Longtemps isolé du reste du monde résultant d’une politique menée de main de fer par un régime autoritaire et de frontières naturelles hostiles, le Myanmar est ressuscité et la pagode Shwedagon se lève fièrement à l’horizon de sa capitale Yangon. Mieux connue sous le nom de Rangoon, la ville, cachée au cœur d’une forêt verdoyante dans le delta de l’Irrawaddy, a retrouvé son nom et sa dignité d’autrefois. À l’abri des influences extérieures et des effets parfois néfastes de la modernité, l’ancienne Birmanie entretient un mystère opaque, symbolisant un lieu secret, une contrée impénétrable bercée par la spiritualité et la dévotion.
Magie, mystère, de l’or et le divin, Yangon, Myanmar, décembre 1999.
Passés les formalités d’immigration avec une étonnante facilité nous prenons le chemin vers la capitale située à une vingtaine de kilomètres de l’aéroport. L’ambiance est sordide, pas âme qui vive, pas une lumière, nous ne croisons aucun autre véhicule. La route s’étire au cœur d’une épaisse forêt ténébreuse. Lugubre. Une première impression qui honore l’image obscure de la Birmanie !
Le 19 juillet 1947, le général Aung San, qui mena la lutte pour l’indépendance et dont le parti remporta quelques mois plus tôt les élections à l’assemblée constituante, est assassiné. Il a trente deux ans. Sa fille, Aung San Suu Kyi, n’en a que deux. Un an plus tard, en 1948, après l’occupation britannique puis japonaise, la Birmanie gagne définitivement son indépendance, mais à partir de 1962, le pays est dirigé par une dictature militaire. En 1988, fatalement, des manifestations d’étudiant éclatent. La répression de l’armée est terrible. Dans un massacre sanglant trois mille personnes perdent la vie. Ne Win, premier ministre, chef de l’État et chef du parti unique de l’époque, démissionne. Une junte militaire, le « Conseil d’État pour la restauration de la loi et de l’ordre », prend le pouvoir. Dès lors, les organisations internationales des droits de l’homme classent la Birmanie parmi les pires pays du monde en matière de libertés. La liberté de la presse et les droits de l’homme n’existent pas, les partis d’opposition sont interdits et le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant de l’exécutif. En 1989, la junte rebaptise le pays l’Union du Myanmar.
Aung San Suu Kyi, fille du général Aung San, rentre d’exil et fonde le parti d’opposition ; La Ligue nationale pour la démocratie, LND. Elle deviendra le symbole de la lutte pour la démocratie. Un an plus tard, en 1990, la LND remporte les élections législatives avec plus de quatre vingt pour cent de voix en sa faveur à la surprise de la junte qui espérait légitimer ainsi son pouvoir. La junte invalide les élections et assigne Aung San Suu Kyi à résidence. Ses sympathisants sont arrêtés par milliers. Disparitions, travail forcé et déplacements de populations sont monnaie courante. La junte reporte l’exercice du pouvoir par la majorité parlementaire après l’adoption par référendum d’une nouvelle Constitution approuvée par le gouvernement militaire en place. En 1991, Aung San Suu Kyi reçoit le prix Nobel de la Paix mais n’obtient pas la liberté de se rendre en Suède pour recevoir son prix. Aujourd’hui rien n’a changé et la population doit faire face à une répression permanente.
