Au-delà de l’horizon… Terreur et dévotion sur le toit du monde.

Cité interdite aux étrangers pendant des siècles, la ville sacrée, haut lieu du bouddhisme tibétain, baigne dans une aura de mystère. Située à une altitude de 3650 mètres sur le plateau du Tibet, elle est entourée d’une enceinte de montagnes s’élevant à 5000 mètres. Dominée par le Potala, le palais rouge et blanc, ancien palais du dalaï-lama, Lhassa, « la terre des dieux », est la capitale du Tibet, le toit du monde. Un pays de montagnes grandioses, de lacs sublimes et de plaines qui s’étendent à l’infini parcourues de yaks, gazelles et kiangs, l’âne sauvage du Tibet. Un pays où prennent source de grands fleuves comme le Yangzi Jiang, l’Indus, le Mékong, le Gange, le Brahmapoutre et le Fleuve Jaune. C’est le royaume des neiges éternelles où est née la légende du yeti. Ce pays, longtemps caché derrière l’Himalaya s’est enfin ouvert au monde… et à nous, après une attente interminable pour obtenir notre autorisation d’entrée.

 

Terreur et dévotion sur le toit du monde, Lhassa, Tibet, novembre 1999.

 

Munis d’une liasse de papiers ornés d’une belle variété de tampons ; notre laissez-passer pour le Tibet, nous nous rendons à l’aéroport de Chengdu à quatre heures du matin ! Le petit avion que nous pensions trouver s’avère être un Airbus A 340. Nous décollons à six heures. Il fait encore nuit. Destination l’aéroport de Gongkar. Survoler l’Himalaya au lever du jour est une expérience qui fait oublier le réveil difficile. En dessous de nous s’épanoui un monde blanc immaculé d’une pure beauté. Glaciers, hauts sommets, profondes vallées. Un milieu hostile et sauvage qui suscite quelques frissons. Les montagnes semblent toutes proches et elles le sont car ces sommets sont au-dessus de 7000 mètres. Après deux heures de vol, le Brahmapoutre, appelé Yarlung Tsangpo au Tibet, apparaît. Prenant sa source à 5000 mètres d’altitude, dans la chaîne himalayenne des Kailas, au glacier Kubigangri, il traverse le sud-est du Tibet, en Chine, et le nord-est de l’Inde, puis rejoint le Gange au Bangladesh pour former un vaste delta. L’avion suit le cours de ce fleuve majestueux jusqu’à son atterrissage sur le plateau tibétain.

 

Le soleil est aveuglant. La lumière diaphane. L’air mince. Notre guide obligatoire imposé par l’état, Wen Qin, jeune tibétain, nous accueille en nous offrant une khata, écharpe traditionnelle de cérémonie, blanche, signifiant le cœur pur du donateur, accompagné de la formule bienveillante de « tashi delek », « meilleurs souhaits ». La khata symbolise la pureté, la bienveillance, le bon présage et la compassion. Notre chauffeur, Baima, un géant au visage buriné, le cheveu hirsute et le sourire timide, nous attend près de son vieux 4X4 qu’il conduit avec des gants blancs. La route longe le grand fleuve sacré. Les couleurs sont éclatantes : le jaune safran des montagnes, le bleu saphir du ciel, le turquoise intense de l’eau. Le territoire est bien surveillé : postes de contrôle, jeeps et militaires chinois partout. À la confluence de la rivière Kyi Chu et du Tsangpo, le mont sacré Chuwo Ri confère la prospérité du Tibet. Après avoir traversé le pont du Chusul, excessivement gardé par des soldats chinois, nous suivons la rive de la Kyi Chu ou rivière de Lhassa, qui va nous mener à la ville interdite.

 

Un grand bouddha sculpté sur une falaise veille sur la route avec un sourire serein. L’expression d’une bienveillance inconditionnelle envers tous les êtres, pour qu’ils soient délivrés de toute souffrance et aient la force de trouver la liberté intérieure. Des guirlandes de drapeaux de prières lungta, « chevaux de vent », flottent dans la légère brise. Imprimées de mantras ainsi qu’un cheval, d’où leur nom, ces petites pièces d’étoffes sont de cinq couleurs ; bleu, blanc, rouge, vert et jaune, représentant les cinq éléments ; air, espace, feu, eau et terre. Le cheval, médiateur entre ciel et terre, porte sur son dos les Trois Joyaux ; le bouddha, le dharma, ses enseignements, et la sanga, la communauté monastique. L’usage des drapeaux de prières remonte à la plus ancienne tradition spirituelle du Tibet, le bön. Alors que le bouddhisme se répand au cours du premier millénaire, il incorpore certains éléments böns. L’iconographie et les mantras peints sur les drapeaux böns créent les drapeaux de prières lungta. Sur les hauts plateaux tibétains, depuis la nuit des temps, ces petits drapeaux de couleur se détachent contre le ciel dispersant leurs formules sacrées en les transmettant aux dieux. Ils ondulent sous la brise, claquent sous les rafales d’un vent changeant ou d’une tempête de neige. Ils s’affadissent au soleil et se délavent sous la pluie, sans jamais cesser d’illuminer l’esprit et le cœur des Tibétains.

