L’ancien royaume de Phouan occupe un haut plateau isolé au cœur des montagnes verdoyantes du nord-est du Laos. La région est peuplée de Lao-Thaï et de Lao Sung, « Lao des sommets », dont les Hmongs, farouches combattants et grands producteurs d’opium. Zone de conflits importants, site stratégique durant la guerre du Vietnam, la province de Xieng Khouang est le lieu sur terre qui a subi le plus intense bombardement dans l’histoire. Pendant neuf longues années, toutes les huit minutes, une cargaison de bombes fut lâchée, laissant un pays ravagé, mutilé, meurtri. Au cœur de cet insolite paysage lunaire, sur le plateau de Trân Ninh, gît un trésor archéologique étrange. Des centaines de jarres en pierre dont certaines, immenses, pesant jusqu’à trois tonnes, y sont dispersées. En l’absence d’autres vestiges antiques présents dans la région, la mystérieuse plaine des Jarres reste, aujourd’hui encore, une énigme.
Jarres mystérieuses en terrain miné, Phonsavan, Laos, décembre 1999.
Difficile d’accès en raison des routes de montagne sinueuses en mauvais état, de problèmes de transports et l’insécurité des zones traversées, peu d’étrangers s’aventurent dans la région de Phonsavan. Nous apprenons que les routes sont actuellement extrêmement périlleuses à pratiquer à cause d’importants glissements de terrain. Reste l’avion. La Lao Aviation n’a pas la meilleure réputation concernant la sécurité. Les vols au dessus du Laos, couvert de montagnes et de forêts tropicales, sont particulièrement dangereux et plusieurs appareils se sont écrasés ou ont disparu ces dernières années. Entre deux improbables options, nous choisissons celle qui nous semble la moins suicidaire : nous allons effectuer le trajet en avion ! Cette liaison aérienne est, selon nous, le moyen le plus sûr pour nous rendre dans la province de Xieng Khouang, mais les vols sont très irréguliers et souvent annulés pour des raisons inexpliquées quand ce n’est pas le brouillard qui empêche les atterrissages sur la piste de Phonsavan. Après avoir visité plusieurs agences de voyage, nous réussissons à obtenir les billets pour relier Vientiane à Phonsavan.
Le lendemain, nous nous présentons à l’aéroport à sept heures du matin où nous recevons nos cartes d’embarquement : des coupons mince comme du papier à cigarettes arrachés d’un carnet à souches sur lesquelles est tamponnée la date. Nous réglons la taxe d’aéroport : 2500 kip : 30 centimes de dollar américain. Notre avion de Lao Aviation nous attend sur le tarmac. Le petit appareil à hélices de quinze places est un Y-12 chinois construit par Harbin Aircraft Manufacturing Corporation. Vu son état général, nous nous demandons si faire le trajet de Vientiane à Phonsavan ne sera pas trop demandé. Nous montons à bord, un peu réticents tout de même. L’appareil est bondé. Tous les sièges sont occupés par des autochtones enveloppés de plusieurs couches de vêtements chauds malgré la température tropicale. D’énormes quantités de bagages encombrent chaque recoin, même les genoux de chaque passager ! Après avoir difficilement enjambé sacs et paquets, nous parvenons à nos sièges mal fixés. J’espère de tout cœur qu’une évacuation d’urgence ne sera pas nécessaire ! Le pilote nous salue d’un signe de main et d’un sourire jovial depuis le cockpit, la porte le séparant de la cabine passagers ayant disparu. Les moteurs se mettent en route. Par le hublot je regarde les hélices tourner, tousser, rater un tour. Mon cœur fait un bond. Mais aussitôt, elles tournent en plein régime. L’avion s’ébroue et roule vers la piste. Un bruit suspect venant d’en dessous, de la vapeur qui sort des buses d’air conditionnée, une odeur de caoutchouc brûlé, personne ne semble étonné. Nous faisons comme si de rien n’était. Un quart d’heure avant l’horaire prévu, le petit Y-12, violemment secoué par la turbulence, décolle dans un vrombissement assourdissant.
