Au-delà de l’horizon… Si les dieux habitaient les montagnes ?

Au cœur du plateau anatolien, le cône volcanique de l’antique mont Argée domine les paysages de steppes arides et ventées de l’Anatolie intérieure. Ses laves ont ensemencé une étrange contrée. Une contrée où les vallons sont parcourus par des ruisseaux d’eau cristalline, où les cheminées de fées se teintent de l’ocre au rouge et du blanc cru au violet foncé suivant l’heure de la journée. Une contrée de canyons profonds et sombres, d’églises secrètes couvertes de fresques aux couleurs vivantes. La Cappadoce est le nom donné à cette contrée et le mont Argée des Anciens, volcan aux neiges éternelles, est devenu le Erciyes Dağı.

 

Si les dieux habitaient les montagnes ?, Erciyes Dağı, Turquie, juin 1998.

 

Après des jours merveilleux passés au cœur de la Cappadoce, nous décidons de nous approcher de l’Erciyes Dağı,dont la silhouette omniprésente domine toute la région. Notre périple commence avec un arrêt au bourg de Mustafapaşa. L’air est encore frais et les rues sont désertes. Habitée par des Grecs jusqu’en 1923, l’ancienne Sinassos ne s’est jamais remise des bouleversements ethniques consécutifs à la chute de l’empire ottoman. Les maisons de pierres aux frontons sculptés et les églises abandonnées témoignent de la prospérité de la ville autrefois. L’église Saint-Constantin-et-Sainte-Hélène arbore un fronton décoré de grappes de raisin. La porte est close et nous n’irons pas au delà de l’imposant portail supporté par de lourdes colonnes trapues ornées de spirales aux traces de peinture rouge, jaune et bleu.

 

 

Le paysage ensorcelant de la Cappadoce s’étend à perte de vue. Les plissements de terrain sont suaves et ondulants. Les couleurs ; d’infinis nuances de blanc, écru, gris, beige, brun et ocre, se heurtent à un ciel bleu intense. Les villages s’enchaînent le long du chemin comme les perles d’un collier, d’apparence grecque, d’influence turque, au bord des vallons, entourés d’oasis ; ici et là des cônes percés d’ouvertures trahissent des habitations troglodytes. Et toujours, au loin, se dresse, immuable, majestueux, l’Erciyes Dağı. La montagne veille.

 

La vallée de Soğanlı, « la vallée des oignons », est couverte d’un tapis de fleurs : coquelicots rouges, chardons violets, boutons d’or, myosotis et clochettes bleus. Dans cette vallée splendide, les pigeonniers ressemblent à des châteaux et de nombreuses églises creusées dans la roche tendre ont gardé des fresques d’une grande beauté. Nous en visitons plusieurs dont la Karabaş Kilise, l’ « église de la tête noire ». Cet ensemble monastique aménagé autour d’une cour naturelle possède une Déisis surmontée d’une « Communion des apôtres » très étrange car le Christ est représenté deux fois. La Yilan Kilise, l’ « église au serpent », est la plus éloignée de la vallée et l’accès se fait par un petit escalier creusé dans le roc. Sur la voûte est peint un impressionnant « Jugement dernier ». Un tronc d’arbre nous permet de traverser la rivière et nous conduit vers le village ou une terrasse, abritée sous des pommiers, nous accueille pour boire le thé.

 

Le volcan remplit l’horizon et nous fonçons droit sur lui. À partir du village de Seysaban, nous suivons un chemin caillouteux avant d’abandonner la voiture et de continuer à pied. Le sol est parsemé de fleurs de montagne et de chiens de prairie, ignorant hautainement notre présence. Un nid de cigognes est perché au sommet d’un poteau électrique. L’air se rafraichi, la neige n’est pas très loin. Des nuages commencent à se former autour du sommet le dissimulant. Le silence, l’apaisement, n’est rompu que par le chuchotement d’un rare souffle de vent, une caresse, une présence… divine ?

 

