Isolé et perdu aux confins de l’Anatolie, au sud-est de la Turquie, le lac aux eaux turquoise est serti comme un joyau dans des montagnes sauvages, sa couleur intense un saisissant contraste avec son environnement doré. La « mer de Naïri » fut le cœur de l’ancien royaume d’Ourartou, un des plus puissants royaumes de l’Orient au Ier millénaire avant Jésus-Christ. Plus tard, entre 95 et 55 avant Jésus-Christ, la région fut englobée dans le Royaume d’Arménie et la cité de Toushpa, établie sur la rive orientale du lac, devint un lieu hautement stratégique sous le règne du roi Tigrane le Grand. Parthes, Romains, Sassanides, Byzantins, Arabes, Seldjoukides, Moghols, Ottomans, Van, au cours des siècles, est convoitée par toutes les grandes puissances qui viennent, conquièrent et disparaissent. Tant d’histoire, tant d’images. Le lac subsiste, mystérieux et silencieux. Les eaux ont englouti tant d’images.
Sur les rives du lac, Van, Turquie orientale, août 1997.
Depuis Kars, le chemin pour arriver sur les rives du « Van Gölü » est long. La route suit la frontière de l’Arménie et au loin nous apercevons des barrières et des miradors qui surveillent cette frontière sensible. Nous sommes régulièrement contrôlés par des patrouilles militaires car depuis 1984 la région est sous les coups de la guérilla du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) et en conséquence la scène de violentes confrontations entre combattants kurdes et l’armée turque, même après toutes ces années. Chaque fois des militaires aux visages sévères vérifient méticuleusement nos passeports et fouillent la voiture. Inlassablement ils nous demandent ce que nous sommes venus faire ici. Il est inconcevable pour ses hommes que des étrangers puissent venir dans ses coins reculés de la Turquie. Mais Philippe est venu très souvent dans les années 1970 et le fait qu’il parle le turque facilite le contact. C’est donc toujours avec le sourire que les militaires nous laissent continuer notre chemin.
Le paysage tremble sous le soleil qui émet une lumière blanchâtre. La route, déserte, s’étire à l’infini. Elle mène à l’Ararat, la montagne biblique où l’arche de Noé se serait échouée après le Déluge. De loin le sommet enneigé du « Büyük Ağrı Dağı » se dessine dans le ciel tel un nuage. Puis, au détour d’un virage, la montagne se dresse comme un triangle presque parfait coiffée de sa calotte glacière. Au nord, elle s’élève au-dessus de la vallée de l’Araxe formant la frontière avec l’Arménie. Son versant oriental constitue la frontière avec l’Iran. La route contourne l’énorme volcan, haut de 5165 mètres, à travers champs de lave et campements de nomades kurdes en transhumance. La dernière éruption remonte au 20 juin 1840, depuis, l’Ararat sommeille, se dressant fièrement au-dessus de la plaine. Je suis impressionnée par la masse imposante qui s’élève devant nous.
En 1872, au British Museum, George Smith, un jeune spécialiste en assyriologie de trente-deux ans, déchiffre un texte sur une tablette d’argile remontant aux environs du XIII siècle avant Jésus-Christ originaire de la bibliothèque du roi Assurbanipal à Ninive. Il s’agit de l’épopée de Gilgamesh, récit légendaire de l’ancienne Mésopotamie. Les similitudes avec le texte biblique concernant le Déluge sont frappantes. « Démolis ta maison pour te faire un bateau ! Renonce à tes richesses pour sauver ta vie ! Détourne-toi de tes biens pour te garder sain et sauf ! Mais embarques avec toi des spécimens de tous les animaux… Six jours et sept nuits durant, bourrasques, pluies battantes, ouragans et déluge continuèrent de saccager la terre ». Ensuite le texte parle d’une colombe qui est lâchée afin de repérer une terre émergée. Le vaisseau finit par accoster sur une montagne appelée Ourartou dans le récit sumérien. Elle deviendra Ararat dans la Bible et Jourdi dans le Coran. Le cataclysme est présenté comme un châtiment mérité par les hommes permettant à l’humanité de devenir meilleure. Ainsi la communauté scientifique, en général chrétienne, doit admettre que le mythe du Déluge n’est pas d’origine biblique mais vient d’une inspiration antérieure.
