L’ancienne Pingcheng se situe à deux cent soixante dix kilomètres à l’ouest de Beijing dans la province de Shanxi, « le territoire à l’ouest des montagnes ». Jadis, il y a mille six cents ans, sous la dynastie des Wei du Nord, Datong, « Grande Unité », était une capitale grandiose. Elle acquiert progressivement le statut de centre politique, militaire, économique et culturel dans le nord de la Chine et devient une métropole d’influence grâce, entre autres, à la construction de nombreux édifices. Elle garde son importance sous les dynasties des Liao et Jin, et Marco Polo, qui visite à Datong en 1277, la décrit comme une ville attrayante, avec un commerce et des industries bien développés. Il loue notamment sa manufacture d’armement et les grottes de Yungang. Sous les Ming, du XIVe au XVIIe siècle, la cité fut un centre stratégique. Puis c’est le déclin, causé par des guerres incessantes, des conflits internes et l’abandon. Palais et temples tombent en ruine. Les remparts, couronnés par soixante deux tours de garde, sont gravement endommagés mais intacts. Au milieu du XXe siècle, accéléré par le passage des Gardes rouges, ils seront entièrement démantelés et détruits. Reste une ville où la splendeur du passé s’est effacée. Aujourd’hui, centre d’une des principales régions minières de charbon, elle est une des villes les plus polluées du monde. Sombre destin d’une cité impériale.
Gloire ancienne et splendeurs ressuscitées, Datong II, Chine, décembre 2015.
Nous gardons d’excellents souvenirs de notre passage à Datong en 1999. En dépit d’une arrivée matinale par le train de nuit trouvant une ville noyée dans la pollution, nous avions passé quelques jours très agréables dans la région avec en prime un ciel d’azur. Nous avons donc décidé d’y consacrer une étape lors de ce nouveau périple en Chine. Mais, cette fois-ci nous choisissons l’avion pour nous y rendre. C’est ainsi qu’une froide soirée de décembre nous atterrissons sur le tarmac entouré de neige de l’aéroport de Datong.
Le minuscule aéroport perdu dans la campagne ne reçoit que très peu de vols et en dix minutes nous nous retrouvons dehors avec nos bagages. Il fait nuit noire et un brouillard à couper au couteau. Nous trouvons la file des taxis : trois vieilles gambades. Les chauffeurs s’attroupent autour de nous. Les étrangers ne sont pas encore nombreux ici. Aucun d’entre eux ne parle anglais. Notre vocabulaire en mandarin étant très limité et ne comprenant pas les nombres, c’est à l’aide de la calculatrice que nous fixons le prix du trajet jusqu’à notre hôtel, le Grand Hotel Datong, en centre ville. Le chauffeur, tout droit sorti de la Chine de Mao, veste bleu et casquette enfoncée sur le crâne, démarre avec une extrême lenteur. La route en direction de la ville est une quatre voie déserte. Nous roulons entre vingt-cinq et trente kilomètres à l’heure pile au centre des bandes blanches que notre chauffeur semble prendre comme repère ! Il s’arrête aux feux de circulation lorsqu’ils sont verts et passe au rouge quand il n’y a pas d’autres véhicules en vue ; on se demande s’il possède son permis de conduire. Le trajet semble désespérément long. Comment notre Niki Lauda va gérer le trafic quand nous arriverons en ville où la circulation sera très probablement plus dense ?!
La campagne fait vite place aux quartiers neufs avec des barres d’immeubles dotés d’illuminations flamboyantes qui dessinent leurs contours : étrange spectacle. Au fur et à mesure que nous approchons du centre ville, l’infrastructure est de plus en plus importante. Nous sommes époustouflés par le développement qu’a pris la ville depuis notre dernier passage il y a seize ans. Des ensembles d’immeubles de trente étages renfermant appartements, bureaux, cliniques et boutiques se succèdent jusqu’au centre ville. Les larges avenues sont bordées de pistes cyclables et de trottoirs, l’éclairage est abondant et la circulation fluide. Une chance pour Niki Lauda qui nous dépose sans encombre devant l’entrée de l’hôtel… Holiday Inn ! Nous nous interrogeons. Notre réservation mentionne bien « Grand Hotel Datong »… Le chauffeur hoche frénétiquement la tête. Nous hésitons et je me dirige vers la réception. Un employé s’avance vers moi et se présente : Joe Jackson (!!!), de son nom d’emprunt anglophone. Il me confirme que le Grand Hotel Datong n’est connu ici que sous l’appellation… Holiday Inn !!!! Je n’essaie pas de comprendre, lui donne notre nom et me fait confirmer qu’une chambre nous attend.
