« Lorsque vous passez une nuit à Mostar, ce n’est pas le bruit qui vous réveille, mais la lumière. Cette lumière vous accueille dès votre arrivée et vous suit du matin au soir. Il vous restera toujours ce souvenir surprenant de votre visite à Mostar, une expérience vraiment incroyable dans ce lieu où l’Orient rencontre l’Occident », déclara l’écrivain Ivo Andric, lauréat du prix Nobel en 1961. Bâtie sur les rives de la rivière Neretva, nichée entre les hauteurs du Hum et les pentes arides de la Velez, Mostar est située en Bosnie-Herzégovine, à une centaine de kilomètres au sud de Sarajevo, à environ quarante kilomètres de la frontière de la Croatie et à cinquante kilomètres de la mer Adriatique. Au début des années 1990, la douceur de vivre louée par des poètes pendant des siècles est cruellement anéantie par une guerre fratricide, et la destruction du vieux pont, Stari Most, symbolise la séparation de l’Orient et de l’Occident. Aujourd’hui, la paix est revenue, le pont reconstruit, et en dépit des tensions persistantes, la ville se reconstruit.
Où l’Orient rencontre l’Occident, Mostar, Bosnie-Herzégovine, juin 2014.
Nous arrivons à Mostar en fin d’après-midi sous un gros orage. Le tonnerre résonne dans les montagnes, les éclairs déchirent le ciel noir et un épais rideau de pluie obstrue la vue. Dédaignant les éléments, nous nous dirigeons immédiatement vers la vieille ville, et là, depuis le Stari Pazar, le pont enjambant la Neretva en aval du vieux pont, nous contemplons avec émotion le Stari Most. Sujet de convoitises et de conflits, de fierté et d’admiration, symbole d’une ville, d’un pays, lien entre mondes, le pont s’impose, son arc déformé par la pluie, ses tours de guet voilées par le brouillard, la rivière torrent déchainé aux eaux grises. Loin de l’image bucolique et lumineuse décrite par Andric.
Le site de Mostar révèle une occupation humaine dès la préhistoire et enceintes fortifiées et nécropoles en témoignent. La situation stratégique de la ville attire les Romains conscients des possibilités commerciales de ce passage. Des vestiges de cette époque sont enfouis sous la ville. À la fin de l’antiquité des basiliques chrétiens y sont édifiées et la présence chrétienne restera permanente et active jusqu’au Moyen Âge. En 1767, Mostar devient le siège du métropolite orthodoxe, puis en 1847, le siège de l’évêché catholique. La ville reste sous domination ottomane jusqu’en 1878, date à laquelle la Bosnie-Herzégovine passe sous administration austro-hongroise. La ville de Mostar connaît un nouvel essor économique et urbain avant d’être intégré, en 1918, dans le nouveau Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, la future Yougoslavie.
Bâti sur les hauteurs à l’est du pont, notre hôtel domine la ville. À nos pieds, sur la rive orientale de la Neretva, s’étendent les maisons basses des vieux quartiers musulmans ; c’est le centre historique, la ville ancienne, peuplée par une majorité bosniaque, de confession musulmane. Les avenues sont bordés d’une alternance de vieilles demeures ottomanes et d’élégantes bâtisses de style austro-hongrois. Beaucoup sont en ruine ou criblés de balles. Ici, on déplore toujours le destin du Stari Most. La rive occidentale du fleuve est occupée par la ville croate, moderne, active, les grandes avenues asphaltées bordées d’HLM de l’époque de Tito, de cafés animés et de boutiques. Elle est dominée par le clocher démesuré d’une église. Des carcasses d’immeubles rappellent la guerre récente. Pour les Croates catholiques le Stari Most n’est qu’un lointain souvenir de l’occupation ottomane. Les deux parties de la ville sont séparées par le Bulevar Narodne Revlucije, boulevard de la Révolution Nationale, la plus longue avenue de Mostar. Ce boulevard fut la ligne de démarcation lors du conflit de 1992-1995 et affiche aujourd’hui encore de nombreuses traces des terribles combats qui s’y sont déroulés. En 2004, un décret du haut représentant européen en Bosnie unifie théoriquement les deux villes. Néanmoins, les deux communautés ne se mélangent pas. Il y a deux postes, deux compagnies d’électricité, deux compagnies de bus. Par dessus tout, c’est une minorité serbe orthodoxe qui joue le rôle d’arbitre.
