, il vit sur une mare de sang le reflet du croisant de lune et d’une étoile. En y voyant un signe du ciel, il décide d’en faire son drapeau. Les Seldjoukides, les Ottomans, et aujourd’hui la Turquie moderne, conserveront l’étoile et le croissant comme symbole de leur nation.
Le site est tellement vaste qu’il est difficile de se faire une idée claire de son organisation et j’ai l’impression de naviguer à l’aveuglette à travers l’histoire bien que je me trouve au cœur de cette histoire. L’absence de d’éléments parlants augmente le mystère et un sentiment de frustration m’envahit. J’appréhende de passer à côté de choses majeures, pourtant, cela fait des heures que nous explorons le site. Je dois me rendre à l’évidence : Merv n’a pas plus à offrir que ce qu’elle m’a laissé apercevoir. Je pense au poète perse Omar Khayyam, qui, sur invitation du sultan Sanjar, fut maître de l’observatoire de Merv en 1118. Écrivain, savant et philosophe, un des plus grands mathématiciens du Moyen Âge, il légua plus de six cent rubaiyyat, quatrains. « Quand je ne serai plus, il n’y aura plus de roses, de cyprès, de lèvres rouges et de vin parfumé. Il n’y aura plus d’aubes et de crépuscules, de joies et de peines. L’univers n’existera plus, puisque sa réalité dépend de notre pensée », écrit-il. Je ferme les yeux et tente d’imaginer la Merv de jadis, magnifique, bouillonnante et passionnante. Palais fastes, demeures luxueuses. Sculptures en marbre, sols en mosaïque, tapis et tentures somptueux. Le raffinement oriental. Jardins plantés d’une infinité d’arbres fruitiers pliant sous le poids de leurs fruits mûrs, arcades couvertes de vignes grimpantes qui laissent pendre lourdement de magnifiques grappes, et la terre tapissée de fleurs aux couleurs par milliers. Parcs agrémentés de fontaines et de cascades, murmure de l’eau et clapotis de vagues. Merv qui se vante de posséder le meilleur bazar de toutes les villes de la Perse et du Khorassan. Parfums d’épices et d’huiles, ruissellement d’étoffes. Visions enchanteresses de ce passé de légende. Le blatèrement d’un chameau me sort de ma rêverie. Mon regard parcourt l’immense plaine. De la cité émane une profonde désolation. Remparts écroulés et érodés, ruines de stupas bouddhiques, de mosquées et d’églises nestoriennes, pierres éparpillées par ci et par là. Sous le ciel bas, les vestiges à profusion sont des témoins sinistres du passage du temps. « La vie s’écoule. Que reste-t-il de Bagdad et de Balk ? Le moindre heurt est fatal à la rose trop épanouie. Bois du vin, et contemple la lune en évoquant les civilisations qu’elle a vu s’éteindre », murmure Khayyam. Se doutait-il du sort de Merv ? Ou seulement de la nature humaine ?
En janvier 1221, les forces mongoles de Tule, fils de Genghis Khan, arrivent aux portes de Merv. La ville avait accueilli de centaines de milliers de réfugiés des villes et villages alentours et sa population initiale de deux cent mille habitants avait multiplié par quatre. Avec sa garnison de douze mille soldats, Merv résiste. Les Mongols entrent dans la cité et renversent l’armée. Ils détruisent la ville, brûlent les bibliothèques et démolissent les barrages. En représailles, comme pour toute ville offrant résistance, ils se livrent à ce qu’il est, aujourd’hui encore, considéré comme le plus horrible massacre de la campagne des mongoles à travers l’Asie et même la plus sanguinaire capture d’une ville de l’histoire. Un historien musulman de l’époque relate que les habitants furent emmenés vers les plaines. Les Moghols ordonnèrent que, hormis quatre cent artisans désignés parmi les hommes et quelques enfants, toute la population, hommes, femmes et enfants, soit exécutée et que personne ne soit épargné. Les habitants de Merv furent repartis entre soldats et troupes enrôlées et chaque homme se vit confier l’exécution de quatre cent personnes. Les cadavres furent décapités et des pyramides de têtes érigées. Merv ne se remit jamais de ce désastre. De la resplendissante ville de jadis ne reste que poussière dispersée par le vent. « Le vaste monde : un grain de poussière dans l’espace. Toute la science des hommes : des mots. Les peuples, les bêtes et les fleurs des sept climats : des ombres. Le résultat de ta méditation perpétuelle : rien », clame Omar Khayyam. Les premières gouttes tombent et je lève mon regard vers le ciel. Les nuages sont menaçants. La lumière d’un crépuscule invisible pèse comme un linceul sur les vestiges. Lorsque nous nous résignons à quitter Merv, le tonnerre gronde au loin. Peu après, l’orage éclate sur la ville antique.
Le lendemain matin une envoyée officielle du ministère du tourisme et la responsable de l’agence nous attendent dans le hall de l’hôtel. Ils viennent nous inviter à l’inauguration d’un hôtel en ville. Cela portera chance qu’il y ait des touristes ! Après avoir consacré la matinée à la visite des environs de Mary et un tour au bazar, à midi tapante, Chick nous dépose devant l’hôtel Yrsgal Firmasay. Le ruban est cérémonieusement coupé par le maire, entouré du directeur de l’établissement, l’envoyée du ministère et d’une délégation d’hommes d’âge mûr aux visages burinés avec de longues barbes et vêtus du manteau, bottes et toque turkmène en astrakan. Le directeur, très flatté de notre présence, nous offre champagne local, se fait photographier avec nous par la presse et nous fait visiter les chambres. Dans la réception, un grand tapis est déroulé. Le groupe d’anciens, les sages du village, s’y installent pour un déjeuner qui s’achève par une séance musicale au son aigu du dutar, la guitare à deux cordes. Belle image d’un Turkménistan moderne où règnent toujours les traditions.