Le jour se lève sous un grand ciel bleu ! La veille nous avions repéré la vitrine d’une agence de voyage CITS juste en face de l’hôtel. Nous y trouverons une voiture et un chauffeur pour retourner au monastère suspendu de Xuankong Si et la pagode de Yingxian. Et avec un peu de chance nous retrouverons Monsieur Li. Monsieur Li était le guide-interprète lors de notre passage en 1999 que l’agence avait mis gracieusement à notre disposition. Il nous avait laissé une excellente impression. Son souvenir était resté gravé d’autant plus dans notre mémoire suite à sa rencontre, un mois après notre visite de Datong, à Bangkok. Monsieur Li accompagnait un groupe de touristes chinois de Datong en Thaïlande ! Hasard incroyable ! Aujourd’hui, à l’agence CITS personne ne se souvient de Monsieur Li où bien personne ne semble vouloir se souvenir de Monsieur Li… Mystère obscur de la Chine… Mais très vite nous faisons la connaissance de Benny, un jeune Chinois très sympathique qui parle bien anglais et qui, avide de faire des amis étrangers, sera ravi de nous accompagner les prochains jours. Son prix est tout à fait raisonnable et sa voiture, une Volkswagen Santana fabriquée en Chine, impeccable. Nous nous enfonçons profondément dans l’épaisse fourrure qui couvre les sièges et c’est parti !
La ville est quadrillée d’impressionnantes avenues, pistes cyclables et trottoirs immenses. Le nouveau paysage urbain de la Chine ! Puis en périphérie, les tours et les immeubles ressemblant à des Lego s’enchainent à l’infini, et sans crier gare, la campagne. Une autoroute à péage nous permet d’éviter la route chaotique empruntée à l’époque par les milliers de camions chargés de charbon extrait des mines de la région. Entièrement déserte, nous avons l’impression d’évoluer dans une « autre » dimension. Un cantonnier balayant cette route fantôme renforce notre étonnement.
Nous traversons des paysages vide, ondulés. Les plaines ocre sont saupoudrées de neige. Nuances fades ; le gris, le blanc, le brun, l’ocre. Le soleil renvoie une lumière pâle, le ciel est blanchâtre tirant vers le violet, atmosphère hivernale. Après un peu moins d’une heure, les contreforts du Hengshan, le mont Heng, se dessinent à l’horizon. Nous quittons l’autoroute et retrouvons la route secondaire saturée de poids lourds chargés de charbon avant de nous engager dans les montagnes. Dans les virages à épingle à cheveux nous suivons sagement les camions surchargés qui roulent au pas. L’air est irrespirable. Enfin nous quittons cet enfer. Benny s’engage dans les gorges du Jinlong Kou, « Dragon d’or », et très vite nous parvenons sur les berges de la rivière qui fait face au monastère. Un immense parking flamboyant neuf accueille les visiteurs.
Accroché à la falaise, le Xuankong Si, monastère suspendu, semble en lévitation entre ciel et terre. Passerelles, temples, pagodes, tuiles vernies, l’ensemble donne l’impression d’être peu profond et maintenu contre la paroi simplement par de frêles étais de bois. L’impression est trompeuse. En réalité de nombreuses pièces sont emménagées à l’intérieur de la montagne tandis que les édifices construits à flanc de falaise sont solidement ancrés par des poutres enfoncées profondément dans la roche. Les différentes parties de la construction sont ingénieusement reliées par un labyrinthe de couloirs, escaliers, ponts et passerelles, parfois bravant le vide. Fondé au Ve siècle durant la dynastie des Wei du Nord, le monastère fut rénové et agrandi au cours des dynasties successives. Le sanctuaire est insolite dans son genre, il réunit à la fois taoïsme, confucianisme et bouddhisme.
Le taoïsme, « enseignement de la voie », philosophie et voie spirituelle chinoise, est fondé sur l’existence d’un principe originel à l’origine de toute chose, appelé « Tao ». C’est la religion de la « Chine profonde », car il se base sur des croyances d’une tradition très ancienne touchant les couches les plus populaires de la société. Le confucianisme, « école, enseignement, des lettrés » est l’une des plus grandes écoles philosophiques, morales, politiques et religieuses de Chine suivant l’œuvre attribuée au philosophe Kongfuzi, « Maître Kong » (551-479 avant Jésus-Christ), connu en Occident sous le nom latinisé de Confucius. Le bouddhisme est né en Inde au Ve siècle avant Jésus-Christ à la suite de l’éveil de Siddhartha Gautama et de son enseignement. Il est introduit en Chine au milieu du Ier siècle par la route de la soie et poursuit son évolution. À partir du IIIe siècle, ces trois principaux courants idéologiques et spirituels deviennent les « Trois écoles », sanjiào. Ici, dans le nord-est de la province de Shanxi, dans cette vallée secrète au cœur du mont Heng, un des cinq monts sacrés de la Chine, l’unité des trois piliers de la pensée chinoise justifie la raison d’être d’un sanctuaire tel que le monastère suspendu, près des cieux, loin de la terre.