L’orage s’éloigne, le ciel reste gris, l’air est étouffant. Aussi étouffant que l’atmosphère dans le pays. Depuis notre arrivée en terre bosniaque, nous ressentons une distance et une certaine froideur avec les habitants. Le discours est courtois mais se limite aux conseils d’ordre pratique. On ne parle pas du passé. Les cicatrices sont encore trop apparentes. Les clans se tolèrent mais ne se mélangent pas. Encore beaucoup de rancœur et il suffirait d’une étincelle… Une bombe à retardement. Toujours sur nos gardes, toujours dans le doute, nous évitons une réflexion sur le tennis à Roland Garros ou la Coupe du monde de football. Comment savoir si votre interlocuteur est pour ou contre la victoire du joueur de tennis serbe Novak Djokovic à Roland Garros ? Comment deviner s’il soutient l’équipe de la Croatie contre le Brésil lors d’un match du Coupe du monde ?
Nous contemplons Mostar en silence. Les images de la guerre, si récente, se bousculent dans ma tête. Prisonniers décharnés derrière les barbelés des camps de concentration, hommes, femmes et enfants traversant les montagnes sous la neige, civils tentant de traverser les rues sous le feu des snipers. Un immeuble éventré par une bombe, un avion abattu, un pont détruit. Peur, faim, soif, désespoir.
Depuis le XVIe siècle, Mostar accueillait dans ses murs la diversité et la tolérance que symbolisait le voisinage des lieux de culte orthodoxes, catholiques et musulmans. La ville fut de tout temps un passage entre les civilisations, un lieu où se rencontraient l’Orient et l’Occident. Comment, en si peu de temps, le pays a-t-il pu basculer ainsi dans l’anarchie ? Comment ces gens, autrefois si unies dans le soulèvement contre le joug de la Sublime Porte, dans la lutte anti-fasciste contre les occupants italiens et allemands, ont-ils pu se déchirer avec une telle haine et une telle cruauté ? Comment les Bosniaques et les Croates, après avoir combattu ensemble contre les Serbes, en sont-ils venus à s’affronter les uns contre les autres ? Comment des frères d’armes deviennent-ils des opposants ? Comment est-ce possible que des familles se divisent, des voisins s’entretuent et des amis se déclarent ennemis ?
La fédération de Yougoslavie comprenait six républiques : la Slovénie, la Croatie, la Serbie, la Macédoine, le Monténégro et la Bosnie-Herzégovine, exemple multi-ethnique, multi-religieux et multi-culturel. Les habitants de la Bosnie-Herzégovine sont officiellement appelés « Bosniens », les trois « nationalités » majoritaires étant les Bosniaques, les Croates et les Serbes. Le mot « nationalité » désigne l’appartenance à une communauté confessionnelle et historique définie par la religion musulmane sunnite pour les Bosniaques, chrétienne catholiques pour les Croates et chrétienne orthodoxe pour les Serbes. Face à l’hégémonisme serbe dirigé par Slobodan Milosevic, en 1991 les républiques de Slovénie et de Croatie vont sortir de la Fédération de Yougoslavie suivi, en 1992 par la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine. C’est le commencement du plus important conflit européen depuis la Seconde Guerre mondiale.
