Au-delà de l’horizon… Les dômes turquoise de Samarcande.

« Il n’y a pas un autre lieu en Asie central dont le nom ait autant frappé l’imagination des Européens que Samarcande. Entourée d’un halo de mystère, visitée à de rares intervalles, préservant les traditions de sa splendeur derrière un mystère impénétrable, elle piqua longtemps la curiosité du monde », écrit Eugène Schuyler, diplomate, membre de la légation américaine à Saint-Pétersbourg, en 1873. Samarcande, dont la riche histoire commence en même temps que celle de Rome et pour une gloire presque égale, vécue son apogée aux XIVe et XVe siècles comme capitale de l’empire de Tamerlan. À travers les vestiges de cette époque, elle intrigue, elle brille, elle existe aujourd’hui encore. Fortement influencée par la culture iranienne car située à la limite nord-est du monde perse, à la rencontre des peuples de langue turque, Samarcande se dresse à la lisière des traditions nomades et sédentaires. Légendaire étape sur la route de la soie, Samarcande représente l’âme même de l’esprit aventurier, la curiosité de l’inconnu, la recherche de la grandeur dans un lieu reclus. Libérée du joug soviétique en 1991, elle a prit sa place dans la République d’Ouzbékistan. Samarcande, meurtrie, écorchée, a su garder sa magie.

 

Les dômes turquoise de Samarcande, Samarcande II, Ouzbékistan, juin 2005.

 

Après une matinée chaude et ensoleillée passée à Tachkent, ce jour de mai, nous quittons la capitale ouzbek dans une voiture avec chauffeur. Victor est un grand Russe jovial aux cheveux blonds et aux yeux bleus qui parle ouzbek, russe et deux mots ; « normal » et « gut », en allemand ! Le paysage est monotone et plat, mais au loin se dessinent les hautes montagnes du Tadjikistan. Nous devons faire un détour car la route principale traverse la république de Kazakhstan : avant l’éclatement de la Russie cela ne posait aucun problème, aujourd’hui ce n’est plus possible de l’emprunter sans visas et autorisations spéciales. Nous traversons la rivière Zerafshan qui serpente à travers une vallée étroite. À l’approche de Samarcande le paysage change : des collines basses et dénudées remplacent la plaine. Au loin nous apercevons ses dômes turquoise. Nous sommes à Samarcande !

 

Il y a deux ans, ici à Samarcande, nous sommes tombés malades et avons dû interrompre notre voyage pour nous faire soigner en France. C’était en novembre, les journées étaient courtes, il faisait froid et pendant les jours passés à Samarcande, la pluie tombait en trombes des heures durant tandis que le brouillard enveloppait la ville et que les corbeaux croassaient dans les branches nus des arbres. Aujourd’hui, il fait beau et chaud et Samarcande se montre sous un tout autre visage. C’est dimanche et la population se balade, les femmes vêtues de robes aussi colorées que la faïence des monuments dont les dômes s’élèvent au-dessus des toits plats des maisons.

 

 

Une gigantesque statue de Tamerlan domine le quartier du Gur Emir. Le souverain tourne le dos au Oeniversiteti Bulvari, un large boulevard ombragé bordé de platanes et de jardins, ainsi dédaignant la ville russe, et fait face à la ville timouride. Entouré de lilas en fleurs, il porte une couronne siégeant sur un trône, la main posée sur une épée, le regard bienveillant comme un gentil grand-oncle. Loin de la réalité car Timour le Boiteux était un chef de guerre impitoyable, sanguinaire et destructeur. L’hôtel Afrosiab, bâti sur l’emplacement du Palais Bleu de Tamerlan est aussi morose que la fois où nous y avons logé et l’hôtel Samarcande, datant de l’ère russe dégage toute la décadence d’une gloire fanée. À l’horizon, les iwans et les coupoles monumentaux du Registan sont éclairés par les derniers rayons de soleil. Sous un vieux mûrier blanc, une famille ramasse les fruits dans un drap. Ils nous font signe de nous approcher et nous remplissent les mains de mûres sucrées. Le tombeau du grand Tamerlan, grave de sa présence, veille…

