Au-delà de l’horizon… L’église des Soldats.

Nichée dans une vallée ceinturée de montagnes dans la province de Vayots Dzor au sud de l’Arménie, Yeghegis fut la capitale de la Siounie aux XIIIe et XIVe siècles, fief de la famille princière des Orbelian. Située sur la route de la soie reliant le sud et le nord de l’Arménie, à proximité du col de Selim, la cité avait une grande importance stratégique et économique et était une des villes les plus riches d’Arménie. À cette époque elle comptait dix mille habitants. Les Orbelian y bâtirent plusieurs églises ainsi que le château Smbataberd. Ils enterrent leurs morts dans le cimetière local. Tombé sous la souveraineté des Seldjoukides, puis des Moghols, Yeghegis reste un bastion arménien jusqu’au XIVe siècle. Après son annexion par les Timourides et plusieurs tremblements de terre dévastateurs, la ville est abandonnée par les Arméniens forcés de s’exiler en Perse. Conscients de l’importance stratégique du lieu, les Timourides ont encouragé les Azéris, de même ethnie, à repeupler la région. La ville fut renommée Alayaz.

 

L’église des Soldats, Yeghegis, Arménie, octobre 2011.

 

Quand la zone passe sous contrôle soviétique en 1923, la vallée reste une enclave azérie. Mais en 1988 les revendications indépendantistes de la population arménienne de la province autonome du Haut-Karabagh entrainent des tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Dans la ville azérie Soumgaït la population arménienne subit un pogrom qui fait vingt neuf morts et deux mille blessés en trois jours de conflit. La communauté arménienne fuit la ville et vient s’installer dans la vallée de Yeghegis alors que les Azéris quittent la région. Repeuplé de nouveau d’Arméniens, en 1994 le village reprend son nom d’origine : Alayaz redevient Yeghesis.

 

Lors de notre dernier séjour en Arménie, deux ans plus tôt, nous avions souhaiter visiter cette étonnante l’église des Soldats. Sa photo sur la couverture d’un vieux magazine nous avait intrigué tant qu’elle semblait différente des églises arméniennes habituelles. Hélas, notre carte routière ne comportait pas le nom Alayez, il nous était impossible de lire les panneaux de signalisation et communiquer avec la population se limitait au strict nécessaire. Déçus mais résignés, nous avions abandonnés. Aujourd’hui, le village a repris son nom d’autrefois, Yeghesis, et nous l’avons trouvé sans difficulté.

 

Nous abandonnons la voiture à l’entrée du hameau. Ici s’arrête la route asphaltée. Yeghegis est un village traditionnel. Les vieilles maisons, aux murs lépreux et couverts de tôles ondulées, ont toutes une cour où traînent quelques animaux. Certaines maisons possèdent une galerie en bois offrant une ombre salutaire l’été lorsque la température peut être caniculaire. Nous remontons la rue principale, en terre, défoncée, parsemée de pierres et de bouses de vache. Le bourg entier s’épanouit sous de grands noyers et cerisiers, laissant à peine entrevoir le ciel.

 

À l’orée du village nous passons devant un cimetière entouré d’un petit mur bas qui abrite des pierres tombales et quelques khatchkars ; lieu de sépulture des Orbelian. En ce début d’automne, les feuilles se sont déposées sur les monuments, nuances riches et onctueuses se mariant si bien avec la patine des pierres anciennes. Ici, dans ce lieu princier, le jaune se transforme en or, le rouge en cuivre.

 

Un peu plus loin nous sommes frappés par une vielle église. La basilique, recouverte d’un toit herbeux, est dédiée à Sourp Asdvadzadzin, Sainte Mère de Dieu. Construite en 1703 sur les ruines d’une église plus ancienne, les murs, en basalte, faits de grosses pierres inégales, recèlent des khatchkars, une pierre tombale ancienne et un magnifique tympan sculpté. Adossée contre une colline, la partie du toit à l’arrière du sanctuaire est pratiquement au niveau du sol. Je pousse la porte qui s’ouvre avec un sinistre grincement. L’intérieur de l’église est divisé en trois nefs par deux rangées d’arcades. Quatre piliers massifs et grossiers supportent le toit. Au fond de la noirceur abyssale brulent quelques cierges. Lieu émouvant de simplicité.