Doğubayazıt, la ville la plus orientale de la Turquie vit dans l’ombre du mont Ararat et son compagnon, le Petit Ararat, culminant à 3925 mètres. La ville, plaque tournante de contrebande de toute sorte avec l’Iran, dégage une atmosphère désagréable et ambiguë. Je mes mon foulard, mieux ne vaut pas attirer l’attention, les étrangers se font vite repérer ici. Nous ne nous arrêterons pas dans la ville mais nous nous dirigeons directement vers Ishakpaşa Sarayı. Ce petit palais tout droit sorti d’un conte de fées se niche dans une haute vallée au-dessus de la ville. Construit par un gouverneur kurde de la région à la fin du XVIIe siècle et achevé par son petit-fils Ishak Paşa au siècle suivant, l’architecture d’inspiration perse, arménienne, géorgienne, seldjoukide et ottomane, forme un ensemble d’une parfaite harmonie. Le portail sculpté de motifs géométriques et de muqarnas, nids d’abeilles ou stalactites, est inspiré de l’art seldjoukide. Deux ifs symbolisent la vie. Les portes d’origine, couvertes de plaques d’or, furent dérobées lors d’une incursion des troupes russes en 1917. Aujourd’hui, elles sont exposées à Saint-Pétersbourg, au musée de l’Ermitage. Le palais possédait un caravansérail pour les marchands de passage, plus de trois cents pièces dont vingt-quatre réservées au harem et un chauffage central. Nous errons dans le dédale de salles et de cours, le harem, les bains, la cuisine et la mosquée, admirant la beauté des lieux.
Après un pique-nique composé de pain, fromage, tomates et fruits, nous poursuivons notre périple. Nous ne sommes pas très loin de la frontière avec l’Iran. Cette route a longtemps été interdite. Encore récemment toute la zone était intégré dans un no-man’s land. Philippe, dans les années 1970, était obligé de faire le pénible détour par la ville d’Ağrı. Aujourd’hui nous pouvons raccourcir le trajet en passant par Muradiye. En 1976 le village fut frappé par un tremblement de terre d’une magnitude de 7.6 sur l ‘échelle de Richter détruisant ou endommageant presque toutes les maisons et tuant cent cinquante neuf personnes des six mille sept cent cinquante trois habitants. Aujourd’hui reconstruit, le village est devenu une ville comptant plus de quarante quatre mille habitants.
Enfin, au milieu de l’après midi, surgit le lac de Van. L’intense nuance turquoise est accentuée par les couleurs de terre des montagnes qui l’entourent. Je ressens quelque chose de fort et impalpable en regardant les hauts sommets du massif volcanique se jeter dans l’immense étendu d’eau qui se perd dans l’infini. Cette image restera pour toujours comme une révélation. Elle prouve que chaque lieu est accessible, que partout dans le vaste monde il y a une route qui mène quelque part. Je me sens si loin, au cœur de paysages singuliers, dans cette région chargée d’histoire. Solitude et liberté, sentiments forts, rassemblés ici sur les rives du lac de Van.
Je songe aux frontières que nous avons longées ; celles de l’Arménie, de l’Iran. Et un peu plus vers le sud celles de l’Irak et de la Syrie. Pays énigmatiques que je connais seulement à travers des écrits, des photographies, des images à la télévision, des récits de Philippe. Une mission humanitaire en Arménie après le séisme de 1988 dans des conditions climatiques extrêmes. De longs mois en Irak pendant la guerre du Golfe en 1990-1991 pour venir en l’aide au peuple kurde. Un bref passage en Iran dans les années 1970. La Syrie pour y accompagner les premiers voyages touristiques. Pour moi ce n’est qu’un aperçu d’un bout de terre appartenant à des pays qui me semblent inaccessibles. Comme j’aimerais découvrir ce qu’il y a au-delà de l’horizon…
Le lac est alimenté par les rivières issues des neiges des montagnes et des hauts plateaux. Il s’étend sur une superficie de 3700 kilomètres carrés ce qui représente sept fois et demie la superficie du lac Léman ! Sa seule voie d’écoulement est l’évaporation expliquant la salinité de l’eau et une vie aquatique limitée sauf à l’embouchure des rivières où le poisson abonde. Ce poisson, connu sous le nom de tirrîkhi, fut exporté au XIIIe siècle jusqu’en Mésopotamie et en Asie Centrale.