Une porte dorée indique l’entrée de la ville et, soudain, changement total d’atmosphère. Nous nous retrouvons au cœur d’une fourmilière. Hommes et femmes sont uniformément vêtus de longyi, sorte de sarong, chemise et tongs. Les femmes exhibent leur longue chevelure noire. Vieilles voitures et bus rétro contrastent avec les feux de signalisation ultramodernes munis d’un système de compte à rebours pour les changements de couleur. Yangon, sous le ciel nocturne, vibre d’excitation et de vivacité. Notre hôtel, le Kandawgyi Palace Hotel, est situé au bord du lac Kandawgyi, « lac royal », au milieu de jardins et la forêt tropicale. Il occupe un bâtiment d’architecture traditionnelle construit dans les années 1930. L’ambiance est nostalgique et chaleureuse. Les chambres, un peu désuètes, sont décorées de meubles en teck. Depuis notre chambre la vue porte sur le lac, plongé dans l’obscurité, et la ville. Au loin une lumière flotte dans le ciel : le Shwedagon Paya, éclairé de mille feux ; aura dorée, image sainte. Magnifique !
Déjà, au XIIIe siècle, le pays s’appelait Myanmar, signifiant « les premiers habitants du monde ». Le terme Myanmar était utilisé à l’époque de Marco Polo pour désigner l’ensemble du pays alors que le Bamar, dont les Britanniques avaient fait Burma, désigne les régions proprement birmanes. En 1989, la junte militaire choisit le nom de l’Union du Myanmar pour couper les liens avec l’ère colonial, mettant fin à l’appellation Burma, Birmanie, et ainsi renouer avec le passé « glorieux » précédant l’occupation anglaise. Certaines villes seront également rebaptisées, comme Rangoon devenue Yangon.
Le lendemain matin, sous un soleil éblouissant, nous découvrons le vrai visage de Yangon, le « Jardin de l’Orient » du fait de sa situation au cœur d’un delta fertile où lacs et rivières sont bordés de parcs à l’ombre des arbres tropicaux. Effervescente, bruyante, sans cesse touchée par des coupures de courant, l’atmosphère est baignée d’effluves mélangeant odeurs d’égouts, gaz d’échappements et de nourriture frite rehaussée d’un subtil parfum d’encens. Les rues sont parcourues de voitures et d’autobus d’un autre âge. La conduite est à droite, mais comme la plupart des voitures sont importées de la Thaïlande, le volant aussi est à droite. Durant des années, en héritage de l’occupation britannique, on a roulé à gauche mais un beau matin, la junte, sur les conseils d’un astrologue, a décidé que le trafic se ferait désormais à droite. Dans l’impossibilité de renouveler le parc automobile, les conducteurs se sont adaptés à la nouvelle disposition. Dépasser est une mission désespérée !
L’une des premières choses qui nous frappe est l’étrange « maquillage » des femmes. Quasiment toutes, ainsi que les enfants, sont fardés d’une pâte couleur crème, thanaka, appliquée de manière plus ou moins artistique. Principal produit cosmétique de la Birmanie, le thanaka est une préparation épaisse d’origine végétale. Appliquée sur le visage et les bras, il protège du soleil et constitue le maquillage de fête. Les motifs simples comme un disque sur chaque joue et un trait sur le nez sont les plus courants, parfois le thanaka est appliqué en bandes appelées thanaka bè gya, ou en forme de feuille. Le thanaka est produit à partir du bois de plusieurs arbres poussant en abondance en Birmanie centrale et connus collectivement comme « arbres à thanaka ». Le thanaka est traditionnellement vendu en petits rondins ou en fagots, et aujourd’hui aussi sous forme de pâte ou de poudre. La pâte de thanaka est fabriquée en râpant l’écorce, le bois ou les racines de l’arbre avec un peu d’eau sur une pierre circulaire, kyauk pyin, munie d’une rigole circulaire pour évacuer l’eau. La tradition puise ses origines il y a deux mille ans comme en témoignent des poèmes de cette époque. Dans le musée de la ville de Bago on peut admirer le kyauk pyin qu’utilisait la princesse Dutalakayar, fille du roi Bayintnaug qui régna au XVe siècle. Ses propriétés sont connues depuis l’Antiquité puisque les Phéniciens, les Grecs et les Romains rapportaient, parmi de nombreuses marchandises orientales, le très précieux bois de thanaka.