 

 

Plantée au milieu d’un petit  lopin de terre ombragé par de vieux arbres fruitiers se dresse une rangée de quatre magnifiques khatchkars entourés de quelques pierres tombales rectangulaires et convexes. Le soleil, bas vers l’horizon, déverse sa lumière à travers les branches créant un délicat jeu d’ombres et de lumières qui baigne le site dans un voile doré. Une jeune femme s’approche de nous. Elle parle quelques mots d’anglais. Elle nous désigne le khatchkar près du chemin et explique qu’il s’agit du khatchkar de Magarè, un de ses lointains ancêtres, datant de 1340. Le monument sculpté de la traditionnelle croix est considéré comme un des khatchkars le plus beaux d’Arménie. Non sans fierté, la jeune paysanne ajoute que l’œuvre fut choisie pour intégrer l’exposition « Armenia Sacra » présenté par le musée du Louvre en 2007 dans le cadre de «  L’année de l’Arménie en France ». Aujourd’hui, il est revenu dans le village, sur son emplacement original, et subit les ravages du temps…

 

 

Khatchkar en arménien signifie « pierre à croix », de khatch, « croix » et kar, « pierre ». Stèle de commémoration gravée, typique de l’art arménien dont le principal décor consiste en une grande croix. Entre le IXe et le XVIIIe siècle, d’innombrables khatchkars furent exécutés. Les stèles sont rectangulaires et le cadre, comme la croix, est profondément entaillé de sorte que l’ensemble du décor se détache par l’effet de la lumière. Leur fonction est votive. Il peut s’agir d’une prière pour le salut de l’âme du donateur ou de sa famille, mais ils peuvent également commémorer des évènements historiques, des victoires militaires ou la fondation d’une église. On retrouve aussi des stèles funéraires dressées sur des mausolées où encastrées dans les murs des églises. Parfois, ils sont éparpillés dans la cour des monastères, couchés ou érigés contre les murs. Parfois ils gisent en morceaux, fragments de raffinement et d’histoire. Parfois ce sont des sentinelles au milieu d’un champ envahi par de hautes herbes et des fleurs sauvages. Et parfois ils sont dressés, majestueux, par milliers, armées de pierre et de foi. Simples pierres gravées d’une croix rudimentaire ou véritable dentelle, le khatchkar incarne l’âme arménienne.

 

La tradition des khatchkars commence au IVe siècle lorsque Grégoire l’Illuminateur érige des croix de bois à travers tout le royaume, en particulier dans les temples paganistes, pour imposer la nouvelle religion. Rapidement, la pierre remplace le bois et on sculpte des croix sur les obélisques, nombreux dans la région. Le soleil et la lune, signes du zoroastrisme, accompagnent souvent le symbole chrétien. Plus tard, ils seront remplacés par l’arbre de vie, la palme ou la vigne. Au milieu du VIIe siècle, la région passe sous la domination des Arabes. Un grand nombre de monuments sont détruits et la construction des églises décline. Durant les siècles suivants émerge une forme plus compacte de l’expression spirituelle inspirée de la croix : une forme d’art arménien unique : le khatchkar.

 

 

À la fin du IXe siècle, pendant la renaissance arménienne suivant la libération du joug arabe, apparaît le khatchkar dans sa forme actuelle. Si, jusque là, le khatchkar signifiait le triomphe de l’Église sur le paganisme, dès lors, dans cette période de paix et de prospérité, il devient un monument individuel pour la délivrance de l’âme comme en témoigne le khatchkar élevé en 879 à Garni par la reine Katranide, épouse du roi Achot Ier. Le décor devient plus complexe et des motifs ornementaux, grenade, raisin, puis géométriques, font leur apparition, suivis par des figures humaines au XIIe siècle. Brièvement interrompu à la suite des invasions seldjoukides, l’art des khatchkars atteint son apogée au XIIIe siècle, aussi bien par leur nombre que par la richesse de leur ornementation d’une incroyable finesse.

 

L’invasion de l’Arménie par les armées de Tamerlan signe la fin de l’âge d’or des khatchkars même si une légende populaire lie les Timourides aux plus grande concentration de khatchars de l’Arménie. L’immense cimetière de Noradouz, sur les rives du lac Sevan, juste après le col de Selim, compte presque mille khatchkars. La légende raconte qu’un jour de l’hiver 1387, lorsque Tamerlan s’apprêtait à attaquer les lieux, les habitants placèrent des casques sur les stèles et y déposèrent des sabres. De loin, le champ de khatchkars ressemblait à une armée de guerriers intimidant Tamerlan et ses soldats qui battent en retraite. Noradouz est sauvé mais l’invasion de l’Arménie par les Timourides est un fait. La tradition du khatchkar est ravivée aux XVIe et XVIIe siècles servant principalement de stèles funéraires. Cependant la qualité artistique du Moyen Âge n’est plus jamais atteinte.