Nous sommes invités à déjeuner et mangeons soupe, plov thé, assis pliés en deux sur le lit dans l’une des chambres. Le directeur insiste pour que nous dormions à l’hôtel cette nuit. Cela portera bonheur à l’établissement ! Nous acceptons avec réticence car l’hôtel est nettement moins bien que le notre. Pourtant, immédiatement le premier problème se pose. Le restaurant ne fonctionne pas encore, alors en guise de petit-déjeuner on nous apportera un thé en chambre. Nous acquiesçons de bonne grâce. Puis surgi un deuxième problème. La plomberie n’étant pas tout à fait terminée, il n’y aura pas d’eau chaude et peut-être pas d’eau du tout ! J’échange un regard avec Philippe. Comment s’extraire de cette situation embarrassante sans vexer les intéressés ? Finalement, sur un commun accord, il semblerait plus judicieux de ne pas passer la nuit à l’hôtel Yrsgal Firmasay mais promis ! lors de notre prochaine visite à Mary, nous logerons ici !
La visite du musée archéologique de Mary est incontournable. Faute de visiteurs, il faut prendre rendez-vous. À notre arrivée un guide se présentant comme archéologue nous attend de pied ferme. Impossible d’échapper à ce personnage obscur qui s’exprime dans une langue indéterminée : turkmène entrecoupé d’un mot anglais ou russe de temps en temps. Le langage des signes s’avère encore le plus concluant. Nous hochons vigoureusement la tête même quand le discours est incompréhensible. Les salles s’éclairent au fur et à mesure que nous avançons, mais la collection est intéressante avec de belles pièces découvertes à Gonur Tepe, berceau de la cinquième grande civilisation selon notre guide. Situé dans le delta de la rivière Murghab, le site est extrêmement difficile d’accès. Au bout de deux heures interminables, nous atteignons la fin du parcours. Notre guide nous entraîne dans son bureau, une pièce obscure sans fenêtres, sous le prétexte de nous donner un peu de documentation. Une fois la porte close, il nous propose d’acheter de « vraies » antiquités ! En sachant que même une paire de chaussettes tricotée la veille doit se déclarer à la douane, nous fuyons le musée…
La tradition esthétique turkmène est magnifiquement illustrée par leurs tapis, mais jusqu’à l’arrivée des Russes ils ignoraient presque tout de l’art pictural, notamment en raison des interdits islamiques. La peinture turkmène naît dans les années vingt avec la création de l’École de choc de l’Orient (OUCHIV), destinée avant tout aux arts de propagande bolchévique. Après la Deuxième Guerre mondiale, les artistes illustrent le réalisme socialisme, puis, dans les années 1970, arrive le style sévère des artistes officiel moscovites marqué par la simplification du trait et hiératisme des formes et des couleurs. Depuis l’indépendance en 1991, les peintres ont trouvé une expression plus authentique représentée par l’école russe.
Toujours prêts à acquérir de nouvelles peintures lors de nos voyages, nous sommes à la recherche d’artistes. Après une enquête minutieuse Chick a trouvé l’adresse de la « petite école ». Il s’agit d’un entresol dans un immeuble insipide où, dans des chambres minuscules, travaillent, dorment et exposent plusieurs peintres. Je tombe sous le charme d’une huile représentant deux ânes du peintre Annageldi Meretgeldiev. Après un agréable moment en compagnie de l’artiste, ce dernier enlève le cadre, enroule la peinture et signe un document officiel pour la douane. En sortant de la « petite école », nos « petits ânes » sous le bras, Chick nous attend avec le sourire. Il a une autre adresse.
Après avoir tourné une bonne demie heure dans un dédale de rues des quartiers résidentiels il s’arrête triomphalement devant une grille où il nous laisse avec la promesse de nous récupérer dans une heure car il doit organiser son rendez-vous galant de ce soir. Un peu perdus, nous traversons un jardin planté d’arbres fruitiers et aboutissons face à une grande maison. Après avoir frappé nous sommes accueillis par Kossek Nurmuradow. Beaucoup d’œuvres de ce peintre appartiennent aux galeries d’art ou musées à travers le monde. Ses peintures sont colorées et gaies, mais malheureusement impossible à enrouler. Comme nous ne nous voyons pas voyager avec une peinture de plus d’un mètre carré sous le bras, nous nous résignons à acquérir une petite aquarelle que Kossek n’avait pas mise à la vente, mais qu’il veut bien nous céder. En attendant que Chick vient nous chercher, nous partageons pommes et eau dans la fraîcheur du jardin.
Mary et Merv se sont révélés des lieux étonnants. Attachée l’une à l’autre, elles forment un équilibre entre présent et passée, entre le réel et le fictif. Entre palpable et imaginaire. Car il faut beaucoup d’imagination pour faire revivre la richesse et l’opulence de Merv tandis que, à Mary, loin de l’oppressante atmosphère qui règne à Ashgabat, traditions anciennes et civilisation moderne cohabitent harmonieusement. Mary, sans prétention, supporte bien la proximité de Merv, imprégné d’histoire mais au triste destin. Aujourd’hui, perdus dans les sables noirs du Kara Koum ses vestiges subissent, passivement, le cours du temps.
© Texte & photos (sauf image d’archives) : Annette Rossi.
Image d’en tête : Mausolée du sultan Sanjar.