Le vol est magnifique et vaut le voyage à lui seul. La brume matinale rend le paysage féerique. Nous survolons la cordillère annamitique, massif montagneux qui marque la frontière avec le Vietnam s’étendant jusqu’au Cambodge, dominée par le Phou Bia, culminant à 2820 mètres, le plus haut sommet du Laos. De tous côtés, les chaînes de montagnes barrent l’infini en une succession de lames effilées s’élançant vers le ciel. Elles se distinguent à peine, et pics et aiguilles apparaissent et disparaissent dans un majestueux jeu de cache-cache. Les nuages dévalent lourdement des flancs dentelés aux pentes escarpées. Le soleil tente de percer la couche nuageuse et des milliards de molécules dansent sur l’air et rendent la lumière argentée. Le brouillard monte, flotte et retombe pour être fendu par les sommets aigus tout en longueur. Différentes nuances de gris ; étain, argile, perle, se muent en glycine, parme, mauve, améthyste, pour, à l’horizon, s’éteindre dans des tons sombres ; bleu acier, bleu ardoise, anthracite. Finalement le soleil gagne le combat et fait fondre le drap opaque laissant la place à un ciel bleu et une lumière encore pâle. Les montages se meuvent en collines douces, puis apparaît un immense plateau. Vu du ciel, la plaine de Trân Ninh ressemble à un paysage lunaire. D’innombrables impacts ont creusé la terre. Sculptés par les bombes, les milliers de cratères se sont adoucis avec le temps et se sont recouverts d’herbe vert tendre. La terre se rapproche. Après un atterrissage agité sur une piste en terre, nous respirons l’air frais de la montagne.
Dans la minuscule aérogare, nous sommes immédiatement repérés et plusieurs personnes accourent pour nous proposer leurs services de chauffeur, guide, hôtelier ou restaurateur. Nous représentons leur seule chance de travailler aujourd’hui. Vongsavath, garçon au visage souriant, a l’avantage de parler un anglais à peu près compréhensible et nous décidons de l’engager pour la journée. Aussitôt, l’aérogare se vide et un silence irréel tombe sur les lieux. Avant de partir à la découverte de la région, nous décidons de confirmer notre vol de retour prévu en fin d’après-midi car nous ne comptons pas passer la nuit à Phonsavan. Au comptoir on nous annonce que le vol est complet et qu’il est impossible de repartir le jour même. Nous ne sommes même pas étonnés. Fatalistes, nous nous disons qu’une brosse à dents doit se trouver sur le marché et nous savons qu’il existe une auberge où l’eau et l’électricité fonctionnent le soir quand tout va bien. Mais Vongsavath veut arranger la situation. Philippe le suit dans un bureau au fond de l’aéroport. La porte se ferme. Seule dans le hall vide, je prends mon mal en patience. Une demi-heure plus tard, un Vongsavath triomphal précède Philippe en ma direction. Nous avons en notre possession des places sur le dernier avion de la journée et sommes enfin prêts pour découvrir la plaine des Jarres.
La voiture que nous pensions trouver est en réalité un vieux bus rouillé qui roule par miracle conduit par un chauffeur qui semble à peine avoir atteint l’âge de la puberté. J’échange un regard sceptique avec Philippe, puis nous embarquons. Nous nous installons sur deux sièges à l’avant. Derrière nous restent une quarantaine de places vides. Ce bus est bien plus grand que notre avion. Décidément, aujourd’hui, nos moyens de transport sont, pour le moins, originaux. Le bus s’ébranle, cale, puis repart et cahote joyeusement sur une piste en terre qui traverse une plaine sans aucun arbre ni végétation. Le ciel est voilé et la chaleur, malgré l’altitude, moite et étouffante. Soudain, dispersées dans la steppe, jonchées sur les douces ondulations de la steppe, apparaissent les premières jarres. Certaines sont énormes. La plupart sont encore debout, d’autres précairement inclinées ou couchées. L’image est insolite.