Récemment, de gros travaux ont été engagés sur le barrage existant et un parc a été emménage dans le vallon. Au guichet on nous annonce que le monastère ne se visite plus. Des chutes de pierres rendent l’ascension dangereuse et la sur-fréquentation menace la fragile structure. Benny nous raconte qu’en saison le site est un vrai parc d’attraction avec une foule de visiteurs qui déambule dans le sanctuaire. Des guides équipés de hauts parleurs se battent pour attirer l’attention de leurs groupes et les jeunes Chinois s’immortalisent le téléphone portable au bout d’une perche en prenant des selfies. Rien de tout cela aujourd’hui. Il n’y a que nous ! Nous payons seulement quelques yuans pour pouvoir accéder au parc. Et même si nous ne pouvons monter jusqu’au monastère, la vue depuis le fond de la vallée est magnifique et vaut le voyage. La récente chute de neige a blanchi le paysage et les toits du sanctuaire, la rivière est gelée et des cascades de glace dévalent les parois.
Nous traversons la rivière sur le pont suspendu pour nous rendre plus près du monastère. Deux caractères peints en rouge sur une pierre au pied de la falaise signifient : « grandiose », « magnifique ». C’est l’œuvre du poète Li Bai qui les a écrit en 735. Le point après le premier caractère n’existe pas dans l’écriture chinoise et Benny nous explique que le poète était tellement ébloui par la beauté du site qu’il a voulu exprimer une pensée plus profonde, exprimer l’endroit comme étant « plus » que magnifique !
Après la visite, Benny nous propose de passer par la ville de Hunyuan, situé à quelques kilomètres du monastère ; un village selon Benny. Avec près de trois cent cinquante mille habitants, pour nous, c’est une grande ville. Nous déjeunons dans un restaurant où notre entrée fait grand effet et où nous sommes observés par les autres clients. Nous y goûtons la spécialité : Liangfen : des pâtes faites de fécule de pommes de terre mélangées avec de fines lamelles de concombres, des tranches de tofu fumé, du coriandre et des haricots soufflés dans une sauce au vinaigre légèrement épicée.
En sortant du restaurant, le ciel s’est obscurcit. Benny nous emmène visiter un hutong, réseau constitué de passages étroits et de ruelles donnant accès aux vastes demeures à cour carrée, siheyuan. Les hutongs ont fait leur apparition sous la dynastie mongole Yuan fondée par Kubilai Khan qui règne sur la Chine de 1271 à 1368. Le mot hutong est un mot mongol signifiant « le puits », élément majeur pour les peuples des steppes. Une stricte hiérarchie déterminait l’architecture des maisons. Deux linteaux au-dessus de la porte de la demeure pour une famille modeste, quatre pour les plus aisées, parfois ornées de caractères chinois favorisant les bons augures.
Un homme d’un certain âge nous invite à entrer dans sa demeure. Nous traversons des ruelles en terre battue, pas mal de détritus jonchent le sol. Les murs sont ponctués par des portes en bois, parfois rouge. Nous bifurquons, puis passons sous un porche flanqué de deux menduns, porte de pierre sculptée souvent en forme de tambour, typique des maisons de hutongs. La fonction du mendun est de soutenir les essieux de la porte mais il renseigne également sur le statut de la famille.
Nous aboutissons dans une cour carrée pavée entourée de plusieurs habitations dans un état délabré. Construites en briques, elle sont recouvertes de toits magnifiques de tuiles grises en demi-canal, posées partie convexe vers le ciel, le joint étant recouvert par une autre tuile, partie concave vers le ciel avec les embouts décorés. Jadis, l’ensemble appartenait à un seul propriétaire, aujourd’hui seize familles se partagent la siheyuan. Au centre de la cour, un petit lopin de terre sert de potager en été. Plus loin sont entreposés des cagettes remplis de pommes de terre et de gros blocs de charbon sous une bâche. Plusieurs cages abritant des oiseaux sont suspendues sous un auvent et un petit chien dort dans un carton. Un capharnaüm d’objets de toutes sortes encombre la cour. La peinture verte des encadrements des fenêtres des portes est écaillée et à l’extérieur d’épais rideaux sont censés protéger du froid.
L’intérieur de la maison comprend une petite pièce où est entreposée une multitude d’objets et une chambre principale où domine le kang. Ce lit traditionnel en brique de la Chine du nord est chauffé par le dessous emmagasinant ainsi la chaleur. Le four à cuisson lui est accolé. Tout est propre et bien rangé, des affiches de Mao ornent les murs et une télévision trône sur une commode. Mais l’air est difficilement respirable et on comprend qu’on dénombre chaque année de nombreux cas d’empoisonnement au monoxyde de carbone. Notre hôte se plaît dans son quartier mais nous ne lui envions pas ses conditions de vie. Après l’avoir chaleureusement remercié pour son accueil, nous quittons Hunyuan.
