Au-delà de l’horizon… Le château, l’église, la cité, les Roms et un général.

Située aux pieds des monts Apuseni et des Carpates méridionales, Alba Iulia est une des plus anciennes cités de Roumanie connue sous le nom Apulum  pendant la période romaine, puis baptisée Weissenburg, ville Blanche, par les Saxons et Alba Iulia par les Roumains. À la fin du Xe siècle la ville fut la capitale d’une principauté conduite par Iula, voïvode, prince, qui bâtit la première église byzantine en Transylvanie. Alba Iulia fut ensuite le siège des premiers archevêchés fondés au début du XIe siècle. Du XVIe au XVIIIe siècles, la cité, dotée de fortifications de type Vauban, en étoile, sera la capitale historique, politique et religieuse de la Principauté de Transylvanie, puis centre de l’administration autrichienne du Grand-duché de Transylvanie englobée dans l’Empire des Habsbourg.

 

Le château, l’église, la cité, les Roms et un général, Alba Iulia, Roumanie, juin 2016.

 

Alba Iulia a une grande signification symbolique pour les Roumains, car c’est ici que fut scellée la « Grande Union » de la Roumanie. Après la Première Guerre mondiale c’est à Alba Iulia que fut proclamée, le 1er décembre 1918, par l’Assemblée nationale des Roumains de Transylvanie, l’union de la Transylvanie et du Vieux Royaume pour devenir la Grande Roumanie. À Alba Iulia furent couronnés le 15 octobre 1922 Ferdinand Ier de Roumanie et Marie de Roumanie. De février 1938 à décembre 1989, elle subit les régimes dictatoriaux carliste, fasciste et communiste. L’État roumain célèbre chaque année sa fête nationale dans la ville.

 

Nous arrivons à Alba Iulia un soir juste avant le coucher du soleil. Brusque contraste. Après avoir sillonné la douce campagne roumaine traversant de magnifiques villages fleuris, nous voici plongés au cœur d’une ville bruyante encombrée d’horribles immeubles de béton et ses larges avenues sans âme. Mais nous savons que dans son cœur s’épanouit une magnifique cité médiévale en forme d’étoile et que dans les environs se cachent un château féérique, une église singulière et un village… étonnant.

 

Le lendemain matin nous prenons la direction du sud-ouest, vers la plus grande forteresse de Transylvanie, le château de Hunedoara ou château des Corvins. Une fortification existante fut offerte par le roi Sigismond de Luxembourg au prince Voicu pour ses actes de courage en 1409. Le fils de ce dernier, Ioan Corvin dit Iancu de Hunedoara, transforma le vieux château, en forme ellipsoïdale orientée selon l’axe nord-sud et avec des murs épais de deux mètres, en une forteresse militaire. En 1446, Iancu de Hunedora devient régent du royaume de Hongrie. Son fils, Matthias de Corvin, sera un des plus grands rois de Hongrie, régnant de 1458 au 1490.

 

Matthias, humaniste et habile diplomate, a comme vassal Vlad III Basarab, prince de Valachie. Vlad, croyant à une alliance ferme avec le roi de Hongrie va jusqu’à briser son alliance avec les Ottomans. Mais Vlad est trahi par Matthias Corvin, qui, sous de faux prétextes, en le faisant passer pour un monstre incontrôlable et à l’aide des adversaires de Vlad ; les marchands saxons et les boyards de Valachie qui ont toujours lutté contre Vlad pour conserver leurs privilèges, l’emprisonne pendant douze ans à Buda, en Hongrie. Pendant sa captivité Vlad épouse une cousine de Matthias Corvin avant de retrouver sa liberté en 1476 lorsque les menaces turques sur la Hongrie se précisent. Vlad parvient à reconquérir la Valachie avec l’aide des Hongrois mais meurt au combat. Malgré les tensions entre les deux princes, l’assassinat de Vlad cette année-là est un coup sévère porté aux intérêts hongrois en Valachie. Sous le règne de Matthias la Hongrie connaît sa plus grande extension territoriale bien que ses frontières soient sous la pression constante de l’Empire ottoman. Faute de descendance légitime son empire ne lui survécut pas et à sa mort en 1490 le territoire fut partagé entre la couronne d’Autriche et l’Empire ottoman. Le château de Hunedoara fut, au fil des siècles, la propriété de plusieurs princes de Transylvanie.