 

Le soleil est haut dans le ciel. L’atmosphère prend une toute autre dimension. Les paysages baignent dans une lumière diaphane. Les couleurs s’évaporent jusqu’à devenir une magnifique palette de pastels. Les contours sont atténués. Le ciel est cristallin, argenté, presque blanc, les quelques nuages qui se sont formés gris perle et rose poudré. La roche est mauve et parme, l’eau bleu cyan et vert opaline. Les paysages aux transparentes et délicates nuances givrées semblent figés dans le temps. Le monde s’est arrêté.

 

Nous avons du mal à croire que nous sommes vraiment au Tibet. Il n’y a pas si longtemps, cela semblait impossible. Ce n’est qu’en 1991 que la Chine permet à nouveau, par une filière rigoureuse, aux étrangers de rentrer au Tibet. Désormais nous sommes là, à 3650 mètres d’altitude et le mal des montagnes n’a pas encore frappé… Lhassa. Enfin ! Les faubourgs sont laids. Les Chinois sont arrivés en masse et les baraquements s’alignent. Les immeubles  ont poussé. Des enseignes au néon écrites en mandarin éclairent restaurants, boîtes de nuits et maisons closes. Colonnes étincelantes précèdent banques carrelées de marbre. Sur les grandes avenues et ronds-points se disputent bus, camions, taxis, pousse-pousse et limousines. Difficile d’imaginer que, dans les années cinquante, la roue était interdite au Tibet car elle laisserait des cicatrices à la surface sacrée de la terre. Il n’y avait ni routes ni ponts. Lorsqu’un Britannique offrit une voiture au dalaï-lama, on fut obligé de la démonter afin de la faire porter à Lhassa par des yaks ! Notre détresse augmente au fur et à mesure que nous nous approchons du centre-ville. Nous cherchons le Potala des yeux, en vain. Où est cette Lhassa d’Alexandra David-Néel ? Ou celle de Heinrich Harrer ? La déception devant ce qu’est devenue la légendaire capitale du toit du monde nous accable. Baima nous laisse devant le Lhasa Hotel, l’ancien Holiday Inn, repris par le gouvernement chinois en 1997 et fleuron du CITS, China International Travel Service. Grâce aux contacts de Philippe avec cette agence d’état suite à ses nombreux voyages en Chine, nous avons pu obtenir une chambre dans le seul hôtel du Tibet qui propose de l’eau chaude 24h/24 et du chauffage. Wen Qin nous donne rendez-vous pour le lendemain matin et nous conseille de nous reposer car nous sommes à haute altitude et il faut s’adapter. Ravis d’être débarrassé de notre « garde du corps », nous nous installons dans notre chambre équipée de branchements d’oxygène. Rassurant ! Nous prévoyons d’aller nous aventurer à Lhassa, mais la fatigue frappe, le mal de tête s’installe et, après deux aspirines, nous nous s’assoupissons. Au réveil, le soleil est déjà bas dans le ciel. Nous nous dépêchons de quitter l’hôtel. Il faut voir le Potala… aujourd’hui !

 

Hissé sur le Marpo Ri, montagne rouge, le Potala, magnifique dzong, palais-forteresse, symbole du pouvoir spirituel et temporel, est baigné des derniers rayons du soleil, encore dans la lumière le temps d’un instant. L’instant même qui nous est donné. Le Potrang Marpo, palais rouge, surgit majestueusement de la blancheur du Potrang Karpo, palais blanc. Les toits dorés brillent. J’ai une pensée pour Alexandra David-Néel qui, après avoir parcouru le Tibet dans des conditions extrêmes, contemple enfin le Potala et crie : « lha gyalo » : « les dieux ont triomphé ». Un moment de distraction ; une femme, ses cheveux noirs ornés de somptueux bijoux d’argent et de turquoises, moulin à prières à la main, un homme portant un lourd manteau de peau sur une épaule, franges rouges dans les cheveux, et la mystérieuse bâtisse glisse doucement dans l’ombre…

 

