Au-delà de l’horizon… La frontière de l’improbable.

Étape majeure sur la route de la soie au XIIe siècle, mais en constant déclin depuis, l’oasis de Serakhs est située entre Nichapour en Iran et Merv en Turkménistan. Une importante réserve de gaz naturel, appelé « Dauletabad-Domnez Field », découverte en 1974, redonne enfin un peu de ressort à la région. En décembre 2003, le Turkménistan, l’Afghanistan et le Pakistan signent un accord pour la construction d’un pipe-line long de mille cinq cent kilomètres qui conduira le gaz du Turkménistan à travers l’Afghanistan jusqu’au Pakistan, mais pour l’heure, c’est par le rail qu’il est acheminé vers sa destination. La ville de Serakhs a sa jumelle côté iranien, Sarahks, et les douanes sont installées de part et d’autre de la frontière. Cette frontière que nous devons impérativement passer aujourd‘hui, le 5 juin, pour retrouver notre ami Ahmad côté iranien. Le rendez-vous est prévu en début d’après-midi.

 

La frontière de l’improbable, Serakhs, Turkménistan, juin 2005.

 

Nous quittons Mary à neuf heures du matin. La route est en bon état. Nous traversons quelques bourgs poussiéreux et le canal du Kara Koum, exploit et aberration technologique, puis nous bifurquons vers le sud sur une piste qui nous évite de faire un détour de plus de cent kilomètres. Soixante kilomètres d’un semblant de chemin perforé de nids-de-poule parfois relevé par rapport au désert pour en retarder l’ensablement. Dans notre gros Toyota Landcruiser 4X4 V6, conduit par Chick, pourtant excellent chauffeur, nous sommes secoués comme des pruniers. Le paysage est caillouteux et le ciel couvert d’un voile blanchâtre. La chaleur est accablante. Seul signe de vie sur les premier cinquante kilomètres, un troupeau de moutons et de vaches, trois camions et un petit garçon sur un âne. Pas une habitation. L’horizon est plat et sans espoir, l’ambiance morose et l’abandon total.

 

À une dizaine de kilomètres de Serakhs, une barrière interdit le passage. Nous sortons de la voiture et nous nous présentons devant la fenêtre de la baraque qui fait office de poste de contrôle. Depuis l’intérieur, un officier en uniforme sale et froissé vérifie méticuleusement nos papiers puis annonce avec un sourire triomphal que la date de notre passage en douane est prévu le 5, or, aujourd’hui, nous sommes le 4 ! Philippe et Chick tentent de le convaincre que aujourd’hui nous sommes bien le 5 ! Mais l’officier insiste : nous devons rebrousser chemin et repasser demain. Le ton des deux côtés monte. Un collègue vautré au fond d’un lit de camp dans la pièce est réveillé d’un coup de pied. Pieds nus, pantalon retroussé, affublé d’un « marcel » autrefois blanc, il se frotte les yeux tandis que son collègue lui expose le dilemme. Tout juste sorti de son sommeil il confirme avec conviction qu’aujourd’hui nous sommes bien le 4… La situation semble désespérée. Peu d’étrangers passent dans le coin et on ne peut être assez prudent. Nous savons que si nous ne passons pas la frontière aujourd’hui, date indiquée sur nos visas, turkmène et iranien, nous allons nous retrouver dans une situation confuse. Il va alors être extrêmement difficile de quitter le Turkménistan et encore plus compliqué d’entrer en Iran, sans compter le temps qu’il faudra aux bureaucrates pour se pencher sur notre cas. D’aventure on risque de se retrouver coincé dans le coin pendant un moment, chose que je ne souhaite pas à ma pire ennemie ! Il faut impérativement faire entendre raison à l’officier !

 

Après vingt minutes de débat et sur l’insistance de Chick, les militaires acceptent finalement de téléphoner à leurs supérieurs. Le téléphone en bakélite noir fixé au mur semble dater de l’ère de la guerre froide, mais il a l’air de fonctionner. Après plusieurs tentatives, quelqu’un répond au bout du fil. Une conversation animée s’ensuit et, le combiné coincé entre l’oreille et l’épaule, nous voyons l’expression d’assurance disparaître du visage crasseux de notre interlocuteur. Celui-ci raccroche le combiné, se recompose, nous rend nos passeports et nous somme de continuer. Puis, avec un sourire radieux, dévoilant toutes ses mauvaises dents, il nous souhaite un bon voyage.