Avant la guerre, Mostar, capitale de l’Herzégovine, était un centre industriel et commercial actif ainsi qu’un site touristique très fréquenté en raison de son architecture orientale ottomane. Face à la guerre en Croatie, la population bosniaque applique la politique pacifiste dicté par le président de la Bosnie-Herzégovine, Alija Izetbegovic. Mais dès le printemps 1992, la région est touchée par des offensives militaires menées par l’armée populaire yougoslave, JNA, et les troupes paramilitaires des Serbes de Bosnie. Non préparés et organisés militairement, les Bosniens ne peuvent empêcher la prise des montagnes environnantes et d’une partie de l’est de la ville par les troupes serbes. À l’exception du vieux pont, tous les ponts enjambant la rivière Neretva sont détruits. Dans la zone industrielle, l’usine du constructeur aéronautique SOKO est déménagée en Serbie et l’aéroport ainsi que le complexe de l’usine d’aluminium Aluminij sont détruits. Mais pendant l’opération « Aubes de juin », qui a lieu du 7 au 26 juin 1992, les troupes du conseil de défense croate, HVO, et des forces armées croates, HOS, reprennent la ville et ses environs. Dès lors, la ville connaît un afflux de réfugiés bosniaques chassés de l’est de la Bosnie tombée sous contrôle serbe. La conséquence est une modification de la population de la ville et de l’équilibre entre Croates, chrétiens, et Bosniaques, musulmans, qui deviennent majoritaires.
Circulent alors les spéculations d’un accord secret entre le président de la république de Croatie, Franjo Tudman, et le président de la république de Serbie, Slobodan Milosevic, sur un partage de la Bosnie-Herzégovine au détriment des Bosniaques. Ces rumeurs poussent aux affrontements intercommunautaires et entrainent une défense civile à l’est de la ville avec la création de l’Armée de la République de Bosnie et d’Herzégovine. D’importantes défections de combattants bosniaques dans les troupes croates du HVO et du HOS s’en suivent. Ceux-ci, avec les armes dont ils furent équipés lorsqu’ils combattaient sous commandement croate, prennent rapidement contrôle de la partie orientale de la ville. Les minorités des deux parties étant les cibles de représailles, ils abandonnent leurs maisons et rejoignent les quartiers où ils sont majoritaires provoquant une homogénéisation de la partie croate et bosniaque de la ville, l’est devenant exclusivement bosniaque, l’ouest exclusivement croate. Les Bosniaques subiront un siège d’un an, coincés entre les zones nationalistes serbes et croates. Lors des combats de rue sanglants, la vieille ville est détruite à quatre vingt pour cent. Mais les forces bosniaques ne cèdent pas et résistent même si le ravitaillement est régulièrement coupé et que l’État-major bosniaque donne la priorité à la défense du nord et du centre du pays.
En 1993, les ultra-nationalistes croates, convaincus de la défaite des Bosniaques et décidés à se partager la Bosnie-Herzégovine avec leurs ennemis serbes, créent la république croate autoproclamée d’Herceg-Bosna dont Mostar doit être la capitale. Ils organisent la déportation des populations « non-croates », séparant les familles généralement « mixtes ». Des colonnes sont formées dans les rues ; on expulse en dehors de la ville femmes et enfants, les hommes partent pour des camps.
Lorsque l’armée de Bosnie-Herzégovine prend le contrôle du nord de la Bosnie et de la Bosnie centrale aux troupes croates, le conflit entre les Bosniaques et les Croates tourne au désavantage des ultra-nationalistes croates d’Herceg-Bosna. Lors de l’opération Neretva 93, les troupes bosniaques entament une percée vers le sud prenant le contrôle d’une partie de l’Herzégovine et des quartiers sud-est de Mostar où ils font jonction avec les unités situées à l’est de la ville. La suite des événements est marquée par des combats entre le conseil de défense croate, HVO, et les forces bosniaques de l’Armée de la République de Bosnie et d’Herzégovine, ARBiH, le long de la ligne de démarcation située en centre ville, le « Bulevar Narodne Revolucije », boulevard de la révolution populaire.
Le sommet des affrontements entre Croates et Bosniaques, est atteint le 9 novembre 1993 lorsque les forces croates détruisent le vieux pont de Mostar afin de prévenir toute tentative des Bosniaques de s’emparer de la partie occidentale de la ville contrôlé par les forces croates. Cette action est condamnée par la communauté internationale et provoque la consternation chez un certain nombre d’habitants croates de Mostar attachés au symbole de leur ville. L’opération Neretva 93 a été arrêtée par des autorités bosniaques après qu’elle ait reçu les informations sur les incidents contre des civils et des prisonniers de guerre croate.