L’origine des jarres reste incertaine. Aucun autre vestige architectural ou d’habitat antique n’est présent dans la région, laissant les jarres sans contexte archéologique. La datation les situe dans une large fourchette entre 5000 avant Jésus-Christ et 800 après Jésus-Christ ce qui laisse toute théorie possible. Urnes funéraires, stockage de nourriture ou d’eau, cuves à fermentation pour la fabrication d’alcool… Aucune explication plausible pour la présence de ces mégalithes ni la manière dont ils ont été emmenés dans la plaine alors que la pierre dans laquelle ils ont été taillés provient de la chaine de montagnes située entre Luang Prabang et Xieng Khouang distante de plusieurs dizaines de kilomètres. Les légendes locales sont nombreuses mais la thèse selon laquelle il s’agirait d’urnes funéraires semble la plus probable. Une étude archéologique fut réalisée dans les années trente par Madeleine Colani de l’École française d’Extrême-Orient. Elle fouille le site n° 1 ainsi qu’une grotte dotée d’une cheminée naturelle située à proximité dans laquelle elle découvre d’importantes traces de feu et des ossements humains calcinés. Elle émet alors l’hypothèse que cette grotte aurait été un incinérateur lors des funérailles, et que les cendres auraient ensuite été conservées dans les jarres accompagnées d’objets funéraires. Malheureusement, la datation des os retrouvés dans la grotte ou près des jarres est très étalée dans le temps et ne permet pas de tirer de conclusions précises. Étonnamment, on trouve des sites similaires, bien que moins spectaculaires, sur le plateau de Khorat en Thaïlande, et même jusqu’aux collines de Cachar au Nord de l’Inde. Leur répartition semble indiquer un chemin linéaire, peut-être une ancienne route caravanière, d’une civilisation qui s’étendait alors à toute l’Asie et dont les jarres sont le seul vestige. Aucune datation n’étant possible, le mystère continue de subsister.
Le site n° 1, celui de Thong Hai Hin, « Plaine des jarres de pierre » est situé à proximité de la bourgade de Lat Huang. C’est le site le plus important. Plus de deux cent cinquante jarres sont éparpillées dans un décor austère de collines arides près de la grotte fouillée par Madeleine Colani. Nous réglons nos droits d’entrée ; quatre mille kip, un demi dollar, pour nous deux et pour l’accès au trois sites. Sur une colline, quelques très grosses jarres sont regroupées. Sur insistance de Vongsavath nous escaladons la plus grande de toutes ce qui nous donne un peu mauvaise conscience. Dans un futur proche ce site serait vraisemblablement protégé par une barrière… La vue porte sur le champ en contrebas, parsemé de jarres en pierre rongées par le temps. D’anciens cratères de bombes de plusieurs mètres de diamètre défigurent la plaine et nous rappelle un passé chargé d’histoire.
En 1954, les accords de Genève divisent le Vietnam. Le nord, sous l’influence de Ho Chi Min, appuie la doctrine communisme, tandis qu’au sud, le Front pour la libération du Sud Vietnam, est un allié commercial des Américains. Dès lors, les États-Unis aident et financent la droite tandis que les gauchistes reçoivent de l’aide de la Chine et de l’URSS. Au début des années soixante, les communistes gagnent du terrain. En 1964, la situation se dégrade. L’Ouest est persuadé de la dominothéorie : si l’un des pays devient communiste, les autres le suivront irrévocablement. À la demande du Sud Vietnam, les États-Unis vont faire leur entrée militaire en Asie dans ce que l’on appelle la Deuxième Guerre d’Indochine ou tout simplement la Guerre du Vietnam.