L’Erciyes Dağı est une montagne sacralisée. Son nom vient du latin Argaeus ou du grec Argyros, « argenté ». Sur des monnaies romaines de l’époque impériale le volcan est représenté à l’intérieur d’un temple distyle ou tétrastyle, façade à deux ou quatre colonnes. En numismatique, les représentations géographiques sont rares. Elles n’apparaissent que sur les revers de monnaies émises par des cités devenant le symbole de leur territoire ou de leur histoire. Les émissions provinciales émises sous l’empire par la cité de Césarée de Cappadoce montrent au revers une personnification de la Cappadoce, reconnaissable à la légende CAPPADOCIA, avec la montagne dans la main droite. Le volcan était un symbole géographique à l’échelle de toute la région. On trouve des arbres d’une dense forêt sur les versants et certaines pièces du IIe siècle montrent des signes éruptifs sous la forme de torrents de lave qui dévalent du sommet et un feu intérieur. Sur un poids de balance romaine on trouve le mont Argée couvert de pins, avec au sommet une figure radiée, un panier rempli de pommes de pins en guise d’offrande et, au centre, sous le sommet, des flammes qui s’élèvent, symbolisant le feu intérieur du volcan. L’interprétation iconographique de cet élément du mont Argée repose donc sur l’hypothèse selon laquelle les Anciens savaient que le mont Argée est un volcan. Strabon évoque «  les feux souterrains qu’on trouve en beaucoup d’endroits des lieux situés au-dessous de la forêt qui recouvre le Mont Argée ». La présence du feu est perçue comme le signe d’une présence divine dans l’imaginaire antique. La représentation divine au sommet montre que le volcan avait une importance religieuse. La représentation numismatique était attentive à la physique du massif. Des monnaies et statuettes montrent un mont Argée avec un triple sommet conforme à la réalité. Sur un drachme émis à l’effigie de Caracalla en 209, le mont Argée est représenté à trois sommets rocheux, celui du centre, le plus élevé, surmonté d’une étoile, les deux autres d’un aigle.

 

Nous rebroussons chemin et nous reprenons la voiture pour contourner le volcan. Sur le versant nord nous bifurquons en direction du sommet. Le paysage est plus aride et parsemé de tentes coniques des campements de nomades installés ici pour l’été. Au bord du Tekir Göleti, un lac de montagne aux eaux turquoise, nous rencontrons quelques familles venues des vallées voisines pour pique-niquer. Philippe, parlant leur langue, les aborde. Le contact est établi et, ravis, ils nous proposent de nous joindre à eux. Nous partageons des moments chaleureux arrosés de thé brûlant. À la descente nous faisons halte à la station de ski de Erciyes située à 1350 mètres d’altitude. Philippe, moniteur de ski à Chamonix rencontre un collègue turc et la discussion se fait animée. Mais lentement l’atmosphère change. Le ciel s’obscurcit et des nuages dévalent des pentes enveloppant les versants d’une brume argentée. Le mont Argée porte bien son nom.

 

 

Le Erciyes Dağı est un stratovolcan qui entra en éruption à la fin de l’ère tertiaire, déversant des torrents de lave sur la région et couvrant plus de cent kilomètres carrés de cendres. La lave se durcit pour devenir du basalte tandis que les cendres volcaniques formèrent une roche poreuse, appelée le tuf. Vents, pluies et inondations balayent la couche rocheuse, creusant de profondes vallées et sculptant pics, cônes, aiguilles et colonnes. Le volcan est inactif depuis la dernière éruption rapportée en 253 avant Jésus-Christ. Pendant sa période d’activité, la montagne approchait une altitude de 5000 mètres, aujourd’hui, le Erciyes Dağı culmine à 3917 mètres.

 

La plaine est toujours inondée de soleil. À Kayseri, la cité des mausolées, de curieux petits tombeaux, türbés, s’élèvent de place en place, dans les rues, sur les carrefours et dans les champs. Les Seldjoukides étaient attachés à leurs origines. Cela se traduisit, entre autres, par la construction de tombeaux en forme de yourtes, habitat traditionnel des hordes turcomanes d’Asie Centrale. Le Döner Kümber, le plus beau parmi ces türbés s’élève isolé sur une petite place près de la route. Un haut soubassement carré aux angles coupés, évoquant les pans de la tente, renferme le caveau. Il est surmonté d’une tour cylindrique coiffée d’un toit conique. Sa décoration est très élégante : arabesques et palmettes et deux félins à tête humaine au-dessus de la porte. Ce mausolée fut construit pour la princesse Shah Cihan Hatun en 1275. Le plus ancien, de plan octogonal et couvert d’un toit pyramidal, date de 1238 ; il s’agit du tombeau de Huvant Hatun.

 

 

Centre de l’empire hittite, l’antique Eusebeia ou Mazaca, reçut le nom de Caesareia, Césarée, au début du Ier siècle de notre ère, sous le règne de Trajan. Saint Basile (329-379), évêque, y fonda un monastère qui sera le centre de la ville byzantine. Du VIIe au IXe siècle, Césarée de Cappadoce eut à souffrir des incursions arabes. Les Seldjoukides arrivèrent dans la région vers l’an 1067 et Césarée fut occupé en 1082. Tursan Bey, prince danismendide, en fit la capitale d’un puissant émirat mais vers 1174, Césarée fut attaché à l’Empire seldjoukide d’Anatolie sous le règne de Kiliç Arslan. En témoignent des monuments avec les thèmes traditionnels de l’art seldjoukide ; hauts portails à voussure, décors des mihrabs et bandeaux épigraphiques. En 1243, Kayseri fut occupé par les Mongols. Vers 1335, le gouverneur ouïghour de Kayseri, Eretna, se déclara indépendant et les Eretnides régnèrent sur Kayseri jusqu’en 1380. Après un bref séjour du sultan Beyazit Ier, les Karamanides l’annexèrent en 1402. La ville fut définitivement attachée à l’empire ottoman en 1515 par le sultan Selim.