Le bouddhisme a pris naissance dans le nord de l’Inde sous l’impulsion des enseignements du prince Siddharta Gautama, né en 653 avant Jésus-Christ. Il deviendra le bouddha historique Sakyamuni. L’évolution du bouddhisme a donné lieu à trois grandes écoles : l’hinayana, « petit véhicule » le mahayana, « grand véhicule » et le vajrayana, « véhicule de diamant ». En 629, Songtsen Gampo est couronné trente-troisième roi de la dynastie Yarlung. Sous son règne, le Tibet est unifié. S’estimant l’incarnation d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de la compassion, nommé Chenresi en tibétain, il est considéré comme le premier roi religieux du Tibet. Pour diffuser le bouddhisme il crée une langue et une écriture communes. En 640, il adopte la doctrine vajrayana comme religion d’état. Confronté à la tradition bön, riche en pratiques magiques, le vajrayana incorpora des pratiques tantriques et fut dès lors perçu comme une religion ésotérique adepte de superstition et de magie. À Lhassa, Songtsen Gampo choisi le Marpo Ri pour y établir son palais qu’il nomma d’après la demeure céleste de Chenresi, une montagne mythique en Inde : Riwo Potala. Le IXe siècle voit la fin de la dynastie et la diffusion du bouddhisme. Le pays est morcelé en petits fiefs.

 

Au milieu du VIIIe siècle, Padmasambhava, également appelé Guru Rinpoche, « précieux maître » unifie la doctrine vajrayana et le culte bön. Cette fusion donne naissance à une nouvelle forme de bouddhisme ; le bouddhisme tibétain ou lamaisme. Padmasambhava fonde l’ordre nyingmapa, la « lignée des anciens ». Pour se distinguer des prêtres bön, il adapte la robe et la coiffe rouge. L’école nyingmapa est fortement orientée vers le tantrisme ; ensemble de textes, de doctrines, de rituels et de méthodes initiatiques très anciens, issu de l’hindouisme et marqué de pratiques mystiques et ésotériques. Au cours des siècles suivants, pour lutter contre la domination toujours importante de la tradition bön, le Tibet voit apparaître l’ordre des sakyapas et l’ordre des kagyupas, « transmission orale » dont la branche karma-kagyu est la mieux implantée en dehors des régions himalayennes, avec à sa tête le karmapa, le détenteur de la coiffe noir. Ces ordres sont désignés par la dénomination de « bonnets rouges ». Les différents ordres rivalisent pour étendre leur influence sur le Tibet.

 

À la fin du XIV siècle, le réformateur Tsongkhapa rassemble les éléments essentiels de tous les enseignements bouddhiques et fonde l’ordre des gelugpas, « les vertueux ». Les moines prennent la coiffe jaune et deviennent les « bonnets jaunes ». Le guide de cet ordre devient le chef spirituel et temporel du Tibet. Il établit son palais à Drepung, à huit kilomètres de Lhassa. Lorsque les Mongols, au XVIe siècle, renouent les liens avec le Tibet, ils se convertissent au bouddhisme. Ils confèrent au troisième successeur de Tsongkhapa le titre de dalaï-lama, « océan de sagesse ». Chaque dalai-lama est la réincarnation de son prédécesseur. Le panchen-lama, « grand érudit », est également issu de l’ordre gelugpa et la seconde autorité spirituelle du Tibet. Le dalai-lama n’est pas le chef de l’ordre gelugpa. Cette position est occupée par le supérieur du monastère de Ganden.

 

Au XVIIe siècle, le cinquième dalaï-lama, à l’étroit dans son palais de Drepung, choisi le Potala comme nouveau siège d’État, Lhassa étant devenue une destination majeure pour les pèlerins et pourvue d’une tradition palatiale. Le fait que les dalaï-lamas, comme Songtsen Gampo, étaient, eux aussi, considérés comme des incarnations de Chenresi, justifie ce choix. Le Potala, le plus complexe de tous les monuments tibétains jamais construits, fut destiné à assumer des fonctions aussi nombreuses que variées : résidence du dalaï-lama et de son entourage, lieu de grandes cérémonies d’État, siège du gouvernement tibétain et forteresse durant les époques tumultueuses. Treize étages et une hauteur de cent dix-huit mètres font que l’édifice comptait parmi les plus hauts du monde jusqu’à la construction des premiers gratte-ciel.