La situation politique au Laos est liée à la Guerre froide et en 1955, le prince Souphanouvong, surnommé le « prince rouge », soutenu par le mouvement militaire procommuniste du Pathet Lao, fonde le parti communiste du Laos. Cette division provoque une guerre civile opposant les communistes aux loyalistes fidèles au roi Sisavang Vong. Le Laos est entrainé dans la guerre du Vietnam et l’ensemble de l’ex-Indochine française sombre dans la violence. Dès 1963, le Nord Vietnam envoie des renforts de troupes au Laos et son allié le Pathet Lao gagne le contrôle de territoires plus étendus au nord et au nord-est. Les zones Pathet Lao sont un élément essentiel du réseau de ravitaillement, la piste Ho Chi Minh, passage stratégique en territoire laotien par laquelle les communistes du Vietnam du Nord transportent munitions et armes pour ravitailler le Vietcong dans le Sud. Le Laos devient alors la cible d’une guerre aérienne interminable et démesurée en vue d’affaiblir l’armée communiste. Les provinces de Xieng Khouang, Sam Neua et Phong Saly, zones tenues par le Pathet Lao, sont principalement visées. Pendant neuf longues années, de 1964 à 1973, les bombardements et l’arrosage au Napalm sont incessants. Selon le programme Rolling Thunder, « tonnerre ininterrompu », au cours de deux cent mille missions de bombardement, plus de cinq cents attaques par mois, deux millions de tonnes de bombes, deux tonnes d’artillerie par habitant pour un coût dépassant les dix billions de dollars américains, ont été lâchées sur la République démocratique populaire lao : plus que sur l’Europe pendant la deuxième Guerre Mondiale. Rien ne parvenait à couper la piste Ho Chi Minh. Dans son livre Voices from the Plain of Jars : Life Under an Air War, le journaliste Fred Branfman a démontré l’intensité des bombardements auxquels était soumise la plaine des Jarres et le Laos. Il dénonce le pilonnage inutile et prouve, cartes à l’appui, que la plaine des Jarres n’était pas sur le trajet de la piste Ho Chi Minh.
Les États-Unis ont agi, dans le secret le plus total, en violation des accords de Genève de 1962 reconnaissant au Laos le statut de neutralité et interdisant toute présence militaire sur son territoire. Il s’agit d’une guerre non dite qui implique, sous une forme ou une autre, plusieurs grandes nations et principalement les États-Unis. Cette opération appelée « US Secret War », « Guerre secrète des États-Unis » fut financée par la CIA. Les minorités ethniques montagnardes sont en première ligne. La CIA enrôla massivement les guérilleros hmongs dirigés par le général Vang Pao dans ses forces spéciales pour combattre la présence des soldats nord-vietnamiens au Laos. L’opération consistait également à sécuriser la zone et à récupérer les pilotes américains abattus en venant bombarder la piste Ho Chi Minh. La CIA envoie par avion instructeurs et agents dans les montagnes laotiennes, transportant l’opium des Hmongs à destination de la capitale, Vientiane, afin de financer cette guerre secrète dont les stigmates sont toujours vifs.
Aujourd’hui encore, la province de Xieng Khouang reste l’un des réservoirs d’opium les plus important du Laos qui est le troisième producteur d’opium après l’Afghanistan et le Myanmar. Le Laos produit environ deux cents tonnes d’opium par an. Près de la moitié de la production annuelle transite vers la Thaïlande, le Cambodge et la Chine. Une partie est raffinée en héroïne dans des laboratoires clandestins situés dans le nord du pays. La culture de pavot est la principale source de revenus pour les tribus montagnardes du nord, dont principalement les Hmongs, et le gouvernement tolère la consommation d’opium pour certaines ethnies. Les graines et l’huile sont même utilisées dans l’alimentation locale.
Nous nous baladons à travers ce paysage étonnant. Un vent sec balaie la steppe. Sur un couvercle couché dans l’herbe est sculpté un visage bizarre, l’une des rares décorations présentes. Vongsavath, le plus sérieux du monde, nous explique que c’est le visage d’un extraterrestre et que les jarres viennent de l’espace… Une théorie intéressante ! Plus loin, devant une jarre encore fermée par un couvercle, notre guide nous fait part de son envie de se cacher à l’intérieur et faire peur aux passants. La démonstration s’ensuit. Il se cache derrière l’urne et se lance dans un récit imitant une voix électronique. Amusés, nous observons la scène hilarante si hors contexte dans cet endroit isolé au cœur des montagnes de la chaîne annamitique.