 

Nous arrivons à Hunedoara, noyée dans un environnement industriel, héritage de la révolution industrielle au XVIIIe siècle sous la domination des Habsbourg. Datant de 1884, les usines sidérurgiques de Hunedoara constituent un repère important de la métallurgie roumaine. La réussite la plus remarquable de l’industrie lourde a sans doute été la fabrication de l’acier dont fut construite la Tour Eiffel à Paris. La ville sidérurgique reste prospère pendant la période communiste, mais l’arrêt brutal de l’industrie suite à la révolution de 1989 entrainant des réformes économiques et l’absence d’investissements dans le domaine, ont amené des licenciements massifs et l’abandon des usines.

 

 

Arrivés devant le château, de style gothique, soutenu de contreforts imposants, le soleil fait son apparition et illumine la puissante forteresse, les balcons ornés de dentelles de pierre sculptée et les toits recouverts de tuiles rouges. Le contraste entre les cheminées des usines environnantes et les féériques tourelles élancées est surréaliste. Nous franchissons le long pont levis qui enjambe majestueusement les douves et une rivière tumultueuse et pénétrons dans la cour du château. Les visiteurs sont peu nombreux et nous prenons notre temps pour parcourir immenses, pièces obscures, bastions crénelés, chambres de torture, pièces lumineuses, tours, escaliers en colimaçons et passages à claire-voie. Nous contournons la fontaine et montons les marches menant au chemin de ronde dominé par le donjon. Notre regard capte les gouttières en forme de dragon. Je songe à Vlad III qui, selon la légende aurait été emprisonné dans ce château. Depuis, son âme hante les lieux… Hors, ici, rien ne prouve la présence de Vlad, malgré ces liens familiaux avec le roi de Hongrie Mattias Corvin.

 

 

En sortant de la ville de Hunedoara prenant la direction du sud, vers Hateg, nous traversons un quartier inédit. Des deux côtés de la route principale, cernées de murs et barrières en fer forgé, se dressent des demeures improbables aux façades ornées de balcons et de piliers, de vrais petits palais peints de couleurs gaies avec tourelles, tours et dômes rutilants. Colonnades, marbres, toits en zinc ciselé, palaces farfelus au cœur de la campagne. De grosses berlines allemandes sont stationnées dans les allées.

 

 

Après enquête nous apprenons que ces palais baroques appartiennent aux Roms et plus particulier les Kalderash, les Roms chaudronniers, un groupe associé par tradition au travail du métal et la zinguerie ou la couverture des maisons. Avant la révolution, les familles sillonnaient la campagne dans des roulottes à chevaux pour vendre des alambics en cuivre pour l’eau-de-vie de fruits, un commerce très lucratif. À la chute du régime, en 1989, ces artisans ont parcouru toute la Roumanie et l’Europe de l’Est pour récupérer, pas toujours légalement, de l’argent, du cuivre, de l’aluminium, de l’acier et d’autres métaux de valeur dans des usines abandonnées, qu’ils revendaient. De condition sociale plutôt bonne, les Kalderash commercent de plus en plus avec le reste de l’Europe.

 

Pour les plupart les gadjos, terme romani désignant les étrangers, les palaces des Roms sont une provocation, un étalage de richesse immérité. L’élite rom ne semble pourtant pas chercher à impressionner les étrangers car ces villas sont uniquement une façon d’exhiber sa fortune et son rang social au sein de la communauté. Souvent les palaces restent vides tandis que les familles habitent dans des tentes ou des caravanes installées dans le jardin.

 

Roms, signifiant « hommes » en romani, désigne un ensemble de populations initialement originaire de l’Inde qui ont formé la Romani Cel, « groupe d’hommes » d’où leur surnom de Romanichels. Le terme Tsiganes, désignant en Grèce ancienne une secte hérétique de devins et de magiciens, Atsinganos, a été attribué au XIIe siècle a des groupes nomades originaires de l’Est. Tsigane est sans doute le nom le plus répandu dans le monde et le moins chargé de connotations péjoratives. Tous les autres termes servant à identifier les Roms ont été donnés par des non-Roms. À leur arrivée en Grèce au IXe siècle les Roms se sont regroupés dans le Péloponnèse au pied du mont Gype. Les voyageurs italiens appelèrent ce lieu « la petite Égypte » et leurs habitants Egyptiano, nomination qui a évolué en Gitano en Espagne et au Portugal, puis Gitan en France et Gypsy en Grande-Bretagne. Les premiers Tsiganes arrivés en France venaient de la Bohême d’où le surnom de Bohémien.