 

Nous nous approchons du Gur Emir baigné dans une lumière dorée lui attribuant une majesté solennelle. Mes pas sont marqués par une certaine hésitation. Notre dernier séjour fut profondément imprégné par la présence du mausolée et les légendes qui l’entourent. Restent des sentiments mitigés pour le magnifique édifice. Soudain, une pleine lune apparaît derrière le dôme côtelé qui dresse ses quartiers turquoise dans un ciel bleu cru pas encore touché par le crépuscule. Après de longs instants, le mausolée s’enveloppe d’un voile rose, puis devient rouge euphorique, pour finalement sombrer dans un violet foncé jusqu’à devenir terne et s’éteindre. Aucune corneille ne vient souiller l’atmosphère. Les arbres sont couverts de feuilles vertes et fraîches. Samarcande semble en paix. Je respire.

 

 

La ville Russe est agréable. Sillonnée d’avenues larges et bordées d’une double rangée de peupliers, de saules, et de karagatch, une sorte d’olme, aussi pressés que possible les uns contre les autres, tous très hauts, très larges. Sous leur feuillage s’abritent les maisons basses et blanches où vit la communauté russe. Nous vaquons sur les larges trottoirs sous des arbres bordés de pavillons fleuris. Les bâtiments administratifs sont des constructions basses et une restauration récente les a dotés de couleurs pastel. En cette saison, les parcs et jardins sont en pleine fleuraison. Nous nous baladons dans cette partie de Samarcande qui est souvent laissé à l’écart des voyageurs, passons devant la cathédrale orthodoxe de Saint Aleksej et dînons dans le Parc Central dans l’air doux de cette soirée de printemps.

 

Le lendemain matin, nous allons au Registan. Considéré comme un des plus beaux complexes de l’islam, le Registan, « place de sable », est un nom peu glorieux. Ce lieu, où un important canal d’irrigation déposait du sable, fut la scène des exécutions publiques et le sang était absorbé par le sol. Le Registan devint rapidement le centre de la capitale de Tamerlan et six artères se rejoignaient sous le dôme d’un bazar. Ce n’est que plus tard, entre 1470 et 1420 qu’Ouloug Beg, le petit-fils de Tamerlan, donna des fonctions culturelles et politiques aux lieux en y édifiant une medersa, une khanagha, maison de derviches, le caravansérail Mirza et la mosquée Koukeldach, dont un siècle plus tard, ne subsistait plus que la medersa. Le gouverneur ouzbek Yalangtouch Bakhadour, voulant entrer dans l’histoire, ordonna le démantèlement du khanagha et le caravansérail pour y construire deux medersas ; la médersa Cher-Dor et ses magnifiques coupoles cannelées, et la médersa Tilla-Qari. Ainsi fut né la configuration actuelle du Registan.

 

Arminius Vambéry, orientaliste hongrois, se rend dans les grandes villes saintes d’Asie centrale sous le déguisement d’un derviche en 1863. À Samarcande il décrit les medersas du Registan. « Quelques-uns sont encore peuplés ; les autres, déserts, n’offriront bientôt plus qu’un monceau de ruines. Parmi ceux qu’on entretient avec le plus de soin, il faut compter le medersa Chiroudar et le medersa Tillakari, tous deux bâtis, à la vérité, bien après l’époque de Timour. Le dernier emprunte son nom aux dorures dont il est profusément orné, car tillakari veut dire « ouvrage d’or ». En face de ces deux collèges se voit le medersa Mirza-Ouloug, construit en 828 (1434) par Timour, petit-fils de son glorieux homonyme, qui avait un goût passionné pour l’astrologie ; mais dès l’année 1113 (1701) il était dans un tel état de délabrement que les hiboux avaient pris dans ses cellules la place des étudiants, et qu’au lieux de rideaux de soie, leurs portes étaient tendus de toiles d’araignée. Ces trois medersas encadrent la principale place, ou le Registan de Samarkand. »