 

Vers l’est, nous distinguons le bourg de Serakhs et la gare ferroviaire. En attendant la construction du pipe-line, le gaz liquide est acheminé par le rail et des centaines de wagons-citernes rouillés vibrent sous la chaleur. Le chemin menant au poste frontalier contourne la petite ville assoupie qui semble oubliée du monde. La poussière et le sable voilent le ciel dans lequel on ne fait que deviner l’auréole du soleil. Une menace évanescente plane sur les lieux. Atmosphère sinistre. Le thème musical du film Il était une fois dans l’Ouest de Ennio Morricone semble approprié. Les derniers panneaux clament la bonté et la pensée profonde de Turkmenbashi, « père des Turkmènes », le président Saparmourat Niazov. Un lent parcours de slalom entre cônes orange fanés et Chick stoppe la voiture devant un haut portail en fer encastré dans une clôture de fil barbelé. C’est la fin du chemin. Dans une guérite, un militaire vérifie nos papiers, ceux de Chick inclus. Puis, c’est l’heure de prendre congé de notre chauffeur.

 

Dans ce pays, l’ancien territoire des redoutables nomades Turkmènes, les traditions anciennes ne sont pas encore supplantées par la civilisation moderne. Mais pour combien de temps ? Chick porte des jeans taille basse et des sandales. Pas de pantalon bouffant, manteau long et bottes hautes. Pas non plus le bonnet en fourrure d’astrakan noir pour le quotidien, blanc pour les occasions spéciales. Chick ne boit pas le thé assis en tailleur sur un tapis, Chick boit de la bière en discothèque. Les jeunes sont étonnamment modernes et rejettent facilement les traditions ancestrales. Probablement, à leur manière, une façon de dénoncer la politique de Niazov qui, dans son discours, met en avant les valeurs de la culture turkmène, mais qui, de façon contradictoire, mène un train de vie pharaonique à l’occidentale. Quel avenir pour ce pays où le système scolaire est quasi inexistant, les hôpitaux sans moyens et le peuple opprimé et sans liberté de parole ? Les ouvrages scolaires sont presque exclusivement constitués de références ou de discours de Niazov, le texte fondamental étant le Ruhnama, Livre de l’Âme, une épopée nationale rédigée de la main même du dictateur, « guide spirituel de la nation ». Il a réduit à trois ans la durée des études médicales et divisé par dix le nombre d’étudiants en médecine. Le 28 février dernier il affirme « Pourquoi gâcherions nous de bons médecins spécialistes en les laissant dans des villages, alors qu’ils pourraient travailler dans la capitale ? » Le lendemain il ordonne la fermeture de tous les hôpitaux en dehors d’Achgabat. La liberté de la presse, de la politique et d’opinion est interdite et sévèrement réprimée.

 

Comment envisager un avenir en équilibre avec le passé ? Sous la dictature mégalomaniaque de Niazov, les richesses du pays ne profitent qu’à une poignée de privilégiés proche de président. La population, résignée, vit au jour le jour avec la philosophie d’une époque révolue. Quatorze ans après s’être débarrassé du joug soviétique et la création de la république de Turkménistan, le pays est loin d’être sur la voie de la démocratie. La politique de Turkmenbashi cherche à « entretenir des liens amicaux et coopératifs avec tous les pays du monde basés sur le respect mutuel, des avantages communs, mais sans interférence dans la politique intérieure de chacun ». Malheureusement, au Turkménistan règne une situation précaire et ambiguë. La surveillance par les services de sécurité est étroite et très efficace aussi bien à l’égard des autochtones que des visiteurs étrangers. Les frontières difficilement franchissables ne permettent qu’un tourisme au compte goutte et bien surveillé.