 

Les Roms sont facilement reconnaissables dans le paysage roumain. Les femmes sont vêtues de longues jupes plissées de couleurs éclatantes et arborent des accessoires tels que le tablier, le fichu noué sur la nuque, les colliers de coquillages et de pièces de monnaie en or, et des anneaux dans les oreilles. La coiffure se présente sous forme de deux nattes prolongées par des bouts de tissus. Les hommes portent des costumes noirs sur chemise blanche et des chapeaux à large bord. Nous les apercevons au bord des routes et à la périphérie des villes et des villages.

 

Estimés à plus de deux millions, la plupart des Roms vivent en marge de la société roumaine dans une pauvreté extrême, entassés dans des ghettos souvent sans accès à l’eau potable. Eboueurs ou au chômage, les Roms sont discriminés et mal intégrés. Ils vivent entre eux, pas très ouverts sur le monde et les Roumains. En Roumanie  « Gitan » est un vieux mot péjoratif utilisé par beaucoup de non-Roms ; un vocable synonyme de mendiant, de voleur. Ils ont des comportements intrusifs voire agressifs, comme ce garçon rom d’une dizaine d’années qui, à notre passage, nous observe attentivement avant de cracher sur notre voiture.

 

Il ne faut pas confondre les Roms et les Roumains. Qualifier un roumain de « rom » est une injure hautement blessante. Les Roms ont migré de l’Inde vers l’Europe au Moyen-Âge et leurs langues viennent du sanskrit. Les Roumains ont leurs origines dans les Balkans et leur langue, le roumain, est une langue latine, héritage de la conquête de la Dacie par l’empereur romain Trajan au début du IIe siècle après Jésus-Christ.

 

Nous prenons la route vers le sud, à travers un paysage alternant champs et forêts. C’est dimanche et la vie semble être arrêté. Nous croisons quelques chars tirés par de robustes chevaux avec des pompons rouges suspendus aux oreilles les protégeant du mauvais sort. Le ciel est changeant, un voile gris remplace lentement le bleu, se densifiant au fur et à mesure que le temps passe. Lorsque nous arrivons dans le hameau isolé de Densuș, la pluie menace.

 

Un peu à l’écart des habitations sommeille une étonnante église de pierre. Le sanctuaire dédié à Saint-Nicolas trône solitaire au milieu du cimetière au sommet d’une colline. Datant du XIIIe siècle, elle se compose d’une seule pièce presque carrée d’apparence cubique, construite de gros blocs surmontée d’un clocher, en réalité une petite tour, qui s’appuie sur les arcs des voûtes couvert d’un toit de pierre pyramidal ornée de quatre frontons triangulaires. La voûte de l’abside comporte deux lions funéraires, vestiges anciens. Un groupe de trois colonnes romaines de différentes dimensions s’appuient contre le mur nord-ouest. Plus tard, la Biserica Densuș sera dotée d’un diakonikon adossé au côté sud ainsi qu’un espace funéraire. Dans la construction de l’église sont employés de nombreux spolia romain dont certains proviennent des ruines de la ville antique de Ulpia Traiana Sarmizegetusa, l’ancienne capitale de la Dacie romaine, non loin de là. Le ciel est gris et l’atmosphère un peu maussade rend le petit sanctuaire austère et un peu sinistre renforcé par le cimetière où gisent de très vieilles pierres tombales.

 

 

L’entrée de l’église est protégée par un étrange espace à ciel ouvert mais fermé sur trois côtés, probablement les restes d’un narthex ajouté au XVe siècle. Nous poussons la porte qui s’ouvre avec un sinistre grincement puis pénétrons. Trois hommes âgés, visages burinés, en costume du dimanche, sont en train de discuter. Ils lèvent le regard vers nous puis nous font signe d’avancer. La salle principale correspond au naos des églises byzantines et les quatre colonnes sont façonnées à partir de huit autels votifs romains. Nous admirons les fresques datées de 1443 dont certaines sont signé Pisal Stefan, peut-être un diacre.