 

Le ciel est limpide, le soleil brille et une brise rafraîchie l’atmosphère. Dominés par des monumentaux pishtaqs, de hauts minarets et d’une avalanche de couleurs éclatantes, nous nous sentons tout petits. Le dôme turquoise de la mosquée appartenant à la medersa Tilia Kari se fond dans le ciel bleu azur. Étrangement, pour cet édifice, des tourelles d’angle furent préférées aux minarets. Nous passons le portail et pénétrons dans la cour ; un oasis de quiétude. L’intérieur de la salle de prière fut restauré en 1979 et on découvre combien d’or fut utilisé à l’époque de sa construction ; un peu plus de mille mètres carrés, et combien la medersa porte bien son nom ; « doré ». L’abondance des feuilles d’or contrastant avec le bleu foncé utilisé pour le reste de la décoration rend l’ensemble un peu trop clinquant et lui donne l’aspect trop neuf par rapport à l’extérieur de l’édifice. C’est donc dans le jardin, installés sur un banc parmi quelques vieillards que nous retrouvons l’atmosphère authentique des lieux. Nous nous contentons d’observer le va-et-vient des femmes en robes colorées qui tiennent boutiques dans les anciennes cellules.

 

 

Je suis heureuse d’être de retour à Samarcande. La fabuleuse oasis de la route de la soie se livre enfin. Bien que le Registan ait perdu la ferveur commerciale qui la faisait vibrer autrefois, la place symbolise toujours la puissance et la grandeur d’un empire au cœur d’une région qui, encore de nos jours, procure un sentiment d’ignorance et d’appréhension. Le soleil s’abat sur le Registan, accentue ses perspectives, rehausse les arches, intensifie les couleurs et fait briller ses faïences. Je suis au centre de la cour centrale entourée du somptueux ensemble des trois médersas et mon regard capte une multitude de lignes verticales, d’harmonieuses arcades et de nuances de bleu incomparables qui rivalisent seulement avec le ciel.

 

En ce mois de juin nous n’avons croisé aucun étranger, et nous découvrons une ville authentique, une ville animée où il est agréable à vivre. Si les jeunes hommes se vêtissent à l’occidental, les plus anciens, sans exception, portent le traditionnel khalat, long manteau matelassé, noué par une large ceinture, des bottes et le dopillar, calotte noire à quatre pans brodée de blanc. Les femmes, excepté celles d’origine russe qui portent la minijupe, avec décolleté plongeant et talons hauts, sont vêtues de longues robes en ikat, une étoffe chatoyante, sur un pantalon et un foulard aux couleurs vives noué dans la nuque. Elles se promènent souvent à plusieurs, trois ou quatre, se tenant par le bras, s’approchent de nous, nous submergent de questions et demandent à être photographiées avec nous. Je conçois qu’ici, c’est nous la curiosité.

 

« Si Samarcande était considérée comme la perle de l’Orient, la mosquée Bibi Khanoum était la perle de Samarcande.  Sa coupole serait unique si le ciel n’était pas sa réplique, il en serait de même pour son arc si la Voie lactée n’était pas son fidèle reflet. » Sharaf ad-Din Ali Yazdi, historien et poète persan de l’époque timouride, auteur d’une chronique historique intitulée Zafarnameh ; « Chronique des victoires » qui raconte l’histoire de Tamerlan.

 

Arrivant devant la mosquée de Bibi Khanoum nous restons bouche bée. Les travaux de reconstruction débutés en 1974 semblent être terminés. Il y a trois ans le pishtaq était entièrement caché par un enchevêtrement d’échafaudages tandis qu’une immense grue rouillée ne faisait qu’un avec le complexe. Tout cela a disparu et le portail s’envole vers le ciel dans toute sa splendeur ressuscitée. Lors de notre précédente visite l’entrée se faisait par une petite porte sur le côté, aujourd’hui c’est par le porche monumental flanqué de la partie inférieure de deux minarets que nous pénétrons dans l’enceinte de la mosquée. Trois ogives successives se fondent dans la construction. Les larges battants de la porte en bronze doré du XVe siècle ont définitivement disparu mais le pishtaq est de nouveau entièrement orné de carreaux de céramique, ainsi que de versets coraniques. Une torsade encadre les côtés internes du portail. Nous aboutissons dans la cour intérieure, déserte et silencieuse.