Yangon conserve un insolite charme colonial et possède un grand nombre d’édifices légués par les Britanniques. Mais les immeubles sont délabrés, les peintures pastel s’écaillent et de nombreuses façades laissent apparaître des fissures. D’improbables enchevêtrements de fils électriques pendent aux dessus des rues. Les trottoirs sont défoncés et encombrés de générateurs, de déchets, de voitures garées illégalement, et de vendeurs… de tout ! Fruits, billets de loterie, parapluies, ombrelles, chiques de bétel, pièces détachées en tout genre, cheroots, journaux et livres, en birman ou en anglais, parfois photocopiés, parfois retapés à la machine à écrire. De vieux téléphones posés sur des tables font office de cabine téléphonique. À intervalle régulier, des cuisines ambulantes proposent brochettes, nouilles ou soupes, achalandées de quelques tabourets autour d’une minuscule table : des dinettes pour adultes.
Hommes et femmes sont tous vêtus du traditionnel longyi. Dès leur plus jeune âge, en ville comme à la campagne, les Birmans se vêtissent de cette sorte de sarong façonné d’une pièce de tissu rectangulaire, long d’environ deux mètres et large de quatre vingt centimètres, dont les deux petits côtés sont cousus ensemble de façon à former un tube cylindrique. Les longyis des femmes sont appelés paso, ceux ses hommes htamain. Les femmes le portent droit et le nouent sur le côté. Les hommes rabattent les deux extrémités vers l’avant pour le replier et faire un nœud central au niveau du nombril surmontant un pli creux. Pour les grandes occasions les hommes portent une veste sans col sur une chemise à col officier et parfois une gaung gaung, sorte de turban. Les femmes portent un chemisier boutonné devant, le yinzi, ou sur le côté, le yinbon, avec un châle. Dans la vie de tous les jours, le longyi est souvent porté avec une chemise à manches courtes ou avec un t-shirt. Les hommes portent un longyi à carreaux, tandis que les femmes se vêtissent souvent d’un longyi à motif floral, les enfants le portent le plus fréquemment uni.
Devant de nombreuses maisons, à l’ombre des arbres, nous remarquons de gros pots en céramique généralement à hauteur d’homme. Connu pour leur grande hospitalité, les Birmans se chargent quotidiennement de remplir ces pots d’eau fraiche à la disposition des passants. Les utilisateurs utilisent la même coupe mais l’eau est censée d’être bouilli et donc buvable.
Puis, tels des fantômes, au milieu de l’effervescence vaguent silencieusement d’innombrables silhouettes orange. Les bonzes, moines bouddhiques, le crâne rasé en signe de détachement, drapés dans une toge carmin, brun ou rouge, bol à aumône laqué noir sous le bras. Les nonnes sont vêtues de rose. Tâches de couleur vives, images sereines au milieu d’une foule pressée, bigarrée et bruyante.
Le boycott du tourisme lancé par Aung San Suu Kyi en 1995 en réaction à la décision de la junte souhaitant faire de 1996 l’année du tourisme en Birmanie et ainsi ouvrir ses caisses aux divises nous a fait hésiter à entreprendre ce voyage. Aujourd’hui, notre réticence s’est évaporée. Pour les Birmans, les visiteurs étrangers sont une véritable aubaine. Aussi bien pour des raisons économique mais également pour des raisons politiques. Nous pouvons témoigner en dehors des frontières de la situation, la souffrance, les conditions de vie difficiles et le destin tragique de ce peuple confronté à l’une des dictatures les plus dures de l’époque moderne. Nous pouvons témoigner de la gentillesse inégalée de la population birmane, serviable, sincère, généreuse. Nous ressentons que le simple plaisir de nous adresser la parole, de prendre le temps de boire un thé en notre compagnie, les amuse et leur fait sincèrement plaisir, ce qui est réciproque.