 

Les inscriptions latines sur les deux colonnes situées près de l’iconostase mentionnent le nom de Longinus. Le baron Sylvester von Hochenhausen, officier autrichien établi en Transylvanie en 1775, affirmait que l’église était, initialement, un temple païen consacré au dieu Mars, érigé en l’an 103 sur les ordres du général romain Longinus, gouverneur de la Dacie. Puis, selon certains historiens, aux IVe et Ve siècles, l’ancien sanctuaire serait devenu un édifice religieux chrétien remanié par une famille de la noblesse locale, les Muşina. Père Florin Dobrei, de l’Evêché orthodoxe de Deva et de Hunedoara, explique : « On suppose qu’aux XIIIe-XIVe siècles, soit à l’époque des voïvodats, principautés, roumaines, l’édifice servait de chapelle aux princes de la famille Muşina. Au XVe siècle, elle desservait la paroisse orthodoxe de la contrée. A défaut d’inscriptions en vieux slave, on accepte aussi l’idée du double usage liturgique du XVI au XVIIIe siècles. Cela signifie que l’église fut utilisée simultanément par les chrétiens orthodoxes et par la petite communauté réformée issue des descendants des princes fondateurs. Si au début du XVIIIe siècle, ce lieu de culte passe sous l’administration de l’église gréco-catholique, il sera mentionné comme édifice religieux orthodoxe par le recensement des années 1761-1763. L’église retournera sous la tutelle de l’église gréco-catholique, pour redevenir orthodoxe en 1948 ».

 

 

L’air est étouffant, l’espace oppressant mais la singularité des lieux ne nous laisse pas indifférent. L’église est un des plus anciens lieux de culte de rite byzantin et des messes y sont encore célébrées. Lorsque nous quittons le petit sanctuaire étrange, les premières goûtes commencent à tomber. En pressant le pas sur le sentier vers la sortie du cimetière je songe à la remarque de Virgil Vătășianu, historien d’art roumain, qui décrit l’église de Densuș : « un monument curieux, un conglomérat de plusieurs époques et un résultat des reflets d’architecture antique sur plan byzantin, adapte au système d’élévation du roman tardif transylvain et aux formes décoratives des bâtiments de bois autochtones ».

 

Sur le chemin du retour un panneau nous annonce que nous entrons dans le village « General Berthelot ». Nous passons devant la résidence à colonnade du général qui, par une étonnante tournure de l’histoire, a marqué ici son empreinte. À l’occasion d’un référendum local, les trois cent cinquante habitants d’Unirea, « union », l’appellation que Ceausescu lui avait donné en 1965, synonyme de communisme et de collectivisation forcée, décidèrent de reprendre le nom de « Général Berthelot ». Le changement eut lieu le 7 décembre 2001, cent quarante ans jour pour jour après la naissance du général. Déjà, en 1923, la commune avait été rebaptisée. L’ancienne appellation de Farcadin de Sus avait été abandonnée pour le nom du militaire français.

 

 

Le général Berthelot fut envoyé par la France à la tête d’une mission pour permettre de résister aux troupes austro-allemandes, la plus importante mission militaire de toutes celles envoyées par la France à l’étranger pendant la Grande Guerre. Certes, Berthelot ne put sauver Bucarest, prise par les Allemands en décembre 1916, mais sa participation à la reconstruction de l’armée roumaine, ses conseils et la grande affection qu’il témoigna envers la Roumanie, lui valurent une grande popularité. L’armée roumaine, au cours de l’été de 1917, remporta trois succès importants avant de déposer les armes du fait de la défection des armées russes. La mission française dut quitter le pays en mars 1918. Entre-temps, Berthelot fut fait citoyen d’honneur. En 1918, la Roumanie reprend les armes et le général Berthelot est nommé commandant de l’Armée du Danube qui appuie la Roumanie. Le 1er décembre 1918, il entre à Bucarest en vainqueur au côté du roi Ferdinand. Les traités de paix sont très favorables à la Roumanie dont le territoire est considérablement agrandi, avec, entre autres, la Transylvanie et la Moldavie. C’est la naissance de la Grande Roumanie.

 

En 1923, en reconnaissance de la contribution de l’armée française, Berthelot reçoit du roi Ferdinand Ier et de la reine Marie une propriété de soixante hectares dans ce village. Le vieux militaire appréciait beaucoup de se retrouver parmi la population locale. Chaque fois qu’il venait dans cette demeure, il la retrouvait comme s’il l’avait quitté la veille. Le manoir, le jardin et le verger étaient bien entretenus et lui-même semblait un seigneur campagnard, né et élevé là-bas, allant pêcher des carpes dans la rivière, tissant des liens avec les paysans. À sa mort le 28 janvier 1931 le roi Carol II télégraphie au président de la République française : « Son souvenir est resté gravé au fond de nos âmes, et nous déplorons, tous ses amis de Roumanie et moi, la perte de ce grand ami de notre pays ». Selon Kiritescu, Berthelot réunit en sa personne « toutes les belles qualités » de l’âme française.