 

 

Construite suivant le plan persan à quatre iwans, la mosquée fut la première des mosquées timourides à associer des dômes aux iwans latéraux. A sa construction, le complexe comprenait quatre galeries pavées de marbre couvertes de quatre cent coupoles et soutenues par plus de quatre cent colonnes de marbre qui entouraient une immense cour intérieure de cent trente mètres sur cent deux mètres. Deux minarets de cinquante mètres de hauteur se dressaient de chaque côté du portail d’entrée. Quatre autres minarets étaient plantés à chaque angle extérieur de la cour. Au nord et au sud, deux mosquées plus petites, chacune ornée d’un dôme posé sur un tambour cylindrique abondamment décoré, étaient tournées vers le centre de la cour où reposait, sur un grand lutrin de marbre, le Coran d’Osman.

 

Les galeries n’existent plus. Les piliers de marbres se sont évaporés, personne ne sait ce qu’ils sont devenus. Les minarets ; tronqués, amputés ou écroulés. Les trois dômes ont été reconstruits mais lors de notre dernier passage en 2002, les mosquées nord et sud perdaient déjà leurs décorations de céramique bleue, aujourd’hui c’est pire et des éclats de briques émaillées jonchent le sol. Le lutrin de marbre trône toujours au centre de la cour, à l’ombre de muriers. À l’ouest s’élève la grandiose mosquée du Vendredi. Elle possède son propre pishtaq flanqué de minarets octogonaux d’inspiration indienne. Elle est coiffée d’un double dôme perché sur un haut tambour caractéristique de l’architecture timouride, tout comme les deux mosquées latérales avec leurs dômes en quartiers d’orange qui témoignent de la magnificence d’un empire. Le dôme qui surmonte la salle de prière principale dépasse sa base à l’aide d’une frise de muqarnas avant de se resserrer, une réalisation audacieuse pour l’époque. Les trois bulbes turquoises sur briques jaune reflètent le style typique de Samarcande : le contraste ciel-terre.

 

La restauration est terminée, mais l’intérieur de la salle de prière avec sa coupole si haute, si sombre et presque austère, est en piteux état et tombe ruine. J’erre dans la pénombre. Le sol est sablonneux. Les murs sont lézardés, le plafond fissuré. Les trompes sont habitées par des pigeons. Leur « roucoucou » résonne sous la voûte. Je ramasse distraitement un fragment de céramique et songe aux méandres de l’histoire…

 

 