Nous prenons la direction de l’ouest, vers Yinxian. Des villages, alignement de maisons basses en brique aux toits incurvés, se fondent dans le paysage. Nous apercevons des tombeaux : petits tertres circulaires marqués par une stèle funéraire. Ils me font penser aux miniatures des tombeaux anciens des grandes dynasties. Traditionnellement les chinois enterraient leurs morts mais une fois le communisme en place, Mao impose la crémation. Selon le Grand Timonier, l’inhumation des corps était un gaspillage des terres et les cercueils un gaspillage de bois. De nos jours, le gouvernement chinois continue à déconseiller l’enterrement et la crémation reste la norme dans les grandes villes. Par contre, les villages en région rurale, isolés, continuent de garder les anciennes traditions. Les vrais cimetières sont rares et les tombes sont clairsemées, sans clôture. Une étrange coutume a récemment été interdite par le ministère de la Culture : les spectacles de stripteaseuses qui accompagnent les cérémonies funéraires. Comme dans de nombreuses sociétés asiatiques, en Chine le statut social se mesure aussi dans le trépas, et essentiellement par le nombre de convives assistant à la cérémonie. Les familles endeuillées, en voulant attirer le plus de monde possible grâce aux spectacles dénudés, pensent offrir ainsi l’ultime cadeau à leur proche. Hélas, ils devront désormais se passer de ce service très particulier aujourd’hui associé à la débauche et la luxure.
La route, une simple départementale à deux voies, est encombrée de poids lourd chargé de charbon jusqu’à la gueule. Des dizaines à la queue leu leu devant, derrière, dans le sens opposé, dans un vacarme assourdissant enveloppés d’un épais nuage d’échappement noir. La tolérance est de mise. La limitation de vitesse fixée à trente kilomètres de l’heure est respectée par la plupart des usagers de la route. Les plus rapides tentent de dépasser les plus lents. Impression d’un mortel gymkhana. L’air est irrespirable. Le brouillard mélangé à la pollution réduit la vue à quelques dizaines de mètres. Benny soupire. Le ciel s’obscurcit. Soudain, c’est la neige !
C’est sous la neige que nous arrivons à Yingxian, célèbre pour sa pagode en bois. Nous avons du mal à la distinguer à travers les gros flocons qui virevoltent. Benny stationne la voiture devant un hôtel flamboyant neuf et nous découvrons un environnement méconnaissable. La piste en terre et les petites maisons qui entouraient la pagode il y a seize ans ont laissé la place à une cité flambant neuve construite pour le tourisme, avec rues piétonnes bordées de boutiques et de restaurants. Nous sommes abasourdis. Et encore davantage lorsque je lis sur le ticket d’entrée que la pagode fait partie des « trois pagodes miraculeuses du monde », avec la tour Eiffel et la tour de Pise…
Attachée au temple Fogong, datant de 1056, la pagode Sakyamuni, octogonale, atteint une hauteur de soixante-sept mètres pour un diamètre de trente mètres à sa base. C’est la plus ancienne pagode de Chine entièrement construite en bois. Elle ne comprend pas un seul clou, une vis ou un boulon. La seule pièce en métal est la pointe de fer qui la surmonte, un parfait paratonnerre. Nous pénétrons à l’intérieur de l’enceinte. La neige tombe de plus en plus forte, la température a chuté et le sol est déjà recouvert d’une fine couche blanche. Une grande statue de Guanyin, réincarnation d’un des plus éminents bodhisattvas, Avalokitésvara, bodhisattva de la compassion, nous accueille à l’entrée debout sur une fleur de lotus. Cette divinité prend une forme féminine sous les Song (960–1279) et devient une des déités les plus populaires en Chine.
Il est désormais interdit d’accéder aux étages. Ayant résisté à de nombreux tremblements de terre au cours des siècles, ce n’est que lors du séisme de Sichuan de 2008, que la pagode a été sévèrement endommagée. Depuis, elle penche de plus en plus et la vénérable structure est devenue dangereuse. Néanmoins, malgré sa longue histoire, les dommages les plus sévères lui furent infligés par les soldats japonais qui tirèrent deux cent d’obus dans la pagode pendant la Seconde Guerre sino-japonaise. Nous gravissons les marches qui mènent à la plateforme sur laquelle est posée la pagode. Au rez-de-chaussée, dans la pénombre, trône une grande statue du Bouddha Sakyamuni. Nous regardons avec envie l’escalier qui se perd dans l’obscurité. À l’époque nous étions montés dans la pagode, découvrant sa magnifique charpente avec une multitude de dougong, systèmes de consoles insérées entre le haut d’une colonne et une traverse, et l’étrange fait que, sur neuf étages, quatre sont cachés entre deux autres étages. Hélas, pas d’exploration approfondie aujourd’hui.