 

La pluie s’intensifie et en traversant les forêts il fait presque nuit. Nous apercevons beaucoup de monde aux abords des forêts portant seaux et paniers remplis champignons. Les forêts roumaines regorgent de girolles, cèpes, bolets, trompettes de la mort…

 

Nous sommes de retour à Alba Iulia. La pluie tombe dru et nous allons siroter un café dans le bistro du coin en attendant l’accalmie. Puis, équipés de parapluies et vestes imperméables, nous pénétrons dans la cité par la IIIe porte en forme d’arc de triomphe.

 

 

La citadelle Alba Carolina est bâtie sur un plan Vauban et cernée par des remparts doubles en forme d’étoile. Chef-d’œuvre remarquable de l’architecture militaire, elle compte sept bastions et quatre portes monumentales. Nous arpentons les avenues désertes, bordées de demeures et de palais, dont celui des princes transylvains. La cathédrale de la Réunification, de rite orthodoxe, construite en 1921 après l’unification de la Roumanie, fut le lieu de couronnement de roi Ferdinand Ier en 1922. On la surnomme la cathédrale du Couronnement. Elle est entourée d’un cloître et nous nous réfugions sous la galerie, à l’abri du déluge qui s’abat sur la ville. La cathédrale catholique romaine se situe juste à côté. Et il continue à tomber des cordes.

 

 

Alba Iulia reste écartée des chemins touristiques mais possède une valeur spirituelle et historique majeure pour les Roumains. Le château de Hunedoara est étrangement confondu avec la ville du même nom, image vivante de l’ère communiste avec ses vieilles usines abandonnées et ces cheminées intimidantes. La petite église émouvante de Densuș semble être oubliée au bout du monde. Puis, un personnage français au milieu de la campagne profonde et une leçon d’histoire concernant un peuple controversé. Notre passage dans cette région à l’ouest de la Transylvanie fut une immersion dans une Roumanie encore méconnue, fière de son héritage historique et de ses traditions.

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

 Image d’en tête : L’église Saint-Nicolas de Densuș.

 

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Au-delà de l’horizon… Dans l’antre du vampire.

Située au centre-ouest de la Roumanie, la Transilvania, Transylvanie, du latin « trans-silvam » signifiant « au-delà des forêts », est une région formée de plateaux entre 305 et 488 mètres d’altitude et de dépressions et de vallées délimitée au sud et à l’est par l’arc formé par le vaste massif des Carpates qui culmine à 2 543 mètres. Cernée par les villes de Sibiu, Brasov et Bistrita, au cœur de la Transylvanie, domine la citadelle de Sighişoara, cité millénaire et lieu de naissance du personnage historique de Vlad III Tepes. Riche en traditions rurales et folklore local, une série de circonstances de l’histoire culturelle associe la Transylvanie avec la légende du conte Dracula, vampire imaginaire de Bram Stoker tandis que le roman gothique à l’ambiance lugubre et spectrale du roman Le Château Des Carpathes de Jules Verne, lui confère son image obscure.

 

Dans l’antre du vampire, Sighişoara, Roumanie, juin 2016.

 

La Principauté de Transylvanie, province autonome, fut principauté vassale du Royaume de Hongrie du Xe siècle jusqu’en 1526 avant de devenir indépendante. Ensuite elle sera vassale de l’Empire ottomane entre 1570 et 1699, puis de la monarchie de Habsbourg entre 1711 et 1867. Elle est intégrée au Royaume de Hongrie en 1867 lors du compromis austro-hongrois. À l’automne 1918, quand l’Autriche-Hongrie s’effondre, les Roumains de Transylvanie déclarent l’Union de la Transylvanie au Royaume de Roumanie. La monarchie disparaît après la Deuxième Guerre mondiale avec la mise en place de la dictature communiste et la proclamation de la République populaire roumaine en 1947, puis de la République socialiste de Roumanie en 1965. En 1989, année de l’effondrement du bloc de l’Est, un coup d’État aboutit au renversement et à l’exécution du dictateur communiste Nicolae Ceausescu et de son épouse, et à la création d’une démocratie parlementaire. Suite à la présence millénaire sur ce territoire de Roumains, de Hongrois et Sicules, de Saxons et de Turcs, la région porte également les noms de Ardeal en roumain, Erdély, « au-delà des forêts », en hongois, Siebenbürgen, « sept citadelles », en allemand, et Urdul en turc.