Selon la légende, Bibi Khanoum, princesse mongole et épouse préférée de Tamerlan, voulait faire une grande surprise à son époux. Désirant faire de Samarcande la capitale la plus belle, la plus somptueuse, la plus impressionnante de son empire, elle décide de construire une mosquée d’une grandeur et d’une splendeur inégalées. Tamerlan parti en campagne militaire en Inde, elle convoque de nombreux architectes pour mener son projet à terme et cela dans un délai très court ; la construction doit être terminée au retour de son époux. Pour construire un édifice d’une telle ampleur, il fallait du temps et tous les architectes refusent de s’engager dans cette folie. Tous sauf un… un maître séduit par la beauté de la reine. Pour ériger la mosquée, on travaille jour et nuit. Le portail est immense, les minarets touchent le ciel, les dômes somptueux et la décoration de faïence turquoise sublime. Enfin, l’édifie est presque achevé, il ne reste qu’une voûte à terminer. Mais l’architecte refuse de continuer la construction si Bibi Khanoum ne concède à lui donner un baiser. Celle-ci, craignant le retour imminent de Tamerlan, et devant l’insistance du maître amoureux, finit par accepter ses conditions. Bibi Khanoum a alors une idée. Elle ordonne à son serviteur de lui apporter deux œufs ; un œuf de caille et un œuf de poule. Elle les tient dans ses mains et les montre à son admirateur, puis lui dit : « Regardez ces deux œufs. Ils sont différents seulement à l’extérieur, à l’intérieur ils sont identiques. Pour les femmes c’est la même chose ; nous ne différons qu’en apparence mais à l’intérieur nous sommes toutes identiques. Alors je vous en prie, au lieu de me faire un seul baiser, vous pouvez embrasser toutes les femmes de la cour, toutes mes concubines ». Mais l’architecte n’est pas dupe. Il demande de lui apporter deux verres, l’un rempli d’eau, l’autre de vin rouge et réplique : « en buvant ce verre d’eau je satisferai ma soif, mais si je bois ce verre de vin rouge, je vais non seulement satisfaire ma soif, mais aussi je jouirai d’un plaisir inoubliable ». Bibi Khanoum, désarmée, ne peut lui refuser le baiser. Elle lui tend sa joue, non pas sans l’avoir recouverte d’un voile. Néanmoins, le baiser est si ardent, si plein d’amour et de passion, que la trace reste sur la peau blanche de la princesse. Cependant, les travaux continuent et la mosquée est terminée. Tamerlan revient de ses conquêtes. De loin il aperçoit les dômes turquoise de la nouvelle mosquée. Rempli de joie, il s’émerveille de la beauté du sanctuaire et remercie sa belle épouse. Mais, mari attentif, il ne manque pas de remarquer la trace d’un baiser sur sa joue. Il l’affronte et elle avoue. Tamerlan, fou de rage et de jalousie la condamne à mort et ordonne à ses soldats de s’emparer de l’architecte. Celui-ci eut juste le temps de s’enfuir : il escalade le plus haut des minarets, enfile des ailes qu’il a façonnées et s’envole vers La Mecque. Bibi Khanoum est condamnée à être précipitée du haut du pishtaq. Après avoir obtenu l’autorisation de son époux, elle se vêtit de toutes ses robes de soie qu’elle superpose les unes par dessus les autres. Lorsqu’on la pousse dans le vide, grâce à ses volumineuses robes, elle atterrie doucement sur le sol devant le magnifique édifice qui portera à jamais son nom. Quand à Tamerlan, il décrète le port du voile obligatoire pour toutes les femmes de son empire pour ne plus tenter les hommes lorsque leur mari est à la guerre.

 

La vérité est certainement moins romanesque. Tamerlan, de retour d’Inde, fait le vœu de bâtir une mosquée surpassant tout ce qu’il y avait de grand et de beau dans le monde musulman. Dans un geste inhabituel, il la dédia à son épouse favorite, Bibi Khanoum, fille du dernier khan de Djaghataï, Saray Mulk Khanum, grâce à laquelle Tamerlan sera associé aux Gengiskhanides. Elle prendra le titre de Bibi Khanoum qui signifie « princesse aînée » en référence à son rang supérieur. Tamerlan utilisa le butin rassemblé lors du sac de Delhi et convoqua les meilleurs artisans et architectes de l’empire. Il fit ainsi venir deux cents maçons d’Azerbaïdjan, de Perse et d’Inde et employa plus de cinq cents hommes pour couper et tailler les pierres dans les montagnes. Quatre-vingt-quinze éléphants envoyés d’Inde servirent à tracter les pierres les plus lourdes. Ruy Gonzáles de Clavijo, envoyé en 1403 en ambassade à la cour de Tamerlan par Henri III, roi de Castille, témoigne que « le seigneur estima l’entrée trop basse et donna l’ordre de la démolir ». Très impliqué dans la reconstruction, Tamerlan, déjà affaibli, « se faisait chaque jour conduire en litière devant l’entrée de la mosquée où il passait de longs moments à en faire hâter la construction. Il faisait apporter de grandes quantités de viande cuite afin qu’elle fut jetée à ceux qui se trouvaient dans les fosses, comme on l’eût fait à des chiens ; il leur en lançait même parfois de sa propre main et leur faisait aussi jeter des pièces de monnaie ».