Beaucoup d’hommes mais aussi de femmes ont les gencives cramoisies dû à la chique de bétel qu’ils mâchent à longueur de journée. La préparation est composée de la feuille de bétel connue pour ces vertus stimulantes, antiseptiques et rafraîchissante, badigeonnée avec une sorte de chaux, hydroxyde de calcium, qui permet de libérer l’effet stimulant des feuilles. On y ajoute un peu de tabac fermenté dans de l’alcool de riz, une noix d’arec, fruit du palmier de bétel, et différentes épices comme des graines de cardamone, une lamelle de noix de coco séchée, du lait de coco, un clou de girofle et même de la mangue séchée. Le tout est emballé dans la feuille de bétel sous forme d’un petit paquet et placé entre la joue et la gencive pour être mastiquée quelques minutes ou plusieurs heures. En le chiquant, la salive, les dents et les lèvres prennent une coloration naturelle rouge mais cela fait surtout saliver abondamment, ce qui explique les taches rouges au sol ; crachats de la couleur du bétel.
Ayant planifié de nous rendre au Rocher d’Or et que la loi nous impose un guide pour ce périple, nous allons faire sa connaissance. Win Aye arrive en taxi, habillé en longyi, chemise blanche équipé de lunettes de soleil miroitantes : la classe ! Immédiatement le courant passe bien entre nous et nous décidons de passer la journée ensemble, aspirés par l’ambiance et les bruits d’une capitale hors du commun et entourés de ce peuple Birman, souriant et accueillant.
Le Marché Bogyoke. L’énorme hall couvert contient de centaines d’échoppes. Nous commençons par la section des tongs. En Myanmar, on se déchausse partout : dans les pagodes, les temples, les maisons privées. Porter des tongs est presque inévitable. Cette chaussure fait l’unanimité même pour ceux qui travaillent sur les chantiers. Des centaines de modèles sont exposés. Des plus basique en plastique à celles en cuir ou en velours, parfois brodées de perles ou aux semelles compensées. Mon choix tombe sur une paire de tongs rouges foncées en velours. Selon le vendeur c’est le modèle le plus authentique. Moi, je pense surtout que ce sont les seules qu’il possède en ma taille. Car ici la taille 38 est gigantesque !
Pour les Birmans, les bijoux n’ont pas seulement une valeur esthétique : l’or et les pierres précieuses sont considérés comme un placement sûr. Ce n’est donc pas étonnant que le quartier des bijoutiers, regroupé le long de Shwebontha Street, soit très animé. Dans des vitrines s’étale une grande variété de bijoux et de pierres : saphirs, aigues-marines, émeraudes, grenats, pierres de lune, topazes, améthystes, jade et rubis qui viennent des mystérieuses mines de Mogok. À l’intérieur des boutiques vendeurs et acheteurs se retrouvent autour d’un thé. Les marchands, équipés de pince et de loupe déplient délicatement de petits papiers contenant les pierres. Win Aye nous montre les fameuses bagues Nawarat « neuf pierres » censées porter chance. Lui-même en possède une et affirme que depuis cet achat, sa situation s’est considérablement améliorée !