Nous contournons l’édifice. Une rampe mène au porche de l’enceinte du monastère flanquée de deux dragons et de panneaux bleus inscrits de caractères chinois doré. Les couleurs ressortent avec une incroyable luminosité à travers l’atmosphère tourmentée, le ciel gris de plomb traversé par les gros flocons blanc. À l’intérieur de la petite cour, entouré de bâtiments aux panneaux de bois et portes rouges, domine un trépied brûle encens. La neige s’intensifie et nous décidons qu’il serait imprudent de s’attarder, la route vers Datong est encore longue.
La route est bien enneigée et nous roulons dans un univers blanc et opaque. Benny conduit doucement. Il y a peu de circulation mais lorsqu’arrive la bifurcation pour Taiyuan, la police arrête les voitures car il est trop dangereux de prendre la direction du sud où les chutes de neige sont encore plus abondantes. Nous continuons donc tranquillement et arrivons sains et saufs à Datong juste avant la tombée de la nuit. La neige tombera toute la soirée…
Le lendemain, nous sommes réveillés par un bruit familier, pour nous habitants des montagnes. À l’extérieur une petite armée d’employés s’agite en train de déneiger la cour de l’hôtel. Benny vient nous chercher à neuf heures et nous partons vers les grottes de Yungang, distante d’une vingtaine de kilomètres. L’atmosphère est glaciale, la température est de moins dix degrés. La neige s’est arrêtée de tomber mais la route est blanche et glissante. L’itinéraire qui conduit aux grottes traverse d’importantes mines de charbon et nous revoilà au cœur d’un intense trafic de poids lourds. Nous passons près d’usines, véritables fourmilières de véhicules de toutes sortes, d’ouvriers et d’ouvrières. Les abords des entrées sont occupés d’une multitude de petits commerces ambulants. Un vendeur d’antigel expose sa marchandise sur une bâche au bord de la route. Les affaires ont l’air de marcher. Un nuage brunâtre sature l’atmosphère, le smog. L’air est contaminé de particules et de l’odeur âcre du charbon. Tous portent un masque. Pourtant, les prévisions météorologiques du jour promettent une magnifique journée ensoleillée sur la région de Datong…
Datong, « capitale du charbon », trois millions et demie d’habitants, est une des villes les plus polluées de la Chine. Plusieurs mois dans l’année, la ville et ses environs sont plongés dans un brouillard étouffant, saturé en dioxyde de carbone que rejettent les cheminées des mines, mêlées à celles de plusieurs aciéries et usines pharmaceutiques. Près de cinq cent mille familles vivent de cet or noir que la Chine brûle sans compter. Beaucoup habitent et travaillent dans les immenses cités minières qui regroupent jusqu’à quarante mille habitants. D’autres travaillent dans des dizaines de milliers de petites mines privées, souvent illégales aux conditions de sécurité précaire.
Mais, paradoxalement, dans cette contrée où le charbon est abondant, où le chauffage industrielle et domestique se fait essentiellement à l’aide de l’or noir, les propriétaires des immeubles récents peinent à se chauffer. Benny nous raconte avec fierté qu’il a pu acheter un appartement neuf dans un lotissement bien emménagé pour son jeune couple et leur enfant. Mais il avoue, en haussant les épaules, fataliste, que faute de chauffage adéquat en cette période de grand froid, il est obligé de loger chez sa mère pour le confort de son épouse et leur bébé de huit mois.
Premier producteur et premier consommateur mondial de charbon, la Chine, en particulier la province du Shanxi qui compte trente-huit pour cent des réserves du pays, s’est enrichie en quelques années grâce à la forte demande d’énergie fournie à quatre-vingt pour cent par le charbon. Portés par le plus fort taux de croissance depuis 1994, en 2006, les richissimes meilaoban, patrons du charbon, ont vu avec satisfaction l’envolé des prix de la houille. Datong a fortement profité de cette croissance dont témoigne la prodigieuse infrastructure. Mais aujourd’hui, le ralentissement de l’économie et le combat contre la pollution, devenu une priorité de Beijing, les énergies renouvelables sont en faveur. De milliers de mines ont fermé et toute l’économie de la Chine est en train de se transformer. Datong est étroitement lié à ces changements, l’industrie du charbon soufre et le développement de la ville semble être à l’arrêt.
Brusque changement de décor. Au bout d’une large avenue bordée d’arbres fraîchement plantés, nous sommes accueillis par une porte monumentale de style Ming, flamboyant neuve, suivi d’un immense parking, quasiment vide. « Welcome » aux grottes de Yungang. En 1999, on stationnait sur le petit parking près de l’entrée, puis, en remontant une volée de marches, nous étions immédiatement devant les falaises creusées des grottes. Nous suivons Benny sur une grande esplanade qui mène à un grandiose « visitor’s centre », puis dans une immense enceinte.