 

 

Joyau de son empire ce fut l’une des plus grandes mosquées du monde musulman. Pourtant, peu après sa consécration, l’imposante mosquée et sa porte monumentale haute de trente-cinq mètres commença à se dégrader et les fidèles devaient déjà éviter les chutes de briques. Les conjectures à ce sujet sont nombreuses : une construction trop hâtive, fondations instables ou projet trop ambitieux en regard des techniques maitrisées à l’époque ? Accélérée par des tremblements de terre et la récupération des matériaux pour d’autres chantiers, le somptueux édifice se transforma en ruine. Le tremblement de terre de 1897 lui porta le coup fatal et l’édifice s’écroula en partie. Au XIXe siècle, l’émir de Boukhara fit fondre les sept métaux constituant les battants de portes pour frapper monnaie. Les armées du tsar y installèrent écuries et entrepôts de coton.

 

En 1863, Arminius Vambéry écrit : « Le pishtaq surtout, dont les tours et le portail pourraient servir de modèles, a pour pavé une mosaïque de terre cuite dont la composition et le coloris me parurent d’une incomparable beauté ; elle est tellement bien cimentée qu’il me fallut prendre des peines incroyables pour en détacher le calice d’une fleur, et encore ne pus-je en extraire intacte que la portion centrale avec trois feuilles repliées l’une sur l’autre. Bien que l’œuvre de destruction soit poursuivie avec ardeur, nous pouvons apercevoir dans l’intérieur des bâtiments la mosquée avec sa rahle, lutrin, gigantesque, douée, dit-on, de propriétés merveilleuses ; et que la population de Samarkand en a certainement pour deux ou trois siècles avant d’avoir fait disparaître complètement ce colosse de brique et de marbre, sur lequel s’acharnent misérablement la pioche et le pic des vandales ». Ella Maillard, voyageuse, écrivain et photographe suisse, de passage à Samarcande en 1932, témoigne : « Ruines de Bibi Khanoum, grandeur écroulée. L’arche énorme, le porche de l’immense mosquée dominé par un quart de dôme craquelé, coupole turquoise qui étincelle et rend le ciel pâle. Le sol est jonché de briques vernies. L’intensité du bleu sombre est indicible à côté des gaies turquoises ».

 

La population de Samarcande n’a heureusement jamais fait disparaître entièrement le colosse mais des éclats de briques émaillées jonchent toujours le sol. Les lois soviétiques assurent la sauvegarde des monuments qui ne seront finalisées qu’après l’indépendance de l’Ouzbékistan mais le complexe est dans un état ambigu, en partie restauré, en partie ruiné. L’atmosphère est singulière. Je me sens submergée par la grandeur de l’endroit. Mais l’abandon se ressent. Elle est profonde. Car aujourd’hui, aucune prière ne se murmure, aucun tapis n’est déroulé, aucun imam ne récite le coran. Mon regard suit la ligne subtile de l’arche du pishtaq, l’inscription coranique à la base d’un dôme, un panneau de marbre sur un minaret. En dépit de la vie qui l’a quitté, la mosquée de Bibi Khanoum reste un lieu unique où l’âme timouride persiste.

 

Dans le bazar il y a foule. Les gens sont souriants, exhibant fièrement leurs dentitions dorées. Les femmes portent des robes colorées, un foulard noué nonchalamment dans le cou. Nous nous baladons entre les étalages de fruits et de légumes, d’épices odorantes, de pyramides d’œufs, de carcasses de mouton pendus à des crochets. Dehors, dans une étroite allée, à l’ombre des fabuleuses coupoles turquoise de Bibi Khanoum est vendue l’huile de coton. Des bouteilles de récupération et de gros bidons sont remplis à raz bord de cette huile à l’odeur et au goût si particulier.