Les jarres sont disposées par groupes, dans un désordre apparent. Elles sont de différentes tailles, de un à trois mètres de hauteur, mesurant jusqu’à près de huit mètres de circonférence, pesant jusqu’à plusieurs tonnes pour les plus grandes, quarante centimètres pour les plus petites. Taillées dans des blocs de roche monolithiques, porphyre, calcaire ou schiste, roches qui n’existent pas sur le plateau, elles sont parfois à demi enterrées. D’autres furent modelées d’un mélange de calcaire et de cailloux et probablement fabriquées dans les grottes de la plaine des Jarres. Près de certaines jarres on a découvert d’énormes couvercles bombés. Les jarres sont recouvertes de mousse verdâtre, un aspect amplifiant leur mystère.
La piste qui conduit à Muong Sui est très accidentée, ce qui ne gêne pas notre chauffeur de rouler à tombeau ouvert. Nous sommes violemment secoués et nous nous agrippons au siège devant nous comme si notre vie en dépendait, le pied sur un frein imaginaire. Le site n° 2 porte le nom de Hai Hin Phon Salato, « Jarres de pierre du mont Salato ». Non loin de la route, les jarres apparaissent rangées en arc de cercle jusqu’à deux collines de calcaire. Nous suivons le chemin en pente raide qui mène au sommet d’une éminence recouverte d’un petit bosquet d’arbres clairsemés. Les jarres, ici, au lieu d’êtres ovales ou cylindriques, sont carrées avec des angles arrondis et leurs couvercles sont plus élaborés. Les racines des arbres ont pris possession de plusieurs d’entre elles les enserrant dans leur étau comme des tentacules. Un manguier a poussé à l’intérieur d’une urne qui s’est fendue en lui donnant l’apparence d’un immense pot de fleur. Il fait très chaud et nous nous réfugions sous le dais de feuillage des arbres. Vongsavath nous invite à nous asseoir sur le fragment d’une jarre pour l’écouter raconter une nouvelle histoire extravagante plutôt incompréhensible. Nous essayons de hocher la tête et de rire au bon moment. Perchées sur la colline face à nous, quelques belles jarres forment une jolie composition. En contrebas, l’impact d’une bombe a creusé un immense cratère et détruit plusieurs jarres dont les fragments ont été projetés dans la pente. La campagne autour est déserte et a un air de désolation, les traces d’impacts de bombes clairement visibles. Le soleil est haut et le ciel diaphane.
Le Laos a été terriblement affecté par le bombardement implacable américain. Lorsqu’une mission échouait et que les avions revenant du Vietnam rentraient à la base en Thaïlande les soutes encore remplies de leurs munitions, les pilotes, voulant éviter le pire à l’atterrissage, larguaient toutes les bombes, missiles, Napalm, au-dessus du Laos. Le Laos servait donc de décharge pour délester les avions de leurs munitions non utilisées. Au mépris de la population civile et dans l’espoir de supprimer les quelques soldats Vietcong et Pathet Lao réfugiés dans la zone. La province de Xieng Khouang se trouvait inopportunément sur leur trajectoire aérienne. Le résultat fut désastreux : villes et villages bombardés, des milliers de victimes, vie collective disloquée, des terres devenues incultes. Même dans les nombreuses grottes que compte la région où la population pensait trouver refuge, les bombes ont fait de nombreuses victimes. Les deux tiers de la population ont dû quitter la région. Aujourd’hui encore, le paysage est mutilé par les cratères qu’ont laissés les bombes. Très proches les uns des autres ils ont rendu cette terre, avant si fertile, inutilisable pour la culture. Le Napalm a empoisonné les rivières et empêche la végétation, autrefois luxuriante, de repousser. La beauté des hautes montagnes, les étonnantes formations karstiques, les vallées verdoyantes : sous cette apparente sérénité est tapie la violence, cruelle et sanglante, une violence qui perdure…
Le site n° 3, Hai Hin Lat Khai, « Jarres de pierre du marché de Ban Khai », se trouve à une trentaine de kilomètres de Phonsavan. Le trajet est chaotique. La piste est de plus en plus mauvaise, par endroit complètement défoncée, puis elle s’arrête. Nous sommes arrivés au village de Ban Xiengdy. Je suis persuadée que mes organes ont changé de place et c’est avec hâte que je quitte le bus. J’essaie de ne pas penser au voyage du retour. Les enfants du village accourent. Curieux et inlassables, ils ne cessent de nous poser des questions. C’est rare que des étrangers s’aventurent jusqu’ici. De bonne grâce nous nous livrons à une séance de questions réponses traduite par Vongsavath. Et, soulagement, ils ne réclament ni bonbons ni stylos. Visages ronds au teint jaune très pâle, yeux bridés, cheveux de jais, vêtements sales et poussiéreux, les sourires sont loin d’être innocents. Ils savent ce qu’est une bombe, ils savent la déterrer et la décortiquer pour vendre le métal et ainsi ramener un peu d’argent à la maison pour aider leurs parents qui, désemparés, tentent, en prenant des risques, de cultiver un petit lopin de terre pour nourrir la famille. Combien de temps encore avant que la région soit déclarée sûre ? Combien de générations avant de pouvoir oublier ? C’est certain, ce ne seront pas les enfants de ces enfants qui joueront sur ces plaines avec insouciance.