Nous traversons une cour, des pavillons, remontons une allée bordée de colonnes de pierre sculptées posées sur des bases en forme d’éléphants couchés qui mène à un immense faux banian de métal aux feuilles dorées. Au loin, étrange contraste, nous distinguons la silhouette des mines de charbon, cheminées et bâtiments, paysage industriel. Sur une île, au centre d’un grand lac artificiel, trône un vaste ensemble de temples reliés par des longs ponts en arc.
Tout est flambant neuf, très étrange et très déroutant. Néanmoins, le site, dissimulé sous la neige, est magnifique. Le lac est gelé. Le ciel blanchâtre se fond dans les eaux immobiles. Les toits incurvés blanchis. Les arbres aux branches nues. Les joncs ambrés pris dans les glaces. Des tons reposants, emplis de douceur, images féériques. Atmosphère hivernale figée dans le temps.
« Les cinquante-trois grottes creusées dans les falaises sont vives, grandioses et rarement vues ailleurs, les sanctuaires à flanc de montagne et les palais au bord de l’eau co-existent si harmonieusement ici », écrit Li Dao-Yuan (466-527 après Jésus-Christ), géographe de renom durant la dynastie des Wei du Nord. Véhiculé par la route de la soie, le bouddhisme arrive en Chine au milieu du Ier siècle, mais la tradition bouddhique de l’art religieux rupestre s’est pour la première fois véritablement affirmée au Ve siècle, à Yungang, sous l’égide impériale de la dynastie des Wei du nord. À l’avènement du premier empereur le bouddhisme est en plein développement et se diffuse parmi les membres de la famille impériale et les nobles. En 460, le moine Tan Yao entame la sculpture des Cinq Grottes ; depuis lors, ces grottes sont devenues le centre de l’art bouddhique en Chine du nord. Les formes les plus culturellement significatives, après celles de Bouddha, sont les statues des cinq empereurs. Achevées sur une période courte (460 – 525 après Jésus-Christ), les statues marquent l’apogée du développement de l’art rupestre bouddhique. En 2001 l’UNESCO a officiellement reconnu l’importance culturelle des grottes de Yungang en les incluant sur la liste annuelle du patrimoine mondial.
Enfin nous retrouvons les grottes de Yungang. Tout est là ; la petite volée de marche qui monte vers l’esplanade, les très belles façades en bois sculpté de certaines grottes, les stèles. Nous sommes seuls visiteurs. Le temps semble arrêté. L’air est glacial et je ne regrette pas mes deux paires de chaussettes, mon pull, ma polaire, ma doudoune, mon écharpe, mes gants. Mais l’envie de s’attarder l’apporte et nous résistons au froid mordant pour nous imprégner le plus longtemps possible de l’atmosphère qui règne sur ce lieu aux portes de la Mongolie.
Les grottes abritent des chefs d’œuvres : sculptures de Bouddha, dieux, déesses, créatures mythologiques, parfois sobres, parfois colorées, grandes, petites, certaines monumentales dépassant la vingtaine de mètres. Toujours cette même magnificence, cette même sérénité, cette même puissance.
Je suis émue devant le geste élégant du plus ancien bouddha du site. Les mortaises, traces de pieux enfoncés dans la roche permettant de soutenir une couche de stuc qui pouvait être peinte ensuite, nous montrent que le passage du temps ne fut pas sans laisser de traces. Je ne parviens pas à détourner mon regard des sculptures polychrome des grottes de Wuhua. Je m’interroge en apercevant d’innombrables toutes petites niches sculptées de bouddhas. Dévotion !
Je suis submergée par une profonde émotion face au sourire serein du grand Bouddha Sakyamuni de la grotte numéro vingt dont la façade s’est effondrée l’exposant ainsi au monde. Un grand brûle encens et des coussins sont la preuve que les Chinois ont retrouvé leur droit à la religion. Sous la neige, de ces lieux émanent une grande spiritualité et une force insolite. Un héritage fort, beau, qui prouve que, même si rien n’est éternel, certaines choses méritent de l’être.
Une anecdote lie les grottes de Yungang à la France. Du 11 au 17 septembre 1973, le Président de la république George Pompidou fait une visite officielle en Chine. Mao étant malade, ce sera Zhou Enlai, Premier ministre de la République populaire de Chine, qui accompagnera le président français en province. Ils se rendent en train spécial à Datong. Le matin du 15 septembre, le Président Pompidou visite les Grottes de Yungang sous la conduite éclairée de Zhou Enlai. Les deux hommes d’État admirent les sculptures tout en évoquant l’histoire et la protection des grottes. Parvenus à la grotte numéro cinq où trône un bouddha haut de dix sept mètres, Monsieur Pompidou est en admiration. Puis, en désignant une forme distinctive dans les plis de la robe sculptée, il remarque qu’apparemment, dès le Ve siècle, même bouddha portait une cravate. La réflexion fut d’autant plus fine qu’à l’époque, pour les autorités chinoises, la cravate est perçue comme un symbole du capitalisme pur.