 

 

De gros nuages s’accumulent dans le ciel et le tonnerre gronde au loin. Sous la menace de l’orage, nous prenons le chemin qui démarre près du petit musée et conduit vers le sommet du site de la ville antique d’Afrosiab, fondée au VIIe siècle avant Jésus-Christ et détruite par Gengis Khan au XIIIe siècle. Un paysage lunaire s’étend autour de nous. Des monticules jaunes, desséchés et désolés, et quelques ruines de murs et de soubassements, tout ce qu’il reste de la splendide ville de jadis. Des traces d’excavations sont dissimulées par des touffes d’herbe et du sable accumulé. Le ciel est gris et bas. Pas d’ombres ni de lumière. Une nappe morose étouffe nos pas. Atmosphère étrange, perdus dans un monde éteint depuis huit siècles. Au loin, nous apercevons les couples bleues de la ville timouride. Mes yeux fouillent le sol jonché de nombreux éclats de poteries : quinze siècles de vie active laisse des traces ! Le silence règne omis le lointain tintement d’un petit troupeau de chèvres. Les âmes du passé vaguent. Si seulement les pierres pouvaient parler !

 

 

Nous pénétrons dans la nécropole Chah-i Zinda par l’entrée nord qui s’ouvre sur un cimetière contemporain où s’entassement d’imposants monuments soviétiques et de modestes tombes musulmanes. Sur de grandes stèles en marbre brillant sont gravés les visages des défunts. Certains posent en uniforme, décorés de rangées de médailles. L’austérité propre aux soviétiques empreigne la cité funéraire d’une atmosphère lourde et nous sommes soulagés lorsqu’apparaissent les coupoles couleur terre du site timouride. Afrasiab détruite, Tamerlan déplace le centre de la ville vers le sud mais ne touche pas à la petite rue de Chah-i Zinda. Une nécropole se développa dans les siècles suivant et nulle part le développement d’architecture et décoration est si distinctement visible qu’à Chah-i Zinda. L’art de la céramique est sans égal dans toute l’Asie centrale.

 

Lors de notre dernier passage nous avions été touchés par ce lieu. Par la magnificence des mausolées mais plus encore par la grande sérénité, l’immense spiritualité qui planait sur les mausolées un peu négligés, un peu abimés, un peu penchés. Aujourd’hui, hélas, l’endroit a changé. Certes, la faïence de mosaïques est toujours sublime, les couleurs magnifiques et l’architecture unique, mais la plupart des mausolées sont en restauration et les échafaudages couvrent les façades. Coups de pioches, cris d’artisans et couinements de brouettes remplies de ciment poussées à toute allure créent une insupportable cacophonie. Des ouvriers s’emploient frénétiquement à une restauration trop clinquante. Des tôles recouvrent des cénotaphes, des éclaboussures de plâtre salissent des décors fragiles. Des plaques de céramique anciennes sont entassées un peu partout. Je crains que le site, sous son nouvel aspect perdra un peu de son âme. Le ciel est gris et la nécropole vide : aucune famille en vêtements de fête ne s’y balade, pas de religieux récitant des prières à haute voix, pas de pèlerins touchant de leurs doits les édifices, pas non plus d’enfants qui courent dans les étroites allées entre les tombeaux ainsi dérangeant joyeusement l’ambiance solennelle de Chah-i Zinda.

 

 

Samarcande, perle de la Route de la Soie. Samarcande, magique et intrigante. Nous aimons cette ville vivante où les grandioses monuments s’intègrent dans les quartiers d’habitations et font ainsi totalement partie de la vie de tous les jours. Contrairement à certaines villes musées, Samarcande donne un aperçu de ce que fut vraiment la vie autrefois. Et même si nous avons un penchant pour la mosquée de Bibi Khanoum, c’est le Registan qui nous attire encore. Nous nous installons sur les bancs du chaïkhana face à la place et nous sirotons le thé en laissant passer le temps. Le soleil décline, les ombres s’allongent. Le ciel s’obscurcit doucement, les premières étoiles apparaissent dans le firmament. De l’autre côté de l’avenue, l’ensemble des trois medersas s’impose. Les fameux dômes turquoise de Samarcande…

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

 Image d’en tête : Registan, médersa Cher-Dor.

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