Nawarat est une bague en or sertie de neuf pierres, appelées « les neuf gemmes estimables ». Chaque pierre apporte un bénéfice particulier. Le diamant, la dignité. La perle, la magnificence et la grandeur. L’œil-de-chat, l’accomplissement. Le zircon, la force. L’émeraude, le calme et la tranquillité. La topaze, la vigueur. Le saphir, l’amour et l’affection. Le corail, l’autorité. Le rubis, la gloire et le pouvoir. Au XIXe siècle, seuls les membres de la famille royale et les officiers de haut rang avaient le droit de porter ce bijou. Aujourd’hui, la croyance dans les pouvoirs magiques de la bague Nawarat reste très vive et l’acheteur est choisi selon son horoscope et la lecture des lignes de la main. Le bijoutier calcule alors le jour et l’heure de la fabrication de la bague. Le rubis doit être serti un dimanche, la perle et l’œil-de-chat un lundi, le corail un mardi, l’émeraude et le zircon un mercredi, la topaze un jeudi, le diamant un vendredi et le saphir un samedi. Avant de commencer le sertissage, une offrande, gadaw bwe, composée de bananes et de noix de coco doit être faite à Bouddha. Le rubis, symbole de gloire, est placé au centre, puis est entouré des huit autres gemmes, qui représentent les huit planètes connues des temps anciens. Le saphir doit être sertie au nord, le diamant à l’est, l’œil-de-chat au sud, l’émeraude à l’ouest, le corail au nord-est, la perle au sud-est, le zircon au sud-ouest et la topaze au nord-ouest. La bague n’est remise à l’acheteur qu’après une offrande faite aux esprits, nats. La bague Nawarat doit être portée de telle façon que l’émeraude se situe aussi près que possible du corps alors que le diamant doit en être éloigné le plus possible.
Sur le trottoir, entouré de toute sa famille, est installé un peintre en plaques d’immatriculation. En Myanmar, contrairement à beaucoup d’autres pays, on peut se procurer une plaque à sa guise et peintre de plaques est considéré comme un vrai métier. Nous décidons d’en acheter une pour un ami collectionneur. Après avoir choisi une plaque normale et non militaire ou policière, car tout est possible, l’artiste se met au travail. Au sol, sur un drap, il nous fait le numéro que nous désirons. Comme l’écriture Birmane est ronde, il se sert d’un appareil qui façonne des cercles. Pendant ce temps, nous sommes bombardés de questions : un vrai interrogatoire mais avec une gentillesse inouïe. La plaque terminée et réglée, les adieux sont faits. Sur le point de partir, le peintre et sa famille nous fond savoir qu’ils trouvent que nous ressemblons à de vraies stars de cinéma… Ce qui fait sourire de fierté Win Aye.
En dépit de la facilité de découvrir cette capitale, les lourdes conséquences d’une erreur de parole ou de comportement pèsent lourd dans nos esprits. Les indicateurs du pouvoir incarnent la grande peur de la population. Ils sont présents partout ; salons de thé, restaurant, marchés, même dans les hôpitaux ou les écoles, et se font souvent passer pour des partisans de la démocratie. Tout Birman qui tient des propos politiques ou engagés peut se trouver en danger de torture, de prison ou de mort. Les touristes sont fréquemment surveillés, soupçonnés d’être journalistes, écrivains ou membres d’ONG. Les moines couverts de leur toge rouge et les milliers de pagodes dorées mettent en évidence un pays profondément voué au bouddhisme, religion qui refuse toute violence. Mais la dictature du régime, les conflits dans lesquels s’engagent les minorités ethniques et le refus d’ouvrir les frontières démontrent tout le contraire.
Alors que doucement le soleil se rapproche de l’horizon et que la chaleur s’estompe, le moment est venue de découvrir de plus près la plus sainte des pagodes birmanes : la Shwedagon Paya. Le stupa d’une hauteur de cent mètres, entièrement recouvert de feuilles d’or, scintille dans le ciel. Les Britanniques ont souvent dit qu’il y avait plus d’or sur le Shewadagon que dans les coffres de la banque d’Angleterre… Quatre volées d’escaliers couvertes mènent à la terrasse sur laquelle s’appui le grand stupa. Celles du sud sont gardées par deux animaux mythiques. Win Aye nous accompagne sur les escaliers orientés vers l’est, débordant de boutiques de souvenirs de pèlerinage et d’offrandes. Nous nous déchaussons. Immédiatement, nous sommes entourés de passants qui admirent nos pieds blancs ! Je souris intérieurement car apparemment personne ne remarque que les miens sont si grands ! Commence alors la montée des longues volées de larges marches qui mènent à la terrasse sur laquelle trône le Shwedagon.