En quittant le village, nous nous engageons sur un petit sentier au milieu de la campagne. Après avoir dépassé un troupeau de buffles vautrés dans la boue d’un marais, nous marchons sur les murets en argile des rizières, puis traversons un ruisseau sur un pont étroit en bambou, branlant et affaissé. Sur l’autre rive, quelques vaches viennent à notre rencontre. Dominant un paysage rural, le site n° 3 est entouré de barbelés car situé au milieu de pâturages. Nous franchissons la barrière à l’aide d’une échelle. Enfin, au sommet d’une colline, dissimulées dans un bosquet suave nous découvrons une centaine de jarres. Les arbres laissent filtrer la lumière et l’atmosphère est paisible. L’impression de nous trouver seuls au bout du monde est grandissante à chaque étape. Autour de nous, la vue porte sur l’infini des plaines et des montagnes. Une palette d’ocre, de brun, de vert, couleurs de la terre, une terre piégée.
Si seulement trois sites de la plaine des Jarres sont accessibles à la visite, c’est pour des raisons de sécurité. La plaine des Jarres reste un des sites archéologiques les plus dangereux au monde. Car, des deux millions de tonnes de bombes larguées sur le Laos pendant la guerre de Vietnam, au moins un tiers d’entre elles n’ont pas explosé et aujourd’hui, vingt-cinq ans après la fin du conflit, des mines et des bombes à fragmentation continuent de constituer une menace permanente pour la population civile. Jusqu’à quatre-vingt millions d’UXO, Unexploded Ordonnance, sont dispersés dans le pays. Il s’agit de mines terrestres et de bombes à sous munitions, cluster bombs ; un conteneur, bombe, missile, obus, larguées d’un avion qui s’ouvre et disperse des sous munitions, bomblets, qui explosent au moment de toucher l’objectif. Si elles n’explosent pas au premier impact, elles se transforment en véritables mines antipersonnels. Les UXO font environ deux cents victimes par an malgré les efforts de déminage. Nombreux sont ceux qui ont perdu une jambe, un bras, la vie… Des carcasses de bombes et des sous-munitions à l’aspect d’une boule de pétanque sont omniprésentes. Nous avons repéré des fleurs plantées dans des restes d’ogives américaines, des carcasses de bombes utilisées comme clôture, employées en pilotis, renforçant les maisons ou reconverties en cheminée, barbecue, couverts, abat-jours et cendriers. Parfois, les explosifs, couverts d’une fine couche de rouille, sont exposés comme dans une galerie d’art. Chaque enfant sait reconnaître les différents types de bombes et beaucoup d’entre eux n’hésitent pas à les ouvrir pour récupérer billes de métal et poudre entrainant de terribles accidents. Afin de pouvoir visiter les différents sites, un déminage important a été fait par MAG, Mines Advisory Group, et le balisage doit être respecté. Les nombreux panneaux d’avertissement plantés un peu partout sont dissuasifs. Il ne nous viendra pas à l’idée de nous promener ailleurs que dans les pas de Vongsavath entre les marqueurs MAG. Blancs d’un côté, rouges de l’autre, elles indiquent où marcher en sécurité.