Arrivés dans la ville moderne de Van, grise et sans âme, nous sommes accueillis par un panneau affichant l’image d’un chat. Car la région est le berceau d’une race de chat ; le Van kedisi, le chat de Van, à poil mi-long tacheté de roux et aux yeux vairons. Nous nous installons à l’hôtel Ourartou où nous sommes les seuls clients. La ville ancienne, au pied de la citadelle, fut complètement rasée et vidée de sa population dans les années 1920, la ville actuelle fut reconstruite quelques kilomètres plus loin. Pour cette raison il n’existe pas d’édifices architecturaux ottomans ou arméniens. Victime d’un très violent tremblement de terre dans les années 1950, la ville a dû être reconstruite. Aujourd’hui, Van est majoritairement habitée par des Kurdes.
Au bord du lac un vaste terrain vague parsemé de restes de murs, les ruines d’un minaret et quelques tombes coniques, marque l’emplacement de la vieille ville de Van. Deux petites mosquées ont été restaurées. La morne pleine est parsemée de cratères, de débris de terre cuite ; vestiges d’habitations. Tout ce qui reste de la cité qui s’étendait au pied de la citadelle. Nous traversons en silence ce champ de poussière, sensibles aux drames qui se sont déroulés ici. Ce sol torturé, ce paysage lunaire, est le témoin muet de la fougue des nationalistes Arméniens qui rêvaient d’une patrie indépendante pendant la Première Guerre mondiale. Le coup de grâce par vengeance fut donné par l’armée turque au retour de la guerre.
« Ahura Mazda est le plus grand des dieux, qui a crée cette terre ici, qui a créée ce ciel là-bas, qui a créé l’homme, qui a créé le bonheur pour l’homme, qui a fait Xerxès roi, unique roi de nombreux, unique souverain de nombreux. Je suis Xerxès, le grand roi, le roi des rois, le roi des pays abritant toutes sortes de peuples, le roi de cette grande terre jusqu’à ses confins, le fils du roi Darius, l’Achéménide. Le rois Xerxès dit : le roi Darius, mon père, par la volonté d’Ahura Mazda, construit beaucoup de bonne choses, et a donné l’ordre de creuser cette niche, mais parce que il n’a pas fait d’inscription, j’ai ordonné que cette inscription soit faite. Qu’Ahura Mazda avec les autres dieux me protège, moi, mon royaume, et mon œuvre. » Inscription en écriture cunéiforme gravés par Xerxès I (486-465), roi des Perses, sur le mur sud de la forteresse, dans une niche creusée par son père Darius mais laissée vide.
L’inscription, dans un état quasi parfait, divisée en trois colonnes, écrite en vieux-perse, en babylonien, et en élamite, est le seul témoignage royal achéménide connu en dehors des frontières de l’Iran. Ce texte trilingue a apporté une contribution significative au déchiffrement du cunéiforme vieux-perse. Je suis admirative. C’est la première fois que je contemple une inscription en cunéiforme in situ. L’écriture me fascine, me nargue. Je n’arrive pas à déchirer mon regard de ces caractères réguliers, ces signes constitués de traits terminés en forme de clous. Comme j’aimerai être capable de les lire ! Mis au point en Basse Mésopotamie entre 3400 et 3200 avant Jésus-Christ par les Sumériens, ce système d’écriture s’est répandu dans tout le Proche Orient avant de disparaître dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Il fut utilisé dans d’autres langues, à commencer par l’akkadien parlé en Mésopotamie, puis en élamite, hourrite, hittite. Le système s’est ensuite adapté à des écritures obéissant à des principes différents de l’original dont le vieux-perse.
Nous nous engageons dans l’escalier « d’un millier de marches » qui mène à l’acropole, l’ancienne Toushpa, capitale du royaume d’Ourartou. À mi-chemin, nous rencontrons une famille qui engage la conversation. Les femmes nous offrent de la pastèque que nous acceptons avec plaisir. Ensembles nous finissons de monter les marches taillées dans la roche pour nous retrouver en haut de l’acropole. Le château ourartéen, l’un des plus vieux du monde, remonterait à l’époque de Gilgamesh. Nous visitons les vestiges, trainons parmi les pierres anciennes, admirons la robustesse de la forteresse.
