Au-delà de l’horizon… Le toit de l’Éthiopie.

À travers les sublimes panoramas des massifs du Simien et de Tselemti serpente une route considérée comme l’une des plus dangereuses du monde. Construite par les Italiens pendant la Deuxième guerre mondiale aux prix d’efforts surhumains, elle causa la perte de nombreux Italiens et d’Éthiopiens. Le toit de l’Éthiopie. De Gondar à Axoum, cette route, qui n’est en fait qu’une piste, est celle de la démesure. Lignes droites sur des crêtes effilées, enchainements d’innombrables virages en épingles à cheveux, descentes vertigineuses, montées pénibles, traversées de rivières, passages de plateaux ponctués de villages perdus au bout du monde. Sommets fantastiques, falaises abyssales, aiguilles déchiquetées, pentes densément boisées, vallées verdoyantes, rivières puissantes. La route, actuellement et depuis quelques années déjà en reconstruction, est aussi une alternance de zones de terrassement, tracées de pistes et de monticules de gros blocs de pierre. Une route de l’impossible. Une route cahoteuse, poussiéreuse. Une route sans fin. Une route à couper le souffle.

 

Le toit de l’Éthiopie, Highway Number 3, Éthiopie, novembre 2012.

 

Nous quittons Gondar à six heures du matin. Il fait encore nuit. L’air est frais, presque froid. La ville est déjà réveillée. Une foule de gens emmitouflées dans le gabi ou le chamma arpente les rues. Quelques échoppes sont déjà ouvertes. Des cafetières chauffent sur des feux ouverts envoyant d’épais nuages de fumée dans l’air nocturne. Les silhouettes austères des châteaux se dressent aux dessus des remparts. Soudain, plus personne, la route est déserte. Gondar est derrière nous, le « highway number 3 » nous attend.

 

 

Nous prenons la direction du nord. À l’horizon le ciel s’éclaircit, puis, brusquement, le soleil se lève. Les paysages se perdent dans l’immensité des hauts plateaux marqués par de majestueux acacias abyssinica. Nous traversons des villages animés bordés d’eucalyptus. La moisson est terminée et le foulage de blé en cours. Beaucoup de monde marche au bord de la route. Des bergers, drapés de gabis blancs, bâton sur les épaules, dirigent le bétail vers les pâturages. Hommes, femmes et enfants portant sur la tête sacs, paniers et paquets ou portant sur le dos de lourds fagots de bois avancent d’un pas déterminé. Les écoliers, qui doivent parfois parcourir des dizaines de kilomètres, sont des serpentins de couleurs spécifiques pour chaque école ; rose, bleu, violet, au fil des kilomètres. Le spectacle des déplacements incessants de ces silhouettes frêles, le plus souvent pieds nus, gabi ou chamma sur les épaules, porté sur la tête ou noué autour de la taille, est l’image même des hauts plateaux abyssiniens.

 

 

La route passe sur une crête. En contrebas, des deux côtés, quelques pics et aiguilles dominent des vallées boisées encore dans l’ombre. Un voile flotte entre les sommets. Paysage fantomatique. La route étant asphaltée nous avançons bien et arrivons à Debark à huit heures. Nous nous y arrêtons pour boire un café. La petite ville d’où partent les expéditions pour les montagnes de Simien est située à 3200 mètres d’altitude et l’air est vif. C’est également un centre caravanier situé entre le pays amhara et le Tigré.

 

 

La rue principale, boueuse, est bordée de petites échoppes. Enfants et adolescents jouent au baby-foot. Philippe, entouré d’Éthiopiens, se démarque vraiment comme « faranji », appellation donnée en Éthiopie à l’étranger, blanc en particulier. Grimpant contre les collines s’entassent des maisons aux toits en tôle ondulé dominées par une mosquée au minaret trapu. Le soleil cru de haute montagne baigne l’endroit dans une lumière blanche. Il règne une atmosphère de « Far West » un peu irréelle.

 

 

Nous quittons Debark une demi heure plus tard. Fin de l’asphalte. Les prochains deux cents kilomètres s’effectueront sur la piste. Après avoir passé le col de Wolkafit à 2900 mètres d’altitude, nous entamons la fameuse route de Limalimo : une descente vertigineuse taillée dans les parois du mont du même nom. La piste est mauvaise et les virages en épingle à cheveux sans fin. Ermias, notre chauffeur, stoïque, ralentit la cadence de notre vieux minibus et aborde chaque virage avec prudence. Il contourne habilement les trous profonds creusés par les camions et les éboulements.

 

 

Le regard porte sur l’amphithéâtre du Simien et du Tselemti. Les paysages dominés par les hauts sommets sont somptueux. La route sinue entre crêtes et coteaux. Les panneaux triangulaires indiquant une pente sont nombreux mais ne mentionnent jamais le degré d’inclinaison. C’est mieux ainsi !