 

Nuit cristalline, on peut toucher les étoiles. L’air est sec et glacial. Nous sommes au cœur d’un autre monde. Un monde isolé et ignoré. Secret, loin de tout. Un monde dont l’inaccessibilité n’a cessé de nourrir l’imaginaire occidental. Un monde où le thé est agrémenté de beurre de yak. Ce qui en fait un lourd breuvage salé et de rancidité variable. Un monde qui vit de la même façon depuis des siècles sans se laisser influencer par l’étranger. Où l’on célèbre le rite poignant des funérailles célestes. Mais un monde aussi qui vit sous la terreur de la domination chinoise depuis 1950 lorsque l’Armée rouge entra au Tibet, et surtout depuis 1959, année de l’exil du quatorzième dalaï-lama, suivi de 100.000 de ses sujets. À cette époque, la population de la capitale ne dépassait pas 35.000 âmes et un homme sur quatre vivait dans une lamaserie. Aujourd’hui, Lhassa compte plus de deux cent mille habitants. La politique de la République populaire de Chine favorisant l’immigration han dans le but de rendre les Tibétains minoritaires dans leur propre pays, est contestée par les autorités, néanmoins, près des deux tiers de la population de Lhassa sont des Chinois. Le peuple tibétain est étroitement surveillé par l’armée chinoise dissimulée parmi la population. Persécutions, arrestations, déportations et exécutions sont monnaie courante. La sérénité au royaume céleste n’est qu’une façade. Fragile et friable.

 

À Lhassa, les criminels sont enterrés dans des endroits déserts. La crémation est réservée aux personnes mortes d’une maladie contagieuse. Les saints sont conservés dans des chörten, forme tibétaine des stupas bouddhiques, que les fidèles viennent honorer. Les enfants en bas âge sont immergés dans les rivières. C’est la raison pour laquelle les Tibétains ne mangent pas de poisson. Les autres finissent sur une « pierre des morts », découpés et décharnés par les vautours, les « aigles saints ». Avec peu de sols disponibles pour enterrer les morts, et peu d’arbres pour organiser des bûchers, les Tibétains célèbrent le jhator, littéralement « donnant aumône aux oiseaux ». Le rituel des funérailles célestes, rite funéraire ancestral influencé par le tantrisme tibétain, est enregistré dans un traité bouddhiste du XIIe siècle, intitulé Le livre tibétain des morts. Dans la vision bouddhique, l’être humain ne connaît qu’un bref passage sur la terre et le corps n’est qu’un véhicule qui nous permet d’évoluer dans ce monde. Après la disparition de l’enveloppe charnelle, reste l’esprit qui est l’essence de l’être. Les officiants du jhator sont les ragyapa, « faiseurs de cadavres », caste tibétaine spécialisée dans ces fonctions. Appellation impropre, leur véritable nom est tobtan, « sage ». À la suite du décès, le tobtan se rend chez la famille en deuil pour apprêter le mort. Il le dénude et lie les membres en position de fœtus, puis enveloppe le cadavre dans un étoffe de laine blanche, le phrug. Le lendemain, avant l’aube, l’héritier porte la dépouille jusqu’au seuil de la maison où le tobtan prend en charge le corps. Il l’emmène sur l’air de découpage et dépose le cadavre sur une pierre large et plate, la « pierre des morts ». Assisté de plusieurs dépeceurs, il décapite et découpe le corps en morceaux selon un procédé bien précis. Les os et le crâne sont brouillés et mélangés à de la tsampa, la farine d’orge grillé, aliment de base au Tibet. Autour, les vautours, perchés sur les crêtes, attendent le banquet funèbre. Avant que le soleil se lève, il ne reste plus rien du défunt. Son âme est déjà ailleurs, à la recherche d’un bébé qui vient de naître, un corps à investir. Le jhator est une cérémonie très chère. Les gens qui n’ont pas les moyens de l’offrir au défunt se contentent de placer le cadavre sur les hauteurs afin qu’il puisse être dévoré par les rapaces. Le macabre et la brutalité corporelle du rite des funérailles célestes est un saisissant contraste avec son raffinement spirituel. Cependant il illustre la communion parfaite entre l’homme et la nature sur les hauts plateaux tibétains…

 