Toushpa fut élevée au rang de capitale du royaume d’Ourartou par Sardouri Ier vers 830 avant Jésus-Christ. Sardouri fut le fils du roi Aramu, considéré comme le fondateur du royaume d’Ourartou. La citadelle était longue de mille cinquante mètres pour une largeur de cinquante à cent cinquante mètres. Elle était bâtie au-dessus de la ville qui s’étendait sur des escarpements bordant le lac. Les murs de type cyclopéen sont solidement ancrés dans la roche et équipés de tourelles de défense. Certains blocs de pierre pèsent plus de vingt tonnes.
Au Ier millénaire l’Ourartou est l’une des plus importantes puissances de l’Orient. Pour résister à la pression assyrienne, les petites principautés de la région se sont regroupées au sein d’un royaume, le premier à avoir été centralisé, qui atteint son apogée vers 850 avant Jésus-Christ. Son territoire s’étend jusqu’au lac d’Ourumieh, en Iran, à la Syrie et à la Méditerranée. Le pays se couvre de puissantes forteresses en bel appareillage de blocs cyclopéens et de gigantesques travaux d’irrigation et d’assèchement des marais sont réalisés. Les Ourartéens, très adroit dans l’art de la métallurgie, laissent de nombreux objets comme des magnifiques chaudrons à pieds. Au VIe siècle avant Jésus-Christ, l’empire d’Ourartou subit les coups des Cimmériens, des Scythes et enfin des Mèdes qui l’annexent. Les populations indo-européennes arméniennes émergent. Avec Cyrus le Grand, l’Anatolie entre dans l’empire des Perses achéménides au milieu du VIe siècle. Les premières dynasties arméniennes, celles des Orontides et des Artaxiades apparaissent à la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ. Elles passent sans interruption de la suzeraineté achéménide à celle des Séleucides, héritiers d’Alexandre le Grand.
Dominant le lac de Van, la citadelle se dresse fièrement sur son éperon rocheux. Le soleil a largement entamé sa phase descendante. La réverbération sur les eaux du lac aux couleurs changeantes est magique. La lumière déclinante rend les vieilles pierres de la citadelle rouge vif. Les ombres se rallongent et semblent vouloir s’accrocher à l’histoire. L’histoire d’un royaume oublié et de sa splendeur d’autrefois. Descendus vers la vielle ville, assis sur un rocher, nous contemplons les derniers rayons du soleil toucher les eaux du lac qui ont englouti tant d’images. Le cône volcanique du Suphan Dağı se reflète dans l’eau. Le disque embrasé du soleil disparaît. Toushpa sombre dans le silence du crépuscule.
L’aurore apporte un ciel clair et une température clémente. Après un petit-déjeuner délicieux pour lequel Van est réputé à travers le pays, nous récupérons la voiture et partons vers le sud. À la grande surprise de Philippe, qui a connu la région avec seulement des pistes, la route est asphaltée et nous progressons vite en direction de Hakkari. Au loin se dessine la silhouette austère du château de Hoşap dominant Guzelsu, bourgade assoupie établie dans un vallon rocailleux. Ce magnifique château fort kurde surveille depuis toujours le passage vers le lac de Van. Il fut construit en 1643 par Sari Süleyman Bey, « Süleyman Bey le Blond », gouverneur ottoman et chef de la tribu kurde des Mahmoudis.
Nous laissons la voiture et montons jusque l’entrée monumentale du château, sculptée à l’entablement. Au guichet, on scrute le visage de Philippe ; le menton volontaire, le nez droit, les yeux sombres pétillants sous des sourcils fournis. Une certaine dureté se dégage à travers ses joues ombragées d’une barbe naissante. Une courte conversation, un éclat de rire, puis on lui fait payer le prix local. On doit le prendre pour un Kurde immigré vers les Pays Bas où il m’a trouvé !