Préservées pendant mille cinq cent ans, les statues monumentales et les fresques délicates furent sérieusement menacées par la pollution issue de l’exploitation charbonnière et du chauffage. Des poussières de houille retombaient sous forme de pluies acides. Face au danger, il fallait réagir avec de gros moyens et deux cent millions d’euros ont été débloqués. En 2008, l’autoroute du charbon, sur laquelle passait jusqu’à seize mille camions par jour, provoquant vibrations et poussière, fut enfin déviée. Les exploitations minières les plus proches ont été fermées et plusieurs villages expropriés, leurs populations, quatre mille cinq cent familles, délocalisées. Grâce à ces mesures radicales, la qualité de l’air autour des grottes s’est nettement améliorée. Longtemps étouffé dans les nuages de charbon, aujourd’hui Bouddha respire.
L’ancienne Datong, à l’intérieur de ses majestueux remparts équipés de soixante-deux tours de garde, était conçue selon un plan géométrique. Une intersection de deux grandes avenues le long de l’axe central se partageait en quadrants, puis en un labyrinthe de ruelles et venelles. La tour de la cloche et la tour du tambour donnait l’heure, aidant les gens à vivre et travailler régulièrement à une époque où il n’y avait aucun autre moyen de garder une trace du temps. Dès le début de la dynastie des Han (206 avant Jésus-Christ – 220), il y avait « une cloche du matin et un tambour du soir ». Ces deux tours étaient positionnées symétriquement et dominaient les grands axes. Portes en bois et arches s’alignaient le longs des rues donnant accès à des quartiers d’habitation. La cité comptait de nombreux temples. Vers l’est se déployait le palais des Princes, un ensemble de bâtiments de cent quatre vingt mille mètres carrés doté de toits émaillés vert jade.
En 1999, il ne restait plus grand-chose de la vieille cité historique. Datong se présentait comme la plupart des métropoles industrielles de province de l’époque : un grand bouillonnement populaire où se côtoient pêle-mêle maisons traditionnelles en briques grises et toit ondulés et bloc de béton de quelques étages, quadrillées par des rues poussiéreuses ou boueuses selon la saison. Aujourd’hui, elle est de nouveau ceinturée par d’impressionnants remparts. J’avais lu que Datong avait reconstruit ses murailles mais face à cette œuvre pharaonique je reste bouche-bée. Les remparts de briques grises, les massives tours de garde, les douves aux eaux gelées, le tout recouvert de neige… C’est impressionnant ! Mais trop neuf, trop beau, trop faux. Décontenançant. Contre toute logique.
Même choc aux temples Huayan, datant de la dynastie Liao (916-1125). Ce ne sont plus les vieux temples délabrés aux statues négligées agonisantes dans la pénombre enfouis dans un quartier grouillant et vivant. Le site a été réhabilité de façon grotesque. Les deux sanctuaires sont maintenant entourés d’esplanades aérées, allées bordées d’arbres, halles et pagodes. Le statuaire a été dépoussiéré et brille de mille feux, les parois ont été repeintes, on a du mal à distinguer l’authentique du récent.
Je suis un peu révoltée, j’aimais l’âme de ce vieux quartier, ces temples un peu fanés, et l’animation des ruelles aux alentour. Mais l’aspect « neuf » est caché sous une fine couche de neige et je dois admettre que l’ensemble a du caractère. Toits élégants, portes lune, yueliang-men, parfaitement circulaires, volées de marches, passages, brûles encens, statues, panneaux et portes rouges, la Chine dans sa splendeur. Vide, silencieuse, pas très spirituelle… quoi que… Je lève la tête. Le soleil est un disque brillant dans un ciel argenté.
La tour de la cloche, la tour du tambour, flamboyants neuves. Vers l’est, interdit d’accès, l’immense chantier des palais des Princes est abandonné pour l’instant. Nous devinons les toits verts des bâtiments au milieu d’un champ de boue. Reste le mur des Neuf Dragons, un peu perdu, mais « vrai ». À quand la reconstruction du palais de Zhu Guidai, l’un des nombreux fils de l’empereur Zhu Yuanzhang, dont ce panneau magnifique ornait l’entrée ?