 

Après la traversée des Carpates, c’est sous l’orage que nous faisons notre entrée en Transylvanie. La nuit n’est pas encore tombée mais des nuages noirs plongent la région dans la pénombre. Le ciel de plomb est traversé d’éclairs et des rafales de vent agitent la forêt. Soudain le déluge s’abat sur la route. Sibiu se dessine à travers un rideau d’eau et nous sommes soulagés de nous réfugier dans notre hôtel. Depuis le dixième étage les toits de la vieille ville brillent mais aucune lumière perce l’obscurité. De l’ensemble compact émane une atmosphère étrange, figée. La Transylvanie telle que nous l’avions imaginé. Le mythe de Dracula, vampire aristocratique, est gravé dans nos esprits. Nous évoquons une diligence, un cocher louche, des loups poils hérissés, un château en ruines, un comte troublant, et, en trinquant avec un verre de Tokay, vin rouge velouté, des coupes remplies de sang…

 

Considérée comme une des villes historiques les plus belles et les mieux préservées d’Europe, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2004, Sibiu, ou Hermannstadt, fait partie des « sept citadelles » ; cités fortifiées bâties au début du XIIIe siècle par les colons Allemands, chevaliers teutons et Saxons, appelés par le roi d’Hongrie pour renforcer la frontière sud-est de l’empire. Appelés Saxons même s’ils ne venaient pas tous de la Saxe, ces colons, agriculteurs et marchands, ont fondé au centre du pays d’importantes places fortes dont les « sept villes » : Kronstadt (Brasov), Klausenburgen (Cluj-Napoca), Hermannstadt (Sibiu), Schäßburg (Sighişoara), Mediasch (Mediaş), Bistritz (Bistrita) et Muhlbach (Sebeş). Ces cités, entourées de remparts, dotées de maisons pastel dont les combles sont percées d’ouvertures oblongs, et d’églises souvent fortifiées sont un poignant souvenir des Saxons qui, eux, ont pour la plupart quitté la Roumanie à partir des années 1950 sous le régime communiste moyennant une certaine somme d’argent.

 

Après l’orage de la veille, le ciel reste chargé et une fine pluie arrose la ville. Nous prenons la Strada Nicolae Balcescu pour nous rendre sur la Piață Mare. Nous voilà immédiatement plongés dans la légende de Dracula et les mystères funéraires de la Transylvanie. Notre visibilité limitée par notre parapluie, nous tombons nez à nez avec l’arrière d’une camionnette, portes ouvertes, chargée de cercueils, stationnée devant une entreprise de pompes funèbres. Nous nous écartons rapidement pour éviter de rentrer en collision avec le prochain chargement. Avec soulagement nous constatons que les cercueils sont vides…

 

 

De la ville émane une atmosphère des temps révolus, un peu bohème. Autour de la Piață Mare, Grande Place, s’alignent des monuments de l’architecture médiévale, Renaissance et baroque, dans une palette de ton pastels. Des rues pavées mènent à des jolies maisons peintes de couleurs vives, églises et petites cours secrètes, et aux demeures somptueuses couvertes de grands toits dotés d’ouvertures ressemblants à des yeux. Enfermées dans des lucarnes en forme d’amandes, ces fenêtres sont uniques au monde. On les appelle « les yeux de Sibiu ». Une statue grandeur nature de Dracula, cape noire, dents aiguisées, nous invite à prendre place sur une des nombreuses terrasses, vides vu le temps maussade. Entre cercueils en abondance et le vampire au sourire ambigu, la Transylvanie annonce la couleur !

 

Lorsque nous quittons la ville, le temps est en train de s’arranger. Les paysages sont vallonnés, alternant forêts impénétrables et champs à perte de vue. Nous traversons des villages paisibles où s’alignent de grandes maisons colorées aux portails immenses. Les poteaux électriques sont habités par des cigognes, nombreuses dans la région. Nous passons dans des villes charmantes, les rues principales bordées de rosiers. Nous nous engageons sur de petites routes remplies de nids-de-poule et pistes étroites et poussiéreuses qui desservent des hameaux assoupis dominés par des églises fortifiées.

 

 

Arrivant