 

Un ensemble de bâtiments négligés recouverts de tôles ondulées constitue le poste frontalier. Nous sommes dirigés vers une salle rectangulaire de béton au plafond bas soutenu par des murs écaillés. L’ameublement est spartiate : un appareil de contrôle à rayons x, une longue table avec une banquette et une cabine fermée en verre. On nous défait de nos bagages qui sont déposés à l’autre bout de la pièce, près de la sortie. Sans êtres fouillés ! Un officier nous présente une épaisse liasse de papiers en langue turkmène que nous remplissons dûment acceptant l’aide qui nous est offerte. Ceci étant fait, un autre fonctionnaire nous fait signe d’avancer vers le guichet pour faire tamponner nos passeports. Devant la fenêtre percé d’un trou circulaire, Philippe tend nos papiers lorsque, tout à coup, l’agent de l’immigration se lève d’un bond, sort de sa cabine, claque la porte, hurle quelque chose d’inintelligible et s’en va, nous plantant là, ahuris. Un officier, l’air désolé, nous fait comprendre que son collègue est parti déjeuner, regarde sa montre avec un scepticisme inquiétant et nous invite à nous asseoir sur le banc. Sagement, nous nous installons. La chaleur est suffocante, l’air ambiant lourd et pénible. N’ayant rien d’autre à faire, j’observe les individus qui traînent dans la pièce.

 

Mise à part l’officier sympathique revêtu d’une chemise blanche ornée d’épaulettes à deux étoiles, quelques personnages fort intéressants vaguent dans cette salle lugubre. Un scout en uniforme kaki, gourde dans le dos, pantalon dans les bottes, porte un chapeau mou en arrière sur sa tête lui donnant l’aspect d’un comédien des années trente dans le rôle de l’imbécile. Deux hommes couverts d’une tenue de camouflage pour la jungle dans les tons vert foncé semblent être un peu déplacés en plein désert. Un troisième, malgré son air dépassé, a l’air prêt à partir pour l’opération « tempête du désert » en costume adéquat, treillis version désert, beige et gris. Tous paraissent bouger, parler, voir vivre au ralenti. Pauvres bidasses stationnés sur cette frontière oubliée.

 

Mon regard s’accroche sur un poster jauni accroché au mur lézardé. Il représente un magnifique Akhal-Teke, cheval turkmène, une race de cheval de selle très ancienne et très pure, originaire d’Asie central et traditionnellement élevée par la tribu des Tekes au Turkménistan, dont il est l’emblème. Considéré comme le descendant la plus pure de sang de la race iranienne en Asie Centrale, ce cheval vit dans les déserts et les steppes du Turkménistan depuis des millénaires. Célèbre pour sa vitesse et son endurance, le Akhal-Teke est plus connu sous le nom de « cheval d’or » bien que la fameuse robe aux reflets dorés qui l’a popularisé ne concerne qu’environ un pour cent de la race. Il a inspiré à travers les âges et à travers le monde. On trouve sa représentation sur des pétroglyphes kazakhs préhistoriques, sur des amphores grec datant du premier millénaire avant Jésus-Christ, sur des miniatures mongoles et sur des tableaux anglais du XVIIIe siècle. Il y a trois mille ans, le Akhal-Teke fut emmené vers l’Europe par les cavaliers scythes. Alexandre le Grand domptait le célèbre Bucéphale, un cheval de guerre scythe. Le légendaire cheval céleste de Ferghana suant le sang tant convoité des empereurs chinois, était également un Akhal-Teke. Il est la race par excellence pour le fameux bouzkachi, « attrape chèvre », le bouz désignant « chèvre » en farsi. À l’origine, ce jeu était une des festivités des mariages turkmènes, devenu ensuite un sport national en Afghanistan et joué dans d’autres pays d’Asie Centrale. Les tchopendoz sont les joueurs de bouzkachi. En général ce sont des ouvriers travaillant dans les grands domaines à qui on donne des facilités d’entraînement. Les règles du jeu sont simples : un nombre variable de cavaliers, de dix-huit dans le stade jusqu’à plusieurs centaines dans les steppes du Nord, se disputent une carcasse décapitée de chèvre ou de veau pour aller la déposer dans un cercle tracé à la chaux situé à l’autre extrémité du terrain. Joseph Kessel, dans son magnifique roman Les cavaliers décrit à merveille ce jeu extraordinaire. Pendant l’ère stalinienne, le Akhal-Teke faillit disparaître, condamné à la boucherie mais la race est sauvée par un haras privé près de Moscou. Depuis l’indépendance, l’état a développé l’élevage du Akhal-Teke et le nombre de chevaux pur-sang a considérablement augmenté.