Les accords de Washington sous le patronage de la nouvelle administration américaine du président Clinton mettent fin aux affrontements entre Croates et Bosniaques. Une période d’accalmie s’installe, mais les tensions et rancœurs persistent et renaissaient sporadiquement, par exemple lors de la construction d’édifices religieux. La hauteur exagérée du campanile de trente mètres, accolé au couvent franciscain, et l’installation d’une croix sur la montagne surplombant la ville côté croate provoquent des manifestations côté bosniaque qui décident de la construction d’une mosquée de plus. Le Stari Most sera reconstruit par des équipes mixtes croates et bosniaques avec l’aide d’une entreprise turque. Il est inauguré le 22 juillet 2004 lors d’une cérémonie en présence de nombreuses personnalités. « Mostar reste la dernière ville multiethnique d’Herzégovine justement parce qu’elle est divisée », constate l’écrivain Veselin Gattalo. « Et le Bulevar, avec ses habitations encore en ruines, est notre zone grise. »
Le lendemain Mostar est baigné par cette lumière limpide qui avait frappé Andric. Nos pas résonnent sur les pavés des ruelles de la vieille ville dominée par le vieux pont dont les pierres claires vibrent sous la réflexion des eaux vert émeraude de la Neretva. Il est tôt, à peine huit heures et les boutiques qui bordent les rues sont encore fermées par des grosses portes en bois. Le calme règne. Mostar semble sereine. Devant le Stari Most, une sensation forte s’empare de nous. Tant d’images terribles de ce pont sont ancrées dans nos mémoires. Nous admirons l’œuvre. Le tablier de pierres taillées monte en degrés à pente douce puis redescend de l’autre côté. Je traverse, reviens, remonte jusqu’au centre. Je suis à Mostar, sur le Stari Most ! Philippe me rejoint. Depuis le plus haut point de l’arc, les tours de chaque côté du pont semblent se fondre dans l’architecture de la vielle ville, entièrement rénovée. Les pierres sont un peu trop blanches, les toits, en dalles de pierre ou en tuiles rouges, un peu trop parfaits, le bois un peu trop lisse, les minarets un peu trop neufs. À travers le garde-corps qui surmonte la rambarde en pierre je contemple la rivière en contrebas. Les eaux s’écoulent paresseusement, leur couleur intensément verte. La rivière suit son cours, encore et toujours, détachée des interventions humaines.
Ce n’est qu’en 1474 que le nom de Mostar est mentionné pour la première fois dans un document en référence aux gardiens du pont, les mostari, à qui il fallait payer le droit de passage. À cette époque, un pont en bois reliait la ville à la rive gauche de la rivière. Sa position sur la route commerciale reliant l’Adriatique aux riches régions minières du centre de la Bosnie favorisa le développement du transport et l’essor du commerce et permit à la bourgade de s’étendre sur la rive droite de la Neretva et de devenir le siège d’un kadiluk, district avec un juge régional, puis la première ville du sandjak de l’Herzégovine, avant d’être le centre du gouvernement turc à l’arrivée des Ottomans à la fin du XVe siècle. Lors des quatre siècles suivants, sous la tutelle de l’Empire ottoman, Mostar se développe.
Le vieux pont suspendu en bois fut reconstruit par le sultan Fatih Mehmed entre 1468 et 1481 et un premier quartier musulman, mahala, avec mosquées et bains, s’établit sur la rive gauche de la rivière, au nord du lieu de passage. La ville fut fortifiée et l’importance économique et administrative de Mostar devint de plus en plus importante au milieu du siècle suivant. Le remplacement du pont précaire en bois par un passage plus sûr s’impose. En 1557, le sultan Soliman le Magnifique ordonne la construction d’un nouveau pont. La réalisation est confiée à l’architecte Mimar Hajrudin, élève du grand architecte Mimar Sinan. L’œuvre aurait coûté trois cent mille drams, pièces d’argent, et fut achevé en l’an 974 de l’Hérige : entre le 19 juillet 1566 et le 7 juillet 1567. Dominant la rivière Neretva d’une hauteur de vingt neuf mètres, il est constitué d’une seule arche en dos d’âne de vingt sept mètres de portée, quatre mètres de largeur et vingt neuf mètres de longueur. Deux tours fortifiées le protégeaient : la tour Helebija sur la rive droite et la tour Tara sur la rive gauche.