Il est dix heures et le soleil vient tout juste de se lever. Malgré le décalage, Lhassa vit à l’heure de Beijing. En pénétrant le Potala, par la porte arrière, nous évitant une longue allée de marches en pierre, nous avons l’impression de reculer des siècles dans le temps. Le palais aux mille pièces n’est éclairé qu’à la lueur de lampes à beurre. Les flammes vacillent créant des ombres vivantes. L’atmosphère est étouffante. L’odeur âcre du beurre brûlé imprègne les lieux. Le sol est glissant, imprégné de graisse en perpétuelle fusion. Les rambardes sont visqueuses. Pendant trois heures, nous nous frayons un chemin à travers ce labyrinthe obscur et poussiéreux. Escaliers raides comme des échelles et passages ténébreux dans lesquels les courants d’air s’engouffrent, nous conduisent d’étage en étage. Le Patrang Marpo, palais rouge, destiné aux cérémonies religieuses, est un dédale de pièces sombres, de couloirs étroits, de bibliothèques et de chapelles. Les chörten funéraires en bronze des dalaï-lamas renfermant leurs dépouilles sont enrobés de feuilles d’or pur, enluminés de poudres minérales et ornés de pierres précieuses. À la faible lumière nous découvrons d’énormes statues recouvertes de brocarts précieux. Les halls de sutra, soutenus de poutres sculptées, sont richement décorés, les rideaux magnifiquement brodés. Des fresques minutieuses et d’innombrables thankas couvrent les murs. Nous admirons les mandalas tridimensionnels des trois principales divinités tantriques couverts d’or, d’argent et de pierres précieuses. Les bibliothèques contiennent des milliers de livres soigneusement enveloppés dans de la soie jaune. Dans le Potrang Karpa, palais blanc, nous visitons les quartiers résidentiels des dalaï-lamas où les objets personnels du quatorzième dalaï-lama demeurent tels que ce jour de 1959 où l’horloge s’arrêta et avec elle l’histoire d’une époque. Son trône l’attend, patiemment, tristement, dans le somptueux hall de réception. Depuis la terrasse, la vue embrasse le village clos de Zhöl, blotti au pied du Potala, et la cité sainte de Lhassa. Le jeune Tenzin Gyatso, lors de ses méditations matinales devait capter ici les premiers rayons du soleil. C’est depuis cette terrasse qu’il a dû contempler une dernière fois sa ville, son pays, en cette matinée historique de 1959. Je prends la main de Philippe, l’instant m’émeut. Mes yeux s’accrochent sur les montagnes environnantes qui encerclent la ville comme des remparts. La renfermant dans son isolement. Loin du reste du monde.

 

La richesse dont témoigne le Potala nous impressionne, mais ce n’est rien comparé aux sentiments que nous éprouvons face aux pèlerins qui circulent dans les couloirs et les escaliers, les salles et les chambres. Revenus peu à peu depuis le rétablissement de la liberté religieuse dans les années quatre-vingt, les Tibétains, dès l’aube, affluent. Le palais est devenu un musée, surveillé par des caméras et des gardiens irritables, mais les fidèles, stoïques, défilent par centaines en cortège bigarré, inchangé depuis des siècles. Nous les regardons avec fascination ramper à genoux sous les rayons des bibliothèques pour recevoir ainsi la sagesse contenue dans les livres. La profonde vénération qui règne dans le palais est émouvante. Parés de leurs plus somptueux atours, les pèlerins accomplissent leurs rites et leurs prières. Ils ont dans la main une liasse de centimes de yuans, de quoi glisser un billet devant chaque statue. Le thermos permet d’arroser d’une goutte lustrale les lampes. Des poignées des grains d’orge sont offertes aux bouddhas. Chacun porte son paquet de beurre de yak qu’il distille à la cuillère dans les milliers de lampes qui éclairent le Potala en tremblotant lui conférant cette atmosphère secrète, mystérieuse.

 

Ils sont très grands, aux traits fins, les yeux légèrement bridés, le nez droit, les cheveux noirs, longs, en mèches luisantes de crasse et de graisse. Les visages sont tannés, brûlés par le soleil, et salis par le voyage et la pauvreté, les pommettes cramoisies par l’air vif des sommets. Tous portent le chuba, manteau en laine épaisse s’ouvrant sur le côté droit attaché par une ceinture. Un tablier composé de bandes de tissus colorés richement brodés est la marque distinctive des femmes mariées. Leurs longs cheveux noirs sont souvent tressés et embellis par de gros bijoux d’argent sertis de turquoises et de corail. Les hommes arborent un pantalon en peau et une chemise blanche ou brodée. D’amples manteaux en peau de bête ou en fourrure sont portés sur une seule épaule découvrant le bras droit. Ils sont chaussés de bottes en cuir pointues, et coiffés de chapeaux haut de forme avec quatre pans sur les côtés. Les cheveux longs des guerriers khampa sont retenus avec des franges rouges, les Goloks, nomades du Nord, s’habillent en peau de mouton. Dès qu’ils nous aperçoivent, leurs visages s’illuminent. Ils tirent la langue en signe de salut et de respect, puis nous sourient timidement. « Tashi delek », « tashi delek ». Ils nous étreignant les mains, nous font comprendre leur bonheur de voir des étrangers, de ne pas être oublié. Nous sommes emportés par la foule. Après avoir arpenté un ensemble de triples escaliers escarpés nous aboutissons dans la minuscule chapelle Phakpa Lhakhang. Construite par le roi Songtsen Gampo au VIIe siècle, elle regorge de statues inestimables. Les pèlerins posent leur front contre les parois. Nous restons respectueusement à l’écart, mais un moine nous saisit par les épaules et nous guide vers l’endroit. Le front collé, littéralement, contre le mur, j’invoque la compassion. Nous laissons notre offrande aux pieds de la statue d’Avalokiteshvara, la plus vénérée du Potala. C’est peut-être grâce à lui que, plus tard à l’hôtel, nous aurons de l’eau chaude pour laver nos fronts collants, nos mains poisseuses et pour se défaire de la graisse accumulée durant cette matinée passionnante.