 

Le temps passe avec une lenteur exaspérante, la chaleur nous assomme. Soudain, un bruit de vaisselle qui casse retentit, suivi de celui de meubles renversés avec violence. Nous sursautons. Un lourd silence s’installe. Quelqu’un donne l’ordre de fermer la porte qui mène aux bureaux, mais une fois fermée elle s’ouvre aussitôt. En sortent deux hommes en longues blouses blanches : médecins, tortionnaires ? Tout est imaginable dans ce lieu hors du temps. Sans un regard pour quiconque, ils quittent la pièce. Puis arrive un officier en chemise verte avec trois étoiles sur les épaulettes : c’est l’homme du jour ! C’est lui qui va tamponner nos documents. Le ventre plein, il est agréable et efficace. Après avoir feuilleté nos passeports, sa curiosité satisfaite, il pose enfin le tampon tant convoité. Nous pouvons passer !

 

Sur le point de quitter les bureaux, un bruit sourd emplit soudainement la pièce. Le vieil appareil à rayons x vient de démarrer émettant un grondement sonore. À la dernière minute nos bagages sont avalés dans la machine. Nous avançons. Un dernier regard vers le drapeau turkmène et nous nous retrouvons dehors, Nous nous apprêtons à marcher les quelques kilomètres qui séparent les deux postes de douane sous la fournaise de midi quand surgit le chauffeur de la « navette » obligatoire : un dollar !

 

Après d’âpres négociations par principe, un accord nous débarrasse de nos derniers quarante mille manats. Nous embarquons dans le gros autobus mangé de rouille. Ne subsiste à l’intérieur qu’une banquette éventrée près de la porte sans battants. Le plancher est couvert de plaques de métal instables et aspirent la poussière de la piste qui envahit l’habitacle. Le tableau de bord est dépouillé de ses instruments, ne reste que le volant et une, deux vitesses… ?! Les vitres sont toutes cassées et des rideaux noirs, sales et troués, flottent à l’extérieur. Le bruit est assourdissant, pourtant la vitesse ne dépasse pas les six kilomètres à l’heure. Crachant une épaisse fumée noire, l’épave arrive jusqu’à la passerelle enjambant le lit d’une rivière à sec où un soldat russe débraillé nous fait vaguement signe de continuer. De l’autre côté, l’officier iranien, impeccable et poli, nous dévisage longuement. Il doit se dire que ces étrangers sont bien fous d’avoir traversé ce pays dément à quelques kilomètres seulement de là ! Je viens de mettre mon foulard mais il me demande de me couvrir d’avantage, pas une mèche de cheveux ne doit dépasser ! Décidément Téhéran est bien loin d’ici ! Philippe règle à notre chauffeur le prix convenu et nous gravons les marches de marbre blanc aveuglant qui mènent aux bureaux d’immigration iraniens.

 

Un autre monde ! La délicieuse fraîcheur de l’air conditionné nous enveloppe. Derrière les vitres, Ahmad nous fait de grands gestes. Un officier en uniforme irréprochable vient nous souhaiter la bienvenue en anglais et nous demande gentiment de patienter quelques instants. Nous nous installons sur des chaises confortables dans l’énorme hall moderne et immaculé, et profitons des toilettes étincelantes de propreté. Quelques instants plus tard, l’officier nous invite à le suivre. Nous sommes de retour en Iran.

 

Ahmad et Philippe s’embrassent, à mon égard, l’accueil en publique reste plus discret. Philippe remarque : « enfin un pays civilisé ». Nous sommes soulagés. Ici, en Iran, nous nous sentons en sécurité. Le Turkménistan fut un passage passionnant avec des rencontres chaleureuses, mais les innombrables contrôles routiers et confrontés à l’éternelle corruption des policiers et des militaires, pesaient sur nous de façon permanente. Il est temps de tourner le dos à Turkmenbashi et de faire face à Khomeini…

 

© Texte & photo : Annette Rossi.

Image : La route vers la frontière.

 

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