Arrivés au sommet, franchissant la dernière porte, nous retrouvons la lumière et l’air libre. Le temps d’un instant, nous nous arrêtons en retenant notre souffle. Une vision dorée se répand doucement. Le grand stupa, véritable pyramide d’or, se détache dans le ciel et brille comme un feu incandescent dans le soleil couchant. Au sommet, des milliers de diamants et de pierres précieuses serties dans des plaques d’or lui confèrent son éclat rosé. Il est entouré d’une multitude de statues de bouddha, d’édifices et d’objets dédiés aux nats, esprits dotés de pouvoirs magiques, tous aussi dorés. Une voie de procession est dégagée autour du grand stupa et une foule de dévots déambule dans le sens des aiguilles d’une montre. Pagodes, clochetons, temples et sanctuaires surmontés de pyatthats, toiture birmane aux multiples toits superposés, permettent aux fidèles de se reposer, de méditer, de flâner.
Nous observons les fidèles en train de prier devant l’autel représentant leur signe astrologique qui correspond à leur jour de naissance. L’astrologie birmane, Mahabote, dérive de l’astrologie planétaire de l’Inde ; l’étude des relations supposées entre les affaires terrestres et les phénomènes célestes. Le Mahabote est fondé sur huit signes animaliers correspondant aux huit jours de la semaine, le mercredi, jour de naissance de Bouddha, étant divisé en deux, matin et après-midi. Dimanche, l’oiseau mythique Garuda. Lundi, le tigre. Mardi, le lion. Mercredi matin, l’éléphant, mercredi après-midi, l’éléphant sans défenses. Jeudi, le rat, vendredi, le cochon d’Inde, et samedi, le dragon. Comme les moines, les astrologues jouent souvent le rôle de conseiller pour les Birmans, et ils sont consultés avant toute prise de décision ou d’événement important. « Les Birmans sont très superstitieux », nous dit Win Aye. « Les jours sont très importants. Il y a des jours pour tout. Par exemple, se faire couper les cheveux un lundi porte malheur, les femmes ne doivent jamais se shampouiner les cheveux le mercredi et il ne faut pas porter de vêtements verts lorsqu’on voyage ». Il sourit avec malice et ajoute : « Un homme né un lundi ne devrait pas se marier avec une femme née un vendredi »… Née un vendredi je cherche le regard de Philippe. « Vendredi », me dit-il. Me voilà rassurée ! Win Aye joint les mains en délice et chuchote : « Votre planète est Venus, planète de la beauté et de l’amour ». Nous sommes comblés !
Selon la légende, le Shwedagon Paya aurait été érigé au temps de Bouddha, à l’époque où le roi Okkalapa régnait sur Okkala, l’actuelle Yangon, et sur le pays des Môn. Siddharta Gautama atteignit l’illumination après quarante neuf jours de méditation sous un arbre pipal de Bodhgaya, en Inde. La première offrande que « l’Eveillé » accepta fut un gâteau au miel présenté par deux marchands originaires d’Okkala, Tapussa et Bhallika. En signe de gratitude Bouddha arracha huit de ses cheveux et leur demanda d’enchâsser ces reliques sur une colline nommée Sinuttara. Au retour de voyage les deux frères présentèrent les huit cheveux à leur roi Okkalapa. À l’endroit désigné par Bouddha, au lieu-dit Dagon, près de leur ville natale, fut édifié le Shwedagon, shwe signifiant « or ». Depuis le XIVe siècle les rois successifs de la Birmanie entretinrent, agrandirent ou embellirent la pagode jusqu’à atteindre sa hauteur actuelle de 100 m. Pour marquer la fin des travaux suite à un grave tremblement de terre en 1769, le roi Tharrawaddy organisa une procession de barques depuis Ava pour offrir à l’édifice une ombrelle, le hti. En 1871, le roi Mindon organisa une même procession depuis Mandalay pour remplacer le hti, en témoignage du prestige de la cour de Mandalay jusqu’en Basse-Birmanie alors occupée par les Anglais. Shwedagon est devenu le symbole de la Birmanie.