 

Les étrangers ont toujours constitué l’espoir d’obtenir des renseignements et des photographies du dalaï-lama. Hélas, aujourd’hui plus personne n’ose espérer une telle chose. En vente libre sur le barkhor jusqu’en 1995, elles sont maintenant formellement interdites. Avoir des photographies du dalaï-lama sur soi, et les distribuer, est considéré comme de la propagande « contre-révolutionnaire ». La surveillance s’est renforcée et récemment des sanctions sévères ont été infligées. Si les étrangers risquent tout au plus quelques jours de prison, les Tibétains peuvent disparaître des années ou pour toujours. Pourtant, il faut aller au Tibet. Il faut témoigner des conditions de vie des Tibétains. Boycotter le pays sous le prétexte que le gouvernement chinois a une emprise trop importante n’aide pas le peuple tibétain. Le tourisme n’apporte aucune légitimité au gouvernement chinois, au contraire, il dénonce les méthodes de répression, l’arbitraire du régime, la torture cruelle et dégradante dans les prisons, les sentences publiques, les exécutions et la destruction en masse de joyaux architecturaux. Le tourisme permet au monde extérieur de prendre connaissance des espoirs et des aspirations du peuple. Il ne faut pas ignorer le Tibet.

 

Au cœur du quartier tibétain de Lhassa s’épanouit le temple le plus sacré du Tibet, le Jokhang, lieu fondamental dans le bouddhisme tibétain. Il fut édifié pour abriter la statue du bouddha Sakyamuni que la princesse chinoise Wencheng offrit en 641 à Songtsen Gampo, son époux. Sur le toit, deux daims encadrent une roue du dharma. Aujourd’hui, le temple est fermé au pèlerinage, mais pour nous les imposantes doubles portes s’ouvrent. Nous pénétrons l’intérieur du Jokhang seuls. L’ambiance est feutrée et étouffante, les sols glissants de beurre de yak. Le silence est troublant, les ombres mouvantes. Un moine nous guide jusque devant la statue dorée de Jowo Sakyamuni, l’image la plus sacrée du Tibet. Cernant les chapelles intérieures du Jokhang, le nanghkor, bordé de gros moulins à prières, constitue le petit tour des sentiers rituels. Un couple âgé, visages ratatinés, mais yeux éclairés, emmitouflés dans de nombreuses couches de vêtements et parés de bijoux, fait tourner les moulins à prières. Dans la cour se déroule une cérémonie. Le son des tambours et thungchen, trompes tibétaines, nous suit jusqu’au toit. La vue sur Lhassa et le Potala est somptueuse.

 

Devant le temple, dans l’ombre glaciale des murailles, mon regard est attiré par une dizaine de personnes se jetant à terre.  Cette prosternation, le kjangchag, essentiellement tibétaine, consiste à se jeter à plat ventre sur le sol, se relever, joindre les mains au front, à la gorge et au cœur, symbolisant l’esprit, la parole et le corps, et recommencer. Certains fidèles se protègent avec un tablier en cuir et utilisent des cales en bois sur les mains pour mieux glisser. De nombreux pèlerins accomplissent ainsi mètre par mètre leur chemin de prière, parfois sur des kilomètres. La ferveur qui habite ces gens, cette démonstration de foi, cette confiance totale dans la loi du karma me touche au plus profond de mon être. Ce peuple qui a tout perdu, son pays, son guide spirituel, est, au seuil du XXIe siècle, si riche dans ses espoirs et ses croyances au cœur d’un monde qui ne leur appartient plus.

 

Il ne reste plus que la foi. Au Tibet, l’hiver constitue la morte-saison de l’agriculture et de l’élevage, mais il s’agit de la pleine saison des pèlerinages. De nombreux paysans et pasteurs, familles entières, à pied ou entassés dans des bennes de camions, partent parcourir le pays pour honorer les lieux saints dont l’ultime but sera Lhassa. La capitale possède trois circuits de pèlerinage. Le premier, le lingkhor, fait huit kilomètres et englobait autrefois la vieille ville, le Potala et la colline de Chakpo Ri. Il devait être parcouru par les pèlerins avant leur entrée dans la ville. De nos jours ces pèlerins sont forcés de traverser les nouveaux quartiers chinois sur des routes à six voies. Le deuxième sentier rituel est le barkhor. Il fait le tour du temple de Jokhang, le sanctuaire le plus ancien et le plus sacré du Tibet. Le troisième corridor rituel cerne les chapelles intérieures du Jokhang. C’est le nangkhor. La déambulation d’un chemin circumambulatoire sur lequel on défile dans le sens des aiguilles d’une montre s’appelle une kora. Lingkhor, barkhor et nangkhor sont parfois qualifiés de grand tour, moyen tour et petit tour.