 

La ville est dominée par sa citadelle, austère et imposante. Parfait exemple de l’architecture militaire médiévale en Asie mineure, l’enceinte est élevée en blocs de lave et équipée de dix neuf tours. La porte voûtée en ogive et un long couloir donnent accès à la cour, le bazaar et le bedesten ; partie centrale réservée au commerce de soieries et aux marchandises précieuses à l’époque ottomane. Au loin, nous apercevons le minaret en briques faïencées de l’Ulu Camii, la Grande Mosquée. Dans les dédales de ruelles et l’amas de constructions hétérogènes, les étales débordent de produits de toute sorte. Corne d’abondance. Faisant face à la citadelle se dresse le Huant Hatun Külliyesi, ensemble comprenant mosquée, médressa, bains, han et hospice. Nous apprécions la belle construction de la Kursunlu Camii, mosquée datant de 1585 dont on attribue sa construction à Sinan.

 

 

Le külliye, littéralement : « ensemble », est un complexe destiné aux plus pauvres, comprenant une mosquée, une école coranique, médersa, des bains, hammam, un hôpital, un caravansérail, han, et un hospice, imaret. La victoire des Seldjoukides sur les Byzantins à la bataille de Mentzikert, en 1071, favorise l’implantation des tribus turcomanes en Asie Mineure. Le territoire fut disputé entre plusieurs tribus jusqu’à la seconde moitié du XIIe siècle. À partir de là, les Seldjoukides de Roum dominent tout le plateau anatolien. Souhaitant apparaître aux yeux des habitants des territoires nouvellement conquis comme des civilisateurs, les sultans seldjoukides prirent l’initiative de construire des ensembles d’établissements charitables qui permettaient à la fois d’apporter l’enseignement de l’islam sunnite et former dans les médersas de bons fonctionnaires. Sultan, princesse ou vizir, la personne qui prenait l’initiative pour la construction d’un külliye devait prendre en charge tous les frais et l’ensemble devait être doté d’un waaf, fondation pieuse disposant de fonds nécessaire pour assurer l’entretien des bâtiments et du personnel. Le premier complexe du genre du monde musulman, bâti sur l’initiative des sultans seljoukides de Roum à Kayseri, fut le Huant Hatun Külliyesi, daté de 1228-1238, édifié aux frais de la princesse Mahperi Huant Hatun, veuve du sultan Kaykobat 1er Alaaddin. Cette louable initiative qui consacra aux Seldjoukides la réputation de souverains éclairés allait être reprise avec succès par les Ottomans qui ne conçurent la mosquée impériale qu’au sein d’un külliye. Le premier külliye d’architecture ottomane fut le complexe de Beyazit Yildrim à Bursa, édifié entre 1398 et 1403, aujourd’hui en ruine. L’exemple le plus majestueux est le Sülleymaniye Camii d’Istanbul, conçu par Sinan, l’architecte de Soliman le Magnifique au XVIe siècle. Le külliye est alors présenté dans toute sa perfection.

 

Kayseri, à l’ombre de l’Erciyes Dağı, dégage une atmosphère sombre et morose. Comme si le soleil n’arrivait pas à réchauffer les lourdes pierres noires, comme si les rues grouillantes et agitées étaient parcourues par les fantômes du passé. Quel contraste avec la fabuleuse région dont elle est la métropole. Les vallées et les collines sculptées de formes rondes et suaves. Les rochers de tons pastel. Les villages sommeillants et apaisants, les troupeaux traversant les ruelles rentrant au crépuscule. La terre qui se mue en rouge, rose, violet, blanc : des fleurs par milliers. La douceur des paysages vallonnés, les champs de blé comme une mer ocre balayée par les vents. Terre des cigognes et l’Erciyes Dağı, coiffé de neige étincelante…

 

Incesu baigne dans le soleil. Ce village possède un külliye pourvu d’un grand caravansérail édifié en 1660 par un vizir ottoman, Kara Mustafa Pasa. L’ensemble, construit dans une belle pierre rouge, aspire la lumière. La végétation d’un vert vif grimpe le long des murs vivifiant les couleurs et des dizaines de cheminées s’alignent sur le toit. La ruelle menant à la mosquée avec sa coupole turquoise est bordée d’antiques ateliers désormais tombés en ruine, mais les portes voûtées peintes de couleurs pastel, vert et bleu, forment une jolie perspective. Le han est abandonné à la végétation ; des lianes grimpent le long des voûtes, des arbres poussent dans la cour autrefois animée. Nous sirotons un thé dans le çayevi emménagé à l’ombre des arcades. Atmosphère paisible, temps suspendu.