Fascinant, de se mélanger à ce peuple si gracieux. Seuls étrangers parmi la foule, nous sommes la curiosité des lieux. Mais quel plaisir de rendre un sourire, répondre aux questions que nous posent ces gens si charmants. Acheter des feuilles d’or emballées dans du papier huilé, marcher pieds nus sur le marbre brûlant. Observer les fidèles s’asperger d’eau sacrée. L’ivresse de se laisser emporter par les bruits des clochettes, le murmure des prières, se laisser envelopper par cette atmosphère de grande spiritualité.
Des vieilles femmes s’agenouillent devant les autels, des enfants tressent des colliers de fleurs, des hommes et des femmes composent des offrandes de fruits ou versent des bols d’eau sacrée sur les têtes de bouddhas qui gardent les autels planétaires de leur jour de naissance. Des nonnes en robes roses abritent du soleil leurs crânes chauves avec des parasols tandis que les silhouettes pourpres des moines sont vaporeuses et impassibles. Les enfants rient aux éclats et les parents, fiers, les regardent jouer dans l’enceinte de la plus sacrée des pagodes.
L’image d’un moine, accroupi, en réflexion devant le grand stupa s’accroche dans mon esprit. Rouge et or, nuances riches et royales. Elles prennent ici une signification humble. Le soleil baisse et la lumière devient douce, le monde baigne dans un voile doré. Difficile de s’arracher de cette atmosphère joyeuse pleine de quiétude. Nous nous asseyons sur le seuil d’un pavillon et nous nous laissons transporter dans un univers où le temps ne compte pas…
Avant de trouver une solution durable et pacifique à l’impasse constitutionnelle, avant que l’armée ne cède le pouvoir à un gouvernement civil, avant que l’ouverture économique ne soit totale, l’ancienne Birmanie reste un pays pas comme les autres. La magie est présente partout. Elle entoure les sanctuaires uniques où règne une atmosphère envoutante, où rien sauf le spirituel ne semble être important. Elle se perçoit dans des gestes simples et centenaires. La manière des Birmans à fumer le cheroot, avec des gestes hautains, indifférents. Leur grâce, leur élégance. Mais quand les embouteillages et le téléphone portable seront devenus des choses banales, quand le capitalisme fera son entrée au pays et que la pauvreté se fera sentir par rapport au reste du monde, espérons que son peuple sache garder sa culture et sa dignité. Nous espérons ne jamais retrouver un jour Win Aye en jeans venir à notre rencontre.
Lorsque le jour est arrivé de quitter Yangon pour explorer le reste de ce pays attachant, nous traversons la ville à cinq heures du matin. Nous pensions trouver les rues abandonnées. Cependant, des moines surgissent de toutes parts. Par dizaines, centaines. Pieds nus, bols d’aumônes laqués noir sous les bras, ils entament leur tournée de mendicité quotidienne. Dans la nuit, ce sont des ombres silencieuses et furtives. Ces bonzes aux visages graves rendent l’acceptation de ce qui est le régime politique de ce pays encore plus insensé. Au loin, dans un ciel d’ancre, se dresse le Shwedagon, tout d’or et de lumière, majestueux et ensorcelant.
« Alors un mystère doré se leva à l’horizon, une merveille étincelante et superbe qui brillait au soleil, dont la forme n’était ni celle d’un dôme musulman ni celle d’une flèche de temple hindou. « Voici la vieille Shwedagon » me dit mon compagnon. Le dôme doré dit : « Voici la Birmanie, un pays qui sera différent de tous ceux que tu connais ». 1898, Rudyard Kipling, extrait de Letters from the east. Un siècle plus tard, le mystère demeure…
© Texte & photo : Annette Rossi.
Image : La Shwedagon Paya.