 

Le barkhor, la seconde allée rituelle, fait le tour du Jokhang. Il est parcouru sans cesse par des foules de Tibétains qui espèrent accumuler des mérites spirituels. Les pèlerins murmurent machinalement des mantras en tournant d’un geste sec le moulin à prière. Le circuit est ponctué de quatre grands brûleurs d’encens, sangkangs, où brûle en permanence du genévrier offert par fagots entiers par les dévots. La fumée odorante enivre nos sens, déjà atteints par la rareté de l’air et des jours de confrontation avec ce peuple hors du commun. Lieu de commerce autant que lieu de pèlerinage, le barkhor regorge de marchandises : vêtements, bottes et chapeaux. Moulins à prières, chapelets et autres accessoires religieux. Selles de chevaux, matériaux en tout genre, bijoux, turquoises et corail. Il y a des montagnes de boules de beurre de yak dans des sacs faits de cuir de veau ou d’estomac de mouton trempés dans l’eau. Les Tibétains plongent la main dans de grands sacs d’orge, le goutent, comparent et marchandent. Derrière des carcasses de yak, des petites calottes blanches trahissent les musulmans exerçant principalement la profession de boucher. La communauté musulmane, constituée de musulmans tibétains, les kachee, et musulmans chinois, les hui, connaît les mêmes problèmes de discrimination que le reste de la population. Attristée par le sort de ce peuple, je concentre mon regard sur l’animation du marché. Pour les pèlerins, dont la plupart viennent de très loin, leur séjour à Lhassa est l’occasion de s’approvisionner. J’ai l’impression que pour eux c’est aussi excitant d’être ici que cela l’est pour nous. Win Chen nous accompagne et nous met en garde. Outre la présence de policiers, les services secrets chinois sont partout. Les caméras vidéo fixées sur les toits nous surveillent. Donc, pas de discussions prolongées avec les Tibétains, rester à l’écart des groupements et, infraction ultime, ne pas prononcer le nom du Dalaï-Lama.

 

Alexandra David-Néel, au début du XXe siècle, écrit que la religion de Tibétains s’appuyait sur la magie. « Tous les rites des Tibétains sont à tendance magique. Il en est de très naïfs et il en est de très subtils. Les Tibétains croient que notre monde est contigu à d’autres mondes peuplés d’êtres différents mais dont la mentalité a des ressemblances avec la nôtre. Certains ont développé des sens spéciaux et parviennent à les discerner. Ces mondes exercent une influence sur nous et vice versa. Il y a des dieux, des génies, des démons masculins, féminins. Certains sont bienfaisants, d’autres sont portés à nuire. Les Tibétains étant enclins à douter de la bienveillance de ces personnages, il faut les contraindre à utiliser leurs pouvoirs en notre faveur. Contraindre un dieu ou un démon est un acte de magie. Cela ne ressemble pas à la prière. Il est possible aussi, au lieu de les contraindre, d’user de procédés aimables en leur donnant des choses qui leur sont agréables. Une grande partie des rites ont donc pour but d’obtenir le concours de personnages extra-humains pour leur bénéfice. »

 

Le bouddhisme tibétain est souvent qualifié de bouddhisme tantrique. Selon la doctrine gelugpa, les paroles du bouddha sont contenues dans les tantras, les vieux textes ésotériques hindous. Le tantrisme vise à canaliser l’énergie afin de progresser plus rapidement sur la voie de l’illumination. Certaines techniques donneraient des pouvoirs surnaturels à ceux qui parviennent à les maîtriser. L’étude des textes tantriques requière l’assistance d’un grand maître religieux, lama. La nomination « lama » est la traduction de guru, terme sanskrit signifiant « maître spirituel ». Ce titre honorifique peut être attribué à un moine, une nonne, ou, dans les écoles nyingmapa, sakyapas, kagyupas et gelugpa, à un pratiquant avancé du tantrisme. Le lama n’est pas nécessairement moine. Il peut même être marié. Ce titre peut également être utilisé pour désigner des tulkous, renaissances de lamas, comme le dalai-lama ou le panchen-lama. Le bouddhisme tibétain est souvent désigné sous l’appellation lamaisme. De nombreux objets de culte prennent une place importante lors des cérémonies religieuses. Le vajra (sanskrit) ou dorje (tibétain), symbolisant le diamant et la foudre, détruit l’ignorance pour favoriser la sagesse. Dans les rituels tibétains, le vajra est souvent employé avec la cloche, ghanta (sanskrit) et drilbou (tibétain). Ils symbolisent alors respectivement les principes masculin et féminin.