 

 

Nous poursuivons notre chemin. Le temps semble s’être arrêté dans ce village assoupi. Récemment, près de la rivière, fut découvert un cimetière juif abritant une quarantaine de pierres tombales en basalte. Ces sépultures funéraires comportent des inscriptions, citations bibliques et noms propres, en hébreu et en araméen, attestant la présence d’une communauté juive près de Yeghegis à partir de la moitié du XIIIe siècle jusqu’en 1337. Le premier témoignage de la présence juive en Arménie nous est rapporté par Moïse de Khorène dans son œuvre L’Histoire de l’Arménie. « Au Ier siècle avant Jésus-Christ, le roi d’Arménie Tigrane II le Grand assiégea Cléopâtre à Ptolémaïde pour venger son père, Artavazde II, mais il dut abandonner ce siège lorsque Lucullus attaqua l’Arménie. Le roi Tigrane repartit et installa les Juifs qui avaient été capturés dans les villes helléniques à Armavir et sur les rives du Kasakh. » On ne sait pas si les juifs de Yeghegis sont les descendants de ceux qui furent amenés par Tigrane II le Grand ou s’ils sont arrivés plus tard.

 

 

Yeghegis est pauvre. Le village ne compte que cinq cent habitants qui vivent essentiellement de la production de noix, qui ont la réputation d’être les meilleures du pays. Les maisons sont en piteux état, les clôtures consistent en des murs bas de pierres empilées et de grillage rouillé. En chemin vers l’église de Zorats nous croisons d’autres khatchkars, plus simples, plus rustres, l’hameau en regorge. Au bout du village la rue débouche sur une clairière cernée d’arbres centenaires. La brise vient balayer le site et soulève les feuilles mortes qui tapissent le sol dans un bruissement subtil. Sur un promontoire s’élève l’église des Soldats. Elle se fond dans son décor minéral. Nous gravissons les marches qui mènent vers l’esplanade.

 

 

L’église Zorats ou église des Soldats, domine la rivière et une vallée entourée de hauts sommets dont certains sont déjà enneigés. Le site est époustouflant. Hautes falaises, orgues de basalte, sommets déchiquetés. La vallée s’étend en contrebas où serpente la rivière Yeghegis. Des abricotiers illuminent les vergers d’orange vif, osmose saisissante avec les pommiers, les cerisiers, les noyers ; vert, jaune, rouge. Couleurs d’automne chaleureuses. Contraste avec les pierres grises et austères de l’église et des montagnes environnantes.

 

 

L’église Zorats n’a pas d’espace clos avec un intérieur vouté ou un dôme. Seules l’abside et ses annexes sont couvertes par un haut toit en double pente. L’autel est à la hauteur d’un cavalier en selle pour que les guerriers puissent prêter serment et recevoir la bénédiction avant de partir à la bataille sans descendre de leur monture. Ce qui fait de Zorats un ensemble architectural unique en Arménie. L’église fut construite en 1303 par le petit-fils du prince Tarsaïtch Orbelian. L’Arménie, à cette époque, était sous la souveraineté mongole et les seigneurs et les forces arméniennes étaient réquisitionnées par les Mongoles dans la lutte contre les Mamelouks et les tribus turques, rivalisant pour les terres du royaume arménien.

 

 

Que pouvaient ressentir ces soldats prêts à partir au combat, sans certitude de revoir un jour leur famille ou leur pays natal ? La foule rassemblée devant cette petite église, enveloppée de poussière. Les bruits… Les sabots des chevaux martelant le sol, les hennissements, le craquement du cuir des selles et des étriers, le fracas des armes et des armures. Courageux, ils prêtaient serment, ici, si près des cieux et recevaient l’ultime bénédiction. Profondément croyants, ils s’en remettaient à la volonté de Dieu.

 

Lors de récentes excavations, on a découvert des murs et des revêtements de fenêtres, probablement les vestiges d’un monastère. Plusieurs pierres tombales de basalte rouge jonchent le sol autour de l’église. Chacune comporte un orifice, soigneusement taillé à son extrémité. Énigme. Les chercheurs pensent que ces pierres, datant d’une époque lointaine, auraient été déposées ici, reconverties. D’autres pierres, y compris quelques beaux khatchkars, sont de périodes postérieures.

 

 

En dépit de son caractère sévère, de cette église émane la paix et la sérénité. Ouverte au monde, elle est accueillante. Son rôle fut singulier et son histoire fascinante. Assise sur un muret en partie effondré, je jouis de l’atmosphère bienfaisante. Philippe arpente le site à la recherche d’inscriptions, de sculptures. Nous nous attardons. Soudain, une rafale de vent vient balayer les hautes herbes sèches coincées entre les pierres de la terrasse. Le ciel s’est assombri et de nuages noirs et menaçants se dirigent vers nous à grande vitesse. Le tonnerre gronde. L’univers, subitement, s’est réduit au gris. Les montagnes se dressent autour de nous comme une muraille. Un éclair déchire ciel. Les premières gouttes commencent à tomber.

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

Image d’en tête : L’église des Soldats.

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