La légende raconte qu’Hajrudin n’aurait pas vu l’achèvement de son œuvre. Par crainte d’avoir la tête tranchée si jamais le pont s’effondrait, il s’enfuit avant que les échafaudages fussent retirés… L’ouvrage fut de son temps le pont à arche le plus grand construit dans le monde et devient une merveille de son temps. « Le pont est comme un arc-en-ciel envolé jusqu’au ciel, s’étendant d’une falaise à l’autre… Moi, pauvre et misérable esclave de Dieu, j’ai voyagé par seize pays, mais je n’ai jamais vu un pont aussi haut. Il est jeté d’un rocher jusque aussi haut que le ciel », écrit le célèbre écrivain-voyageur Evliya Çelibi aux XVIIe siècle.
Nous nous baladons au hasard sur l’avenue Marsala Tito. Une église éventrée envahie par la végétation, un immense immeuble en ruine, un cimetière, les pierres tombales presque toutes datées de 1993, un parc ombragé par des grands chênes à feuillage sombre, des maisons aux murs hachés par des impacts de balles.
Nous traversons, à pied cette fois-ci, le Stari Pazar. Au nord, entourée de collines boisées, la vielle ville est coupée en deux par la Neretva. De robustes maisons basses se blottissent autour des tours du Stari Most sur des hauteurs différentes enfouies dans le feuillage vert tendre des arbres. D’autres, plus modestes, alignent leurs façades couleurs sorbet : rose guimauve, jaune citron, vert pistache. Les minarets en forme de crayon, typiquement ottoman, s’élancent vers un ciel immuable.
Nous longeons la rive droite, descendons une petite ruelle vers le rivage de la Neretva. Silence. Atmosphère envoûtante. L’immense arc du Stari Most trône au dessus de nous. Il s’impose, lourd de signification. De multiples nuances de vert de la rivière se reflètent sur les pierres claires et leur confère une luminosité étonnante, vivante, peut-être cette extraordinaire lumière décrite par Ivo Andric.
Le Kriva Cupija ou le « pont recourbé » enjambe la petite rivière de Radobolja, un affluant de la Neretva. En forme d’arche, un demi-cercle parfait, ce petit pont nous évoque une miniature Stari Most. Sa date de construction est inconnue. Détruit par des inondations catastrophiques en décembre 2000, le monument fut reconstruit en 2001, initié par l’UNESCO et financé par le Grand-Duché de Luxembourg. La chaussée du Kriva Cupija et les ruelles autour sont pavées de galets, avec parfois un motif de fleur attendrissant.
Mostar s’est réveillée. Les terrasses sont installées, les boutiques ouvertes. Les marchant proposent aux passant des cartes postales du pont d’ « avant », des souvenirs de guerre ; balles, grenades, casquettes, et une grandes sélection d’objets orientaux que l’on retrouve dans toutes les bazars du Proche et Moyen Orient, très certainement fabriqués en Chine. Accablés par la chaleur, la température atteint déjà trente deux degrés Celsius, nous nous installons sur une terrasse pour siroter un délicieux café bosnien. Les premiers cars de tourisme ont lâché leurs groupes. Le Stari Most est pris d’assaut. Frappante est la présence de beaucoup d’asiatiques : Chinois, Japonais, Coréens. Nous observons la rudesse et l’impolitesse de ces touristes et l’agacement des vendeuses. Car, après avoir tentés plusieurs fois « hello, welcome, can I help you ? », « bonjour, bienvenue, est-ce que je peut vous aider ? », resté sans réponse ou le moindre signe, elles doivent se rendre à l’évidence : la politesse orientale n’affecte en aucun cas l’Asiatique ici à Mostar.