 

Dominant la rivière de Lhassa à huit kilomètres de la capitale, le monastère de Drepung est situé au pied du mont Gephel. Fondé par le célèbre lama des « bonnets jaunes » Jamyang Chöje en 1461, Drepung est le plus grand de tous les monastères tibétains et l’une des trois grandes universités monastiques gelugpa du Tibet. En 1530, il devient le centre du pouvoir politique. Sa population est alors au nombre stupéfiant de dix mille habitants : la plus grosse institution monastique au monde. Pendant la révolution culturelle, le monastère de Drepung fut inexplicablement épargné de la destruction. Depuis le début des années 1980, quelque cinq cents moines sont revenus y vivre. Heinrich Harrer, en 1950, écrit que chaque année se tenait à Drepung le festival du yaourt, shoton. Le point culminant du festival était le déploiement d’un gigantesque thanka de bouddha, peinture sur soie caractéristique de la culture tibétaine. Thanka signifie littéralement « chose que l’on déroule ». La cérémonie à toujours lieu, en dépit de la surveillance chinoise et le refus de l’envahisseur de reprendre la tradition de l’ache lhamo, l’opéra tibétain, qui accompagnait le festival. Nous parcourons l’immense site où l’atmosphère semble sereine. Les salles sont somptueusement décorées. Les couleurs vives dominent. Dans les cuisines fume le fameux thé au beurre de yak dans d’énormes marmites. Après avoir contemplé de centaines de merveilleuses représentations du bouddha, grande est notre consternation de se retrouver face à un portrait de Mao ! Une paroi entière est couverte de graffiti de la révolution culturelle. Wen Qin se crispe. Notre gentil guide a du mal à cacher ses sentiments. Il ne dit mot, mais son expression de mépris en dit long. Peut-être les jours prochains, lorsque nous nous éloignerons de Lhassa et sa surveillance pesante, nous parlera-il enfin.

 

La place du Potala est désespérément vide. Les Chinois ont effacé l’étroit réseau de ruelles, rasé les maisons de pierre, les cours et les jardins, pour poser une pierre grise, lisse, reflétant peut-être le goût chinois, mais certainement pas celui des Tibétains. Le drapeau rouge à cinq étoiles flotte au vent, protégé par une lourde chaine et un gigantesque cadenas, et deux soldats. Il y a quelques mois, un Tibétain a descendu ce drapeau. Il s’apprêtait à hisser le drapeau tibétain lorsqu’il fut arrêté, roué de coups, et emmené. Il serait mort en prison. Terreur sur le toit du monde.

 

Nous gravissons la montagne de fer, le Chakpo Ri, face au Potala qui, lui, occupe le Marpo Ri. Au centre de l’étroit passage entre les deux collines, se trouve le Dhaggo Kani, la porte de Lhassa, sous forme d’un gros chörten percé d’un passage, autrefois l’entrée principale de la cité. Nous longeons la crête. Le Potala domine la vallée. La « terre des dieux ». Ces dieux qui semblent terriblement absents. Demain, Baima va nous conduire à travers les montagnes pour découvrir d’autres visages du Tibet. Nous allons quitter Lhassa. La mort dans l’âme. Certes, Lhassa change. Lhassa a déjà changé. Mais pour nous, l’image du palais blanc laiteux et rouge sang contre le ciel bleu, dans son écrin de hautes montagnes, restera à jamais gravé dans notre esprit. Tout comme notre rencontre avec ce magnifique peuple, admirable et digne, malgré leurs rudes conditions de vie. Heinrich Harrer a dit : « … un vaste pays au sommet du monde où se passent des choses étranges. Des moines ont le pouvoir de séparer l’esprit du corps, des shamanes et des oracles prennent des décisions gouvernementales et un roi-dieu vit dans un palais ressemblant à un gratte-ciel dans la cité interdite de Lhassa… ». Le Tibet… Un espace suspendu entre ciel et terre. Un univers étrange et magique qui nous a enrichi : d’esprit, mais surtout… de cœur. À Lhassa, le ciel sera toujours plus bleu qu’ailleurs et les étoiles plus proches…

 

© Texte & photo : Annette Rossi.

Image : Le Potala.

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Une réflexion sur “Au-delà de l’horizon… Terreur et dévotion sur le toit du monde.”

  1. Merci pour cette éblouissante leçon d’histoire que je vais  garder, relire et mémoriser. Quelle érudition et don de synthèse, tu as loupé ta vocation, tu devrais être historienne.

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