Un petit garçon Kurde se présente. Nous l’embauchons comme guide et parcourons les lieux. L’intérieur est en piteux état. Il ne subsiste malheureusement plus rien des trois cent soixante pièces avec bains, hammams, mosquées, citernes, salles et chambres. Autrefois, la forteresse était protégée par une triple enceinte. Nous faisons le tour des murailles. Au sud-est, les murs plongent à la verticale au bas des rochers. Depuis les remparts supérieurs, la vue sur les environs est époustouflante. Une palette de couleurs de la terre : brun, gris, ocre, d’ordinaire terne mais ici une image de douceur. Un troupeau de moutons traverse le vieux pont ottoman en dos d’âne en contrebas. Son passage soulève de la poussière et voile le ciel. Au nord nous distinguons l’ancienne muraille de terre qui entourait le village. Le temps et les intempéries l’ont détériorée et aujourd’hui l’œuvre ondule dans le paysage comme un énorme dragon qui semble veiller sur le château…
Le soleil est déjà haut dans ciel et il fait chaud. Nous reprenons la route en direction de Van et nous nous arrêtons au site ourartéen de Çavustepe, situé sur une colline en forme allongée dominant la plaine de Gürpinar. Le site fut identifié à l’antique Sardurihurda, lieu où le roi Sardour II fit construire une forteresse et un palace. Nous apercevons la partie inférieure des murs ; des blocs cyclopéens si bien taillés qu’ils étaient assemblés sans l’usage de mortier. Arrivés au sommet nous trouvons le gardien des lieux. Mehmet Kuşman était déjà gardien à l’époque où Philippe venait avec ses groupes. Les retrouvailles sont chaleureuses.
Évoquant les bons souvenirs, Mehmet nous guide à travers le site. Il fait partie des rares personnes au monde capable de lire et écrire la langue ourartéenne qui s’écrit en caractères cunéiformes. Il nous traduit le texte gravé sur le soubassement d’un temple en basalte noir qui mentionne le nom du roi Sardour II qui régnait entre 765 et 733 avant Jésus-Christ. Une rue conduit à des magasins où une trentaine de jarres sont encore en place. Le gardien en ouvre une, plonge les mains à l’intérieur et nous offre une poignée de blé vieux de deux mille ans. Je m’empresse de le cueillir dans une boite pellicule photo et la ferme méticuleusement. J’ai l’impression de posséder un vrai trésor ! Mehmet nous invite à boire le thé. Dans sa cabane il nous montre des objets trouvés sur place, puis il ouvre un tiroir pour en extraire les archives. Les deux hommes feuillètent les documents et découvrent les dates de nombreux passages de Philippe entre 1975 et 1978. Émotion ! Assis sur le seuil de la cabane, nous sirotons le thé. La vue sur les vallées aux alentours est magnifique. Mehmet et Philippe, originaires de mondes si éloignés, partagent des souvenirs passés. Le temps semble furtif.
Au début du VIIe siècle avant Jésus-Christ, le royaume d’Ourartou disparaît et son territoire passe aux Arméniens. Entre 95 et 55 avant Jésus-Christ règne le brillant roi Tigrane le Grand qui conquiert brièvement la Cilicie, la Syrie, la Palestine et la Mésopotamie. Il prend le titre de « roi des rois ». En 66 avant Jésus-Christ, sous Pompée, l’Arménie devient un protectorat romain. Le roi Terdat III (298-330) reçoit le baptême de saint Grégoire « l’Illuminateur », et impose le christianisme comme région d’état qui fait de l’Arménie le premier royaume chrétien au monde. En 406 l’alphabet arménien est créé. À partir de 908, pour échapper à l’influence Arabe, le roi Gagik de la dynastie des Ardzrouni, règnera au sud sur le royaume du Vaspourakan, autour le lac de Van. L’art arménien atteint sa forme la plus achevée.
Sur la rive méridionale du Van Gölü s’étend le vieux cimetière de Gevaş bordé par une haie de jeunes peupliers. Dominant les pierres tombales éparpillées dans l’herbe brûlée se dresse le türbe polygonal de la princesse Halime Hatun, appartenant à la dynastie Karakoyunlu. Les « Moutons noirs », furent une fédération tribale d’origine turcomane qui a régné sur un vaste territoire comprenant aujourd’hui l’est de l’Anatolie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan iranien et le nord de l’Irak de 1375 à 1468. Le tombeau, construit en 1358, en forme de yourte de pierre, possède neuf pans ornés de niches et un toit pyramidal.