 

 

L’Uzun Yolu, la Grande Route, l’ancienne piste caravanière qui reliait Konya à la Perse via Kayseri traverse des paysages de désolation. Le soleil commence à baisser et la chaleur s’estompe. La brise est tombée. Pas un souffle d’air, pas un bruit. Le col de Topuz Dağı offre un panorama sublime. L’Erciyes Dağı domine la plaine, s’impose en maître absolu au milieu de ce paysage riche en nuances. Bercés dans une douce lumière, les champs ocre, jaune et vert tendre alternent avec le gris du bitume de la route. Elle ondule en virages suaves et s’étire à l’infini. Passe un camion coloré, suivi d’un paysan assis sur un âne déjà lourdement chargé. C’est cette Turquie que nous aimons. Le passé et le présent en fusion sur ce chemin qui lie les villes et les peuples depuis des siècles.

 

 

« Yol, la permission », yol signifiant « route », « chemin », est un film réalisé par Yilmaz Güney, turc d’origine kurde. Il évoque le sort terrible fait aux humains par une société où l’héritage de traditions barbares s’ajoute à l’oppression politique influençant de manière effroyable les rapports avec les familles. L’histoire raconte le sort de cinq condamnés de droit commun lors d’une permission auquel le système des prisons semi-ouvertes en Turquie donne le droit. Chacun s’apprête à se rendre dans sa famille dont la vie a été bouleversée par leur arrestation. Yusuf, ayant perdu ses papiers, est arrêté en route. Mevlüt retrouve sa fiancée, mais a le droit de sortir avec elle que sous la surveillance de deux chaperons en robes et voiles noirs. Mehmet Salih, reproché d’avoir laissé mourir son beau-frère au cours d’un hold-up, doit arracher sa femme et ses deux enfants à sa belle-famille. Seyit retrouve son épouse adultère enchaînée depuis des mois dans une cave. Omer va vivre le drame de son village kurde. Des drames quotidiens dans cette Turquie des années 1970 où le pays entre dans un processus de polarisation extrême avec d’un côté une gauche radicale et de l’autre l’extrême-droite entraînant une violence d’envergure et permanente.

 

Yılmaz Güney est incarcéré par la dictature militaire dans les années 1970. Il écrit les scénarios de ses films en prison d’où il dirige le tournage, la réalisation étant confiée à ses assistants. Pour « Yol » il reçoit une autorisation de tournage sur la présentation d’un scénario corrigé, et le film fut entièrement mis en scène en Turquie par Serif Gören. Mais Güney réussit à s’évader de prison et trouva asile en Suisse avec les bobines des rushes malgré les efforts de la dictature pour les faire disparaître. Il assura le montage de « Yol » et le présente en 1982 au Festival de Cannes où le film reçut la Palme d’or. Pendant près de 15 ans, le film est demeuré interdit en Turquie. Le réalisateur déclara : « Dans « Yol », j’ai voulu montrer combien la Turquie était devenue une immense prison semi-ouverte. Tous les citoyens y sont détenus. »

 

Le soleil s’est couché enflammant les collines. Les oiseaux se sont tus. Nous contemplons l’horizon. De l’Erciyes Dağı n’est visible que sa large base qui se déverse sur le plateau anatolien. Son sommet est dissimulé par des nuages noirs tandis que le reste du ciel est entièrement dégagé. Le roulement du tonnerre retentit au loin. Soudain, un éclair traverse l’atmosphère et la foudre se fracasse sur la montagne. L’orage éclate avec une violence inattendue sur le mont Argée. L’image est irréelle et fabuleuse. Les éclairs se succèdent, le tonnerre gronde. Si les Anciens pensaient que les Dieux habitaient les montagnes, ce soir, je suis prête à le croire moi aussi…

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

Image d’en tête : L’Erciyes Dağı.

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Une réflexion sur “Au-delà de l’horizon… Si les dieux habitaient les montagnes ?”

  1. Merci Annette de ce moment passé dans ce pays tristement d’actualité. Je me souviens de Yol et de son impacte alors. J’admire toujours ton style, ton érudition, tu décris si bien ce que nous, voyageurs lambdas, nous regardons en touristes. Bravo et merci encore.

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