 

 

Nous traversons le village de Dib Bahir, puis, enfin, après une dénivellation de presque deux mille mètres, nous atteignons une vallée étroite située à une altitude de 1300 mètres au pied du haut plateau de Debark. Nous traversons la rivière Zarima qui coule au fond de cette vallée sur un lit de galets. Le village du même nom s’étale le long des berges. Le soleil est haut dans le ciel et l’eau scintille. Dans « Voyage en Abyssinie, dans le pays des Galla, de Choa et d’Ifat 1835-1837 », par MM. Ed. Combes et M. Tamisier, les auteurs mentionnent le marché de Douro-Guubia, marché des poules, « ainsi nommé parce que la volaille y afflue » qui se tient tous les samedis sur la rive droite de la Zarima.

 

 

Nous entamons une montée interminable le long des parois vertigineuses. Ce tronçon est en très mauvais état, notre minibus a parfois du mal à passer les virages, mais les paysages sont à couper le souffle. Aiguilles effilées et mamelons bombés, précipices abrupts et abîmes sans fond. Nous contournons un village blotti au pied d’une montagne en forme de dent de requin. Au loin, quelques hameaux isolés entourés de champs en terrasse. Un habitat traditionnel et une agriculture archaïque. Au loin nous apercevons les sommets déchiquetés des hautes montagnes du parc national du Simien. Le mot semien signifie « nord » en amharique, mais « sud » en guèze, langue ancestrale, probablement par rapport à sa situation à la ville d’Axoum. Dans l’ouvrage du IVe siècle Monumentum Adulitanum, les monts Simien sont décrits comme « des montagnes inaccessibles couverte de neige couvrant les soldats jusqu’aux genoux ». Faits également constatés par le jésuité du XVIIe siècle Jeronimo Lobo et l’explorateur du XIXe siècle Henry Salt. C’est l’un des rares endroits en Afrique où il neige régulièrement.

 

 

La route semble interminable, Nous ne comptons pas les kilomètres parcourus mais les cent mètres. De temps à autre, sortant d’on ne sait où, des enfants accourent vers nous en hurlant « highland, highland ». « Highland » étant le nom de la plus célèbre marque de l’eau minérale en bouteille, c’est la référence pour demander nos bouteilles vides, que nous leur abandonnons, remerciés par des sourires et des gestes d’adieu.

 

 

Vers midi, nous arrivons à Adi Arkay, « pays de bambou ». Nous avons roulé trois heures et demie pour couvrir une distance d’environ quatre-vingt dix kilomètres. C’est ici que nous quittons le pays amhara et pénétrons dans le Tigré. Nous nous installons à une table sur le trottoir, entourés de veaux, de chèvres, de villageois curieux et d’enfants qui nous dévisagent avec espoir. Philippe et moi nous contentons de commander un Coca-Cola et de manger le pain d’épices et les bananes emportés sur les recommandations d’Ermias, qui, lui, mange avec goût un injera servi avec des garnitures diverses et le wots, sauce à base de tomate et de piment. Les restes du repas sont vite récupérés par les enfants qui se sauvent aussitôt. Adi Arkay est un gros bourg habité par des éleveurs de bétail et la rue principale est parcourue par des troupeaux, les bêtes ayant une priorité absolue sur les véhicules, rares. Ermias termine son injera et demande l’addition. Nous reprenons la route dans la chaleur.

 

 

À l’horizon se dessine la silhouette du Ras Dashan. Avec 4 550 mètres d’altitude, c’est le point culminant de l’Éthiopie et des monts Simien. Ras Dashan, en amharique, signifie le « général qui a combattu en face de l’empereur ». La montagne est constituée de neuf cimes distinctes. Elle est séparée du mont Biuat, 4510 mètres, par une gorge profonde, la vallée de la rivière Meshaha. Selon Erik Nilsen, Ras Dashan est le sommet du rebord oriental d’une énorme caldera dont les pentes nord sont entaillées de nombreux ravins qui rejoignent la rivière Tekkeze. De nos jours, il n’existe plus aucune activité volcanique mais la montagne est principalement composée de basalte. « Comme j’aimerais escalader ces parois », soupire Philippe. Il scrute les magnifiques parois qui s’élancent à la verticale, immenses tours de pierre, prétentieuses de puissance et de grandeur, robustes et austères. Au premier plan s’étendent des cultures en terrasses, bien vertes. De gros nuages noirs se sont accumulés dans le ciel, dramatisant davantage l’impression que donne ce spectacle.

 

 

Nous avançons. La piste est moins chaotique pendant quelques kilomètres, puis un important chantier nous ralentit de nouveau. Nous devons nous arrêter régulièrement pour laisser passer le ballet incessant des camions et des bulldozers qui charrient des tonnes de pierre. Parfois les tractopelles nous ouvrent la voie. Ermias manœuvre son minibus au milieu de ce chaos dans un nuage de poussière. Notre véhicule menace de rester coincé dans une côte pas encore stabilisée. La terre est rouge vif. Cramponnée sur ma banquette, je suis balancée dans tous les sens. J’ai l’impression que tous mes organes ont changé de place ! La poussière pénètre partout. Nous traversons quelques villages perdus au milieu de nulle part. Le ciel se voile sous la chaleur en dépit de l’altitude. Les perspectives se perdent dans les ocres fanées, les rouges pâles et les verts tendres.