Sur l’île d’Akdamar, au large des rives du lac de Van, cœur de l’ancienne Grande Arménie, se dresse l’un des chefs-d’œuvre de l’architecture arménienne : l’église de la Sainte-Croix. Jadis intégrée dans un important monastère, l’ensemble fut commandité par le roi Gagik Ier et construit entre 915 et 921. Le lieu fut également le siège patriarcal et la résidence d’un catholicos du Vaspourakan jusqu’en 1895. En 1915, pendant le génocide arménien, les bâtiments furent détruits, les moines massacrés et l’église gravement endommagée. En 1951, l’ordre fut donné de démolir l’église mais grâce à l’intervention de l’écrivain turque d’origine kurde Yaşar Kemal, elle fut sauvée in extrémis. Depuis, le site est resté à l’abandon, seuls quelques voyageurs de passage se rendent sur l’île.
Au milieu de l’après-midi nous trouvons un bateau pour la traversée. Le fait du hasard veut que nous sommes en compagnie d’un petit groupe d’Arméniens, chose rare et touchante en Turquie, pays ou ce peuple a tant souffert. Entre Turcs et Arméniens il y a peu, voire aucune, affinité. Outre les atrocités commises contre les Arméniens, la Turquie a récupéré un grand territoire appartenant autrefois au peuple arménien sans mentionner tous les monuments, églises et monastères, qui furent détruits. Un héritage culturel et historique inestimable aujourd’hui réduit a néant.
Arrivés sur la petite île, nous laissons le petit groupe entrer dans le sanctuaire tandis que nous restons à l’extérieur. Ces gens qui ont beaucoup de courage pour venir jusqu’à ici méritent bien un peu de solitude. Nous nous baladons sur ce petit bout de terre au bout du monde entouré des eaux turquoise du lac. Sur la terre ferme vers le sud domine le mont Çadir, haut de 3537 mètres. Le paysage sauvage offre un écrin au bijou de pierre.
L’église Sainte-Croix, Sourp Khatch, en arménien, est bâtie sur un plan très simple en croix à quatre absides surmontée par un dôme conique. L’originalité de l’édifice réside dans l’ornementation extérieure. Chaque mur est richement sculpté de bas-reliefs : scènes de chasse, scènes bibliques, saints, anges et croix. Sur la façade ouest un bas-relief représente le roi Gagik offrant au Christ un modèle de l’église. Les murs se lisent comme un dessin animé. Finalement, lorsque nous apercevons les Arméniens quitter l’île, nous pénétrons à l’intérieur de l’église. Nous y trouvons des bougies allumées sur l’autel. Ce signe de profonde dévotion strictement interdit par les autorités turques est pour nous un grand moment d’émotion et s’ajoute à l’exceptionnelle beauté du site. Les derniers rayons de soleil enflamment la petite église dans son décor grandiose quand nous reprenons le bateau pour quitter l’île d’Akdamar.
Il est tôt, l’air est encore frais. Van vibre déjà d’activité. Les marchands exposent leurs marchandises, les femmes font aérer des tapis et les enfants jouent dans les rues. Avec regrets nous quittons l’ancien royaume d’Ourartou. Nos regards s’égarent vers la direction de la citadelle éclairée par le soleil levant. La route longe les rives du lac. Au loin se devine l’île d’Akdamar, le dôme conique de l’église à peine perceptible. Nous nous éloignons de l’eau le temps de traverser une langue de terre. Les flancs des montagnes à notre gauche sont encore dans l’ombre, et les Kurdes qui travaillent la terre sont vêtus de gros pulls. Lorsqu’ils nous aperçoivent, ils sourient et lèvent les bras en signe de salutation. Je suis soulagée lorsque le lac de Van apparaît de nouveau. Je ne suis pas encore prête à le quitter. Arrivés dans la ville de Tatvan, située à l’extrémité occidentale du lac, c’est les adieux. Un dernier coup d’œil sur l’étendu turquoise. Je soupire. Reviendrai-je un jour ? À peine partie et déjà envie de revenir.
© Texte & photos : Annette Rossi.
Image d’en tête : L’église Sainte-Croix sur l’île d’Akdamar.
Bonjour. Tu me donnes envie de repartir vers cet Orient. Que n’ai-je 20 ans de moins et je partirai de suite. Quelle chance vous avez d’avoir été dans toutes ces régions. Je connaissais le texte de Darius mais pas celui de son fils. Merci de me faire voyager depuis chez moi et sans fatigues. Je ne savais pas, ou oublié, que l’Ararat avait porté le nom d’Ourartou. Bonne journée pluvieuse, je vous embrasse tous deux.
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