Les oasis furent comme des phares au milieu des étendues hostiles, aux climats extrêmes et aux populations déterminées. Parcourues par des archers montés, les Massagètes, de grands nomades scythes, les steppes de Khorezm furent le lieu d’affrontements sans fin entre nomades et sédentaires pour le contrôle des cités. Les eaux de l’Oxus donnèrent la vie jusqu’au moment où elle détourna son cours, asséchant les plaines autrefois fertiles. L’histoire de cette région au sud de la mer d’Aral, en Ouzbékistan, passe par Cyrus le Perse, les conquêtes d’Alexandre le Grand venu de la lointaine Macédoine, par la horde de Gengis Khan ou encore par Timour le boiteux. Le Kyzyl Koum, « sables rouges », a repris dans son sein cités et forteresses, les vents caressent désormais les murailles effondrées et le soleil s’abat impitoyablement sur le passé.
Forteresses des sables rouges, désert du Kyzyl Koum, Ouzbékistan, juin 2005.
Ayant quittés Boukhara à l’aube, nous traversons le paysage monotone et plat du Kyzyl Koum. Le sable est parsemé de petits arbustes secs. Le bitume fond sous la chaleur et le seul divertissement sont les varans, certains de près d’un mètre, qui traversent la route. Au bout de deux heures, des dunes basses de sable rouge remplacent la plaine et un vent chaud se lève. Puis le paysage change de nouveau : au loin quelques plateaux et soudain les eaux bleues intenses de l’Amou Daria. Le fleuve est très impressionnant : très large, au courant fort. Long de mille quatre cent trente-sept kilomètres, il prend sa source dans l’Hindou Kouch et traverse les hauts plateaux du Pamir au Tadjikistan pour suivre la frontière afghane avant de s’orienter vers le nord-ouest, parallèle au Syr Daria. L’Amou Daria sépare le désert du Kyzyl Koum des « sables noirs » du désert de Kara Koum au Turkménistan. Le fleuve a depuis toujours constitué la frontière entre les mondes turc et persan.
Le désert du Kyzyl Koum se situe au sud de la mer d’Aral dans le Khorezm, « Pays du soleil » en vieux-perse. Cette région fait partie de la Transoxiane. Le nom Transoxiane est d’origine latine et signifie « au-delà du fleuve Oxus », l’ancien nom de l’Amou Daria. Géographiquement, il s’agit de la région située entre les fleuves Amou Daria et Syr Daria, l’ancien Iaxarte. Aujourd’hui, la Transoxiane correspond approximativement à l’Ouzbékistan et au sud-ouest du Kazakhstan. Grâce aux exploits d’Alexandre le Grand la Transoxiane représentait l’extrémité nord-est de la culture hellénistique. Depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du Ier millénaire, la Transoxiane fut habitée par des peuples de langue iranienne, en particulier par les Sogdiens. Au sud, sur le cours supérieur de l’Amou Daria, vivaient les Bactriens.
Au village de Tourt Koul, nous quittons la route et nous bifurquons vers le nord. Nous pénétrons dans le Karakalpakstan, République autonome appartenant à l’Ouzbékistan, située sur la rive droite de l’Amou Daria. Le vent se renforce quand nous nous arrêtons devant les fortifications gigantesques de Gouldoursan datant du IVe siècle avant Jésus-Christ. La légende veut que la cité doive son nom à la princesse Gouldoursan. Tombée amoureuse d’un chef ennemi, elle trahit son peuple en lui ouvrant les portes de la ville. Rejetée à son tour, toute la population fut massacrée et la cité pillée. Plus plausible est la destruction de la ville par les Mongols en 1221. Aujourd’hui, la citadelle ressemble à un château de sable effondré. Nous ne nous attardons pas. Le ciel est devenu noir et l’air est lourd, étouffant. L’orage menace ; à l’horizon la pluie tombe déjà.