 

 

La route en lacet continue de monter et de descendre entre le massif du Tselemti et les sommets tabulaires, les tours et les aiguilles du massif d’Awasa, paysage tourmenté à perte de vue. Enfin nous apercevons, loin en contrebas, le linteau brillant du Tekkeze. Fleuve sacré de l’ancien empire d’Axoum, il prend sa source dans la région de Lalibela avant de sillonner les hauts plateaux au fond d’une vallée bordée de baobabs et d’arbres à encens et se jette dans le Nil au nord de Khartoum. Nous entamons la descente dans les gorges de la rivière, minérales et arides. La piste, creusée dans le flanc de la montagne, est étroite et glissante. Nous apercevons des arbres à encens. Un singe se faufile. La température grimpe. De 1450 mètres d’altitude nous arrivons à 850 mètres, au niveau de la rivière que nous longeons. Pour la première fois depuis notre arrivée en Éthiopie nous plongeons sous les 1000 mètres. Le paysage est plus sec. De majestueux baobabs découpent le ciel de leurs branches irrégulières.

 

 

À trois heures moins le quart nous traversons le Tekkeze sur un pont reconstruit en 1993 après la destruction, pendant la guerre civile, du pont métallique érigé par les Italiens en 1937. Sur la rive opposée quelques échoppes vendent café, eau et fruits. Des enfants, vêtus de loques, les visages sales et les yeux curieux accourent. Nous échangeons sourires et poignées de main mais ne trainons pas.

 

 

La montée de la gorge est effrayante. La piste, encaissée entre de hautes parois dénudées, nous fait penser à la Karakoram Highway entre la Chine et le Pakistan. La chaleur est pénible et les travaux en cours soulèvent d’épais nuages de poussière. De grosses pierres jonchent la chaussée. Nous sommes secoués comme des pruniers et je m’agrippe désespérément au siège d’Ermias devant moi. Un ouvrier nous fait signe de boire et nous lui jetons notre dernière bouteille d’eau. Les conditions de travail sont épouvantables. Les virages serrés et raides continuent sur une dénivellation de mille mètres. Ernias brûle les dernières ressources de notre minibus pour parvenir au plateau. Immédiatement, le paysage est plat. Le calme arrive si brusquement que j’ai l’impression que nous sommes arrêtés.

 

 

La piste qui traverse le gros bourg d’Indabaguna, situé à 1830 mètres d’altitude, est rouge. Elle tranche avec les maisons colorées la bordant. Nous pouvons rouler plus vite et traversons plusieurs villages. Ici, les maisons ne sont plus en torchis mais en pierres de taille. Par ci et par là nous apercevons les épaves de tanks abandonnées ici en 1991 après d’âpres affrontements qui opposèrent les rebelles du Front de Libération du Tigré et les troupes gouvernementales. À une dizaine de kilomètres avant la ville de Shire nous effectuons un dernier long détour sur le bas côté de la piste, en cours de goudronnage, avant de retrouver définitivement l’asphalte. Quel luxe !

 

La plaine d’Enda Sélassié, « Maison de la Trinité » en tigrigna, s’étire à perte de vue. Bien que très rocailleuse, chaque parcelle de cette terre est exploitée. La chaussée est une bande noire dans un univers pastel. La population anime les bords des routes. Les troupeaux de petites chèvres nerveuses et de vaches habillées de belles robes et couronnées de cornes bien dressées comme sur les images de la déesse Hathor sur les fresques égyptiennes s’égrainent derrière leurs bergers.

 

 

Les femmes portent les cheveux tressés vers l’arrière laissant une touffe libre dans la nuque. Elles accompagnent de petites caravanes d’ânes portant des bidons jaunes remplis d’eau. Pour la première fois depuis notre arrivée en Éthiopie, nous croisons des dromadaires. À l’horizon surgissent quelques cônes. Étranges formations rocheuses dans ce paysage immuable.

 

 

La lumière baisse. Quelques nuages blancs flottent dans le ciel. Nous traversons le col Af Gaga, 2044 mètres. Axoum n’est plus très loin. Je regarde ma montre. Il est presque six heures de l’après midi. La journée a été longue. Douze heures pour parcourir trois cent cinquante kilomètres. Je suis secouée, poussiéreuse, mais, étrangement, pas fatiguée. Car tout au long de cette route la beauté du haut plateau abyssinien s’est dévoilée. Au fils des virages, le long des précipices, à chaque détour d’une colline, des panoramas somptueux se sont offerts. Un ensemble confus d’une multitude d’images du highway number 3 défilent dans mon esprit. Sommets impassibles, plaines éternelles. Autant de grandeur, autant de force qui émane de ce pays. Ermias désigne les premières maisons d’Axoum. Je soupire. Nous sommes arrivés au terme de ce périple improbable. Le soleil sombre derrière les montagnes.

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

 Image d’en tête : Les monts Simien et le Ras Dashan, 4550 mètres.

 

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Une réflexion sur “Au-delà de l’horizon… Le toit de l’Éthiopie.”

  1. Quel voyage!!! Vous êtes des aventuriers courageux ou inconscients. Vous n’avez pas perdu le nord dans les monts Simien heureusement. Bravo à la prochaine.

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