Ces dernières années, aidé par les fruits de la croissance, Datong a décidé d’attirer les touristes se rendant au monastère suspendu et aux grottes de Yunyang vers son centre-ville. Le projet consiste à raser les quartiers hutong et les vieux immeubles et les remplacer par une nouvelle « vieille » ville à l’intérieur des remparts. En utilisant des plans et des documents gouvernementaux, ainsi que des photographies de Datong au début du XXe siècle, la ville sera reconstruite « à l’ancienne ». Rendre à la cité sa gloire du passé. Une renaissance de la dynastie Ming. La résurrection de la « Grande Unité ». Un lieu idéalisé plus qu’une ville historique. Ces changements radicaux Datong les doit à son ancien maire, Geng Yanbo, connu aussi sous son surnom de Geng « le démolisseur » ; Geng Chaichai. Le maire commence les emménagements dès la prise de ces fonctions en 2008. Grâce à ces efforts initiaux il fut nommé personnage exceptionnel pour la protection de l’héritage chinois par la China Cultural Relic Protection Foundation en 2011. Budget : dix billions yuan (1,5 milliard d’euro) étalé sur six ans.
Tout le périmètre de la vielle ville est concerné et la moitié de la cité intra-muros est en phase de destruction. Des dizaines de milliers d’habitants ont dû déménager. D’autres continuent à vivre dans leurs petites maisons, le plus souvent sans eau ou électricité au milieu de terrains vagues ou au bord des rues défoncées tandis que d’immenses panneaux dévoilent les programmes de l’avenir. Parfois, une vieille baraque se fond dans le décor d’une rangée de belles demeures modernes et des trottoirs larges. Des affrontements violents ont opposé les démolisseurs et les habitants des maisons condamnées à la destruction. Le départ de Geng en 2013, nommé maire de la ville de Taiyuan, a changé la donne. Le projet est au point mort et les habitants n’obtiennent aucune compensation. On menace de les exproprier.
Pour une raison que je ne saurais vraiment expliquer, Datong et ses environs ont une place particulière dans mon cœur. Lorsque nous l’avions quitté en 1999, je m’étais promis d’y revenir un jour. Malgré son climat exécrable et sa pollution, il se dégage de Datong une impression fascinante. Elle émane l’âme de cette Chine mystérieuse et interdite. Non pas la Chine impériale des Wei, des Liao, des Tang, des Yuan, des Ming ou les Qing, mais la Chine de Mao, la Chine communiste, la Chine dépassée par son histoire. Cette Chine secrète et mystérieuse incarnée par le légendaire Grand Timonier, où hommes et femmes portent le costume mao ou l’uniforme militaire, où le peuple s’écrase, où la jeunesse ravage. Cette Chine qu’a si souvent parcouru Philippe au début des années 1980. Une époque où le peuple était vêtu de kaki, de bleu ou de gris, où les bicyclettes, signe de la prospérité maoïste, encombraient les rues.
Datong garde des traces de cet héritage. En 1999 mais aujourd’hui encore. Images. Un vieux moine au monastères Huayan, vêtu d’un hanfu, la traditionnelle robe des Han, jaune. Un homme en manteau de soldat matelassé vert, chapka enfoncée sur la tête, observant Philippe qui, un genou à terre, photographie un petit groupe d’hommes qui jouent au trictrac. Un attroupement de vieux sur les marches des temples en grande discussion. Une génération vouée à l’extinction. Une fillette, véritable poupée chinoise, qui hurle en me voyant, cette « barbare » avec ses cheveux blonds. Je pense à la gentillesse des gens rencontrés, sans la froideur des Chinois de Xi’an, de Shanghai. Les regards bienveillants de quelques « anciens », le subtil clignement d’d’œil d’une vieille dame, l’amabilité des caissières au guichet des temples, la courtoisie de deux adolescentes qui insistent pour que je leur passe devant pour régler mes courses dans un petit magasin. Le sourire et la gentillesse de Taylor au restaurant, la serviabilité de Joe Jackson à la réception de l’hôtel, les femmes de chambre et leur petites attentions, et surtout Benny, notre chauffeur, guide et… ami.
Jour du départ. Notre vol pour Beijing décolle à huit heures du matin. Benny vient nous chercher à six heures. Il fait nuit noire, le brouillard est épais, les rues sont désertes. En arrivant à l’aéroport, nos craintes se confirment, notre vol est annulé. Prochain départ : demain matin. Même si nous aimons bien Datong, nous n’avons aucune envie de rester une journée de plus. Quoi faire ? Une seule solution : le train. En route pour la gare ferroviaire ! Une heure plus tard, ayant quitté Benny, nous voilà dans un wagon « soft sleep », couchettes molles, pour Beijing. Couettes et oreillers impeccables, rideaux en dentelle, thermos d’eau chaude. Décidément, pour nous Datong sera toujours lié au train. Et moi, à bord du huo che, « voiture de feu », observant le paysage morose qui se défile, je songe déjà à y retourner un jour.
© Texte & photos : Annette Rossi.
Image d’en tête : Scène de rue à Datong.