Au premier millénaire avant Jésus-Christ la région du Khorezm fut extrêmement fertile et même propice à la viticulture. De nombreuses citadelles furent construites pour protéger la population sédentaire des incursions des nomades. Les plus anciennes forteresses datent du IV siècle avant Jésus-Christ. Importantes étapes sur les routes des caravanes, les cités s’enrichissent. L’évolution naturelle des cours des fleuves entrainant la désertification de la région a nécessité la réalisation d’un système d’irrigation contrôlé par les seigneurs féodaux. Cependant, ces canaux détournant l’eau de l’Amou Daria étaient vulnérables aux attaques des nomades et, privées d’eau, les villes furent abandonnées et laissées aux éléments. Des centaines de forteresses abandonnées jonchent le désert du Kyzyl Koum, la plupart réduites aux fondations, d’autres laissant des témoignages inestimables du passé. Beaucoup d’entre elles sont inaccessibles situées dans des zones dangereuses. Un royaume muet des ruines engloutis par les sables…
Au milieu d’un paysage de désolation de sables mouvants apparaît Ayaz Kale. L’ensemble est composé de trois citadelles perchées sur trois collines de hauteurs différentes. La plus grande, Ayaz Kala 1, est un refuge défensif situé sur un promontoire escarpé d’environ cent-quatre-vingt mètres sur cent cinquante. Construite au IVe siècle avant Jésus-Christ, c’est une des forteresses les plus anciennes du Khorezm.
Ayaz Kala 2 est bâtie sur une colline conique au sud-ouest d’Ayaz Kala 1. C’est un fort féodal beaucoup plus petit datant du VIe siècle de notre ère, période de développement du Khorezm. Une nouvelle classe de propriétaires terriens féodaux avait émergé, les dihqans : descendants de l’ancienne noblesse, courtisans ou militaires récompensés pour des actes loyaux. Ils vivaient en général dans des petits forts situés à la tête du canal qui irriguait les terres agricoles. Construit en briques de terre rectangulaires sur une base d’argile nommé paksha, le fort a une forme irrégulière. Une longue rampe mène au palais. Des traces de nombreuses maisons entourant la colline laissent penser qu’ici vivait une petite communauté agricole rurale. Ayaz Kala 2 fut utilisé jusqu’à l’invasion mongole au début du XIIIe siècle.
Datant du Ier et IIe siècles, Ayaz Kala 3 fut une importante garnison fortifiée. Construite sous la forme d’un parallélogramme, c’est une des plus grandes cités de la région. Chaque angle possède une tour carrée tandis que des tours rectangulaires protégeaient chaque flanc. Elle se situe à environ un kilomètre au sud d’Ayaz Kala 1.
Dans cette atmosphère orageuse, la citadelle d’Ayaz Kala 1 apparaît comme une impressionnante et austère cité, dégageant puissance et prestige. De grosses gouttes commencent à tomber mais nous décidons de braver les éléments et nous partons à la découverte du château. Le chemin qui monte vers l’entrée est vite transformé en boue gluante mais une fois au sommet nous trouvons refuge le long des remparts renforcés par quarante-cinq tours de guet semi-elliptiques. Nous découvrons un couloir voûté et trois pressoirs à vin. Les gouttes se transforment en une pluie abondante. Le vent siffle, le tonnerre résonne et les éclairs déchirent le ciel noir. Nous nous résignons et nous rebroussons chemin et songeant au destin tragique de ces villes abandonnées, leur gloire évaporée.
Une heure plus tard, la pluie a cessé, mais le ciel reste sombre. Nous traversons le désert autrefois parcouru par des archers montés, les Massagètes, peuple de cavaliers guerriers apparentés aux Scythes, armés de l’arc, du sabre court et de la hache à double tranchant. Cavaliers et montures étaient entièrement cuirassés et probablement à l’origine des cataphractes. Nomades, les Massagètes, « Grand Gètes », pratiquent l’élevage, mais vivent surtout de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Ils vénèrent le soleil, culte probablement d’origine perse.