La tour Tara, rive gauche. Un petit musée à la mémoire du pont est installé dans ses murs. Un film y est diffusé en boucle. Images en noir et blanc à glacer le sang, bruits donnant la chair de poule. Réminiscence d’un jour de guerre où tout bascule. Le 8 novembre 1993. Une froide journée d’automne. Ciel gris et bas. Les milices croates ont décidé du sort du Stari Most. Neuf heures cinquante sept du matin : les premiers tirs de tanks touchent leur but, la destruction du pont de Mostar débute. Elle est lente, systématique et délibérée. Le toit improvisé et les pneus n’offrent plus de protection aux piétons. Des balles sifflent. Soldats comme civils, vieux et jeunes, courent se mettre à l’abri. Soixante obus s’abattront sur la cible ce jour. À quinze heures cinquante deux, l’arche est coupée en son milieu. Le passage stratégique entre l’est et l’ouest de la ville est définitivement coupé mais la voûte tient toujours. La nuit tombant, le pont connaît un temps de répit. Pas pour longtemps. Dès le lendemain l’artillerie croate est de nouveau à l’œuvre. À neuf heures seize, les pierres blanches du pont de Mostar s’effondrent avec fracas dans la Neretva. Côté croate, les tirs de kalachnikovs célèbrent la victoire, côté bosniaque, le désespoir est incommensurable. Sur cette terre des Balkans, le pont de Mostar était le symbole de la coexistence entre Serbes orthodoxes, Croates chrétiens et Bosniens musulmans. Sa destruction semble signifier que la cohabitation de ces trois peuples serait désormais à jamais impossible.
Le kujundjiluk, quartier des orfèvres, déploie les éventaires d’artisans, de tisserands, d’orfèvres. La population est accueillante, bien plus chaleureuse et magnanime que les Croates ou les Serbes. La cour de la mosquée Koski Mehmed Pascha, sur le bord de la Neretva, possède un beau jardin avec fontaine d’ablution. Atmosphère calme, sereine, telle que louée par le poète Aleksa Santic.
Son poème le plus célèbre, « Ermina », suggère l’atmosphère de la ville de Mostar à la fin du XIXe siècle avec ses jardins embaumant la rose, la jacinthe et le jasmin : « Hier soir, en revenant du hammam je longeais le jardin du vieil imam. Et là, ô surprise ! à l’ombre du jasmin elle se tenait un seau d’argent à la main. Oh Emina tu es belle à se damner ! A la cour d’un sultan tu ferais honneur. En te regardant ondoyer je tressaille je frémis. Inutiles toutes mes amulettes et grigris. Je t’ai saluée. Mais par ma foi tu te moques de mes salamalecs. Seules tes roses te préoccupent. Tu ne te soucies point de moi. Une brise légère dans les branches démêlent tes tresses soyeuses parfumées à la jacinthe bleue. Et le vertige s’empare de moi… »
Le poète Aleksa Santic, d’origine serbe, est né à Mostar en 1868 dans une famille de commerçants qui lui imposent toute sa vie des interdits et des barrières qu’il n’a pas eu la force, ni le courage, de surmonter. Lorsqu’il tombe amoureux d’une jeune femme catholique, sa mère l’oblige à rompre avec elle car elle n’était pas orthodoxe. Il restera célibataire toute sa vie. Fasciné par la culture musulmane, à la chute de l’Empire ottoman il écrit son fameux Ostajte ovdje !, « Restez ici ! », poème poignant invitant les musulmans à ne pas fuir pour aller en Turquie : « Restez ici ! Le soleil d’autres cieux ne vous réchauffera pas comme celui-ci. Cette terre est votre mère. Partout sont les tombes de vos ancêtres. Ici tout le monde vous connait et vous aime, là bas personne ne vous connaitra… » Auteur d’un grand nombre de poèmes d’amour et patriotiques, il était gentil et adulé par ces concitoyens. À sa mort en 1924, les habitants de Mostar de confession musulmane se demandaient si leur Alexa allait atterrir dans le paradis chrétien, ou dans « leur » paradis.
Martyrisé pendant la guerre, déchirée par des tensions, paradoxalement, Mostar, de par son cadre pittoresque, ses nuances délicates, le murmure de l’eau, évoque ce paradis légendaire. La vie y semble douce. Le café y est délicieux, le loukoum fond sur la langue. Le soleil y est ardent mais baigne le site dans cette fabuleuse lumière ; limpide, mais vaporeuse, froide, mais feutrée.
© Texte & photos (sauf images d’archives) : Annette Rossi.
Image d’en tête : La rivière Neretva et le Stari Most.