À seulement dix kilomètres de distance de Hai Hin Lat Khai se trouvent les vestiges de la vénérable cité de Xieng Khouang, ancienne capitale du royaume de Phouan, jadis célèbre pour la splendeur de ses temples. Elle tenait son nom d’un éléphant blanc, xieng, qui s’était arrêté à l’emplacement actuel de la ville. L’animal continuait de marcher en cercles, khouang. À cet endroit fut fondée la cité. En 1969, pendant la guerre du Vietnam, la ville fut dévastée. Xieng Khouang fut rebaptisé Muong Khoun et peu d’habitants continuent d’y habiter. Le magnifique stupa du That Foum, quelques colonnes du Vat Phiavat et un grand bouddha ; que des ruines envahies par la végétation. Sensibles à ce genre d’endroit dégageant une nostalgie et une atmosphère tourmentée sortie tout droit d’un film d’aventures, nous demandons à Vongsavath de nous y emmener. Notre gentil guide refuse catégoriquement. Il est trop dangereux de s’y rendre. Les Hmongs, opprimés depuis 1975 en raison de leur alliance avec les États-Unis pendant la guerre du Vietnam, se sont de nouveau révoltés. En lutte armée contre le régime communiste, la rébellion a redoublé d’intensité et depuis quelques mois la région est le théâtre d’incidents entre l’armée et les combattants hmongs. Les sources rebelles affirment qu’en octobre dernier, deux bataillons vietnamiens ont été envoyés dans la province de Xieng Khouang pour mater les Hmong. À Muong Khoun, l’ancienne Xieng Khouang, il y a eu des tirs croisés et plusieurs maisons ont été brûlées. La question est loin d’être réglée.
Notre retour vers Phonsavan est un véritable rallye. Le chauffeur fait tout son possible pour battre son record et Vongsavath, pour nous distraire, décide de raconter son plus beau, et plus long conte… Dans l’incapacité de suivre le cours de son histoire, mes pensées dérivent vers les habitants de cette région, les Hmongs, ethnie appartenant au groupe Lao Sung, « Lao des sommets ». Originaires des régions montagneuses du sud de la Chine, le peuple Hmong franchit la frontière sino-laotienne au début du XIXe siècle. Ils se divisent en six branches : Hmong blanc, Hmong jaune, Hmong rouge, Hmong fleuri, Hmong noir et Hmong vert. Les couleurs présentes dans ces noms représentent les couleurs utilisées dans les costumes traditionnels féminins des différentes tribus. Les hommes portent des vêtements teints à l’indigo et les femmes arboraient jadis de lourds bijoux d’argent. Les Hmongs sont animistes et réputés pour leurs pratiques chamaniques. Leur langue est une branche des langues sino-tibétaines et assez proche des parlers de la Chine du sud. Il existe de très nombreux dialectes, dont les deux les plus répandus sont le Hmong blanc et le Hmong vert. Chasseurs et éleveurs de porcs et de bovins, les Hmongs cultivent le pavot. En arrivant au Laos, ils vivent en autarcie sur les sommets des montagnes. Avec la colonisation de l’Indochine, ils furent encouragés à produire de l’opium pour les Français. Ces derniers, comme les Laotiens, les appelaient Méo, une déformation du Miao chinois avec une connotation péjorative signifiant « montagnard sauvage ». Cependant, l’accumulation des taxes et de divers impôts, ainsi que le fait d’être administrés systématiquement par des non-Hmongs ajoutés à une corruption andémique, amenèrent les Hmongs à se soulever contre le colonisateur contraignant les Français à changer leur politique en désignant des responsables hmongs. Grands guerriers et indépendants, les Hmongs ont participé à toutes les guerres.
En 1973, l’accord de Paris sur le Vietnam décide que les bombardements américains doivent cesser, que les forces étrangères doivent quitter le pays et qu’il faut entamer des négociations pour la reconstitution d’un gouvernement de coalition. Au printemps 1975, alors que les GI’s abandonnent Saigon et Phnom Penh vidé de sa population par les Khmers rouges, le Laos tombe aux mains des communistes. Émerge alors publiquement ce qui était depuis 1955 le véritable noyau du Pathet Lao : le parti communiste : Parti Populaire Révolutionnaire Lao (PPRL). La prise du pouvoir est organisée, la monarchie abolie et la République Démocratique Populaire du Laos (RDPL) est proclamée. Des milliers de personnes se réfugient en Thaïlande et le régime, durci, envoie en rééducation tous ceux qu’il estime avoir été pourris par le régime pro-américain. Toute aide militaire et financière de la part des États-Unis au Laos et aux Hmongs est suspendue. Les Hmongs sont considérés comme des traitres et persécutés. Le général Vang Pao s’enfuit aux États-Unis et environ trois cent mille Hmongs quittent le Laos entre 1975 et 1985. Les représailles laotiennes et vietnamiennes envers les Hmongs continuent. Ils étaient huit mille en 1989, quatre mille aujourd’hui. Les Hmongs vivent un lent génocide, une persécution implacable qui se déroule dans l’ignorance de l’opinion publique.
Entourée de montagnes, Phonsavan dont le nom signifie « mont du paradis », la nouvelle capitale de la province, est située à une altitude de 1200 mètres. Construite au milieu des années soixante-dix après la destruction de la capitale précédente, Xieng Khouang, la ville fait penser à une colonie de pionniers avec ses maisons placées à grande distance les unes des autres. Il s’en dégage une ambiance de Far West. La rue principale avec quelques commerces et le marché central, riche en denrées, forme le centre peu développé. La poussière soulevée par un vent constant balaie les rues et une brume irréelle recouvre la ville où règne une certaine tristesse. Les gens sont gentils, mais restent sur leurs réserves. N’ayant croisé aucun autre étranger dans la ville ou sur les sites de la plaine des Jarres, l’endroit ne semble pas encore être populaire des visiteurs étrangers. Nous dégustons un déjeuner tardif dans un petit restaurant local qui propose des mets très appréciés dans la région : gibier, cochons d’Inde, écureuils, serpents, varans, singes, œufs de fourmis, larves de guêpe ou sauterelles. Nous nous en tenons au poulet grillé et riz sauté.
En fin d’après-midi, en route vers l’aéroport, nous sommes très sceptiques quant aux places réservées pour nous dans l’avion malgré la confiance de Vongsavath. Sentiment qui se renforce en voyant la foule dans l’aérogare et l’agitation devant le comptoir d’embarquement. Comment toutes ces personnes vont-elles rentrer dans le Y-12 qui ne compte que quinze places ?! Mais, surprise, ce n’est pas un Y-12 qui atterri avec seulement une heure de retard, mais un ATR 72 flambant neuf. L’appareil à turbopropulseurs construit par la société franco-italienne ATR peut accueillir jusqu’à soixante-quatorze passagers. L’espoir revient. Et, effectivement, après avoir chaleureusement pris congé de Vongsavath, nous embarquons. Vingt minutes plus tard, nous survolons la plaine des Jarres.
Zone de guerre oubliée des livres d’histoires, la plaine des Jarres porte son passé avec difficulté. Profondément marquée par l’injustice et l’abandon, la région peine à se remettre d’une guerre terminée il y a un quart de siècle. Renfermées dans leur écrin de hautes montagnes, sur les plaines pèse une atmosphère lourde, une tristesse palpable, une résignation fataliste. Espérons que l’avenir sera meilleur pour ses habitants. Espérons qu’un jour, la province de Xieng Khouang ne sera plus synonyme d’horreurs de guerre, mais reconnue pour son trésor archéologique incroyable. Car la plaine des Jarres est un site aussi fascinant qu’étrange. Entre mythe et mystère, il est aussi celui qui donne plus de questions que réponses.
© Texte & photo : Annette Rossi.
Image : Site n° 1, Thong Hai Hin.