Sous l’emprise de l’Empire perse, les Massagètes ne cessèrent jamais les guerres contre leur ennemi Cyrus le Grand. Lors de la dernière bataille, en 530 avant Jésus-Christ, le roi fut vaincu et périt avec la plus grande partie de son armée. La reine des Massagètes, Tomyris, outragée par le mort de son fils, prendra sa revanche. Elle remplit une outre de sang humain et fit chercher le cadavre de Cyrus parmi les Perses morts. Elle lui plongea la tête dans l’outre et lui adressa ces paroles : « Roi, bien que je sois vivante et que je t’aie vaincu les armes à la main, tu m’as perdue en t’emparant par ruse de mon fils ; moi à mon tour, comme je t’en ai menacé, je te rassasierai de sang ». Ainsi raconte Hérodote. Les historiens anciens s’accordent en général que Cyrus aurait péri au cours d’une expédition guerrière au nord-est de son empire, mais son corps fut rendu aux Perses et inhumé à Pasargades, capitale des Achéménides. Xénophon le fait mourir dans son lit.
La vaste citadelle Toprak Kala est entourée par les monts du Sultan Vaïs. Cette cité atteignit son apogée vers le IIIe siècle avant Jésus-Christ comme capitale de la région sous les seigneurs kouchan. Elle comptait alors une population de trois mille âmes. Les ruines sont imposantes et les fouilles systématiques ont laissé un espace organisé et nettoyé. Toprak Kala, « forteresse d’argile », fut découverte par l’archéologue soviétique S. Tolstoï en 1938. Les vestiges ont une forme rectangulaire de cinq cent mètres sur trois cent mètres. La citadelle fut protégée par des remparts de vingt mètres de hauteur et de nombreuses tourelles carrées. Elle comprend un immense palais appartenant au gouverneur où plusieurs salles ont été identifiées, un temple du feu, la place du marché et un important quartier résidentiel, chakhristan. Toprak Kala fut abandonnée au IVe siècle. Nous prenons le temps d’arpenter les ruines. Loin de tout, encerclés par le désert, frappe la réalité de ce qui n’est plus.
Un peu plus vers l’ouest se dresse la petite bourgade fortifiée de Kyzyl Kala. Le fort en briques crues a une allure très compacte, très massive. Contemporain de Toprak Kala, on pense, vu sa petite taille et la somptueuse décoration intérieure, qu’il s’agissait de la résidence fortifiée d’un aristocrate ou d’un personnage de haut rang. Des objets en céramique, verre, grès et fragments de bronze furent découverts ainsi que des restes de fresques murales. Le site est entouré de hautes herbes épineuses et le fort est inaccessible.
Le soleil est revenu, la chaleur suffocante, la steppe s’étend à l’infini. Nous sommes entourés d’étendues hostiles. Il est facile d’imaginer ces terres sans horizon il y a deux mille ans, sillonnées par les cavaliers Massagètes, arc à la main, prêts pour la bataille…
Nous quittons le Karakalpakstan, direction Ourguentch. Nous traversons l’Amou Daria sur un pont flottant : une série de grosses barges rouillées reliées entre elles par des chaînes. Dès que la voiture s’engage sur une barge, elle s’abaisse d’une dizaine de centimètres, la barge derrière, libérée du poids, remonte. Un bateau des douanes est amarré vers le milieu du fleuve. Les eaux de l’Amou Daria sont tumultueuses, la largeur du fleuve est bien d’un kilomètre. Les contrôleurs à chaque extrémité du pont vérifient méticuleusement nos passeports. Il est interdit de filmer ou de faire des photos ! La région reste sensible.
Je songe à l’étrange atmosphère qui plane sur toutes ces forteresses abandonnées, sculptées par des siècles d’érosion. Le silence est total et une certaine mélancolie hante les lieux. Finalement tout est éphémère. Des villes somptueuses réduites en un amoncellement de terre, vaisselle et verres dont il ne reste que tessons. Terrains fertiles propices à l’agriculture avec des récoltes abondantes remplacés par un désert aride. Une population autrefois nombreuse… plus que des fantômes errants…
© Texte & photographie : Annette Rossi.
Image : Ayez Kale 2.
Merci à vous,
bonne journée,
rc
Roger Calmé
Tél.: 06 25 08 63 82
Internet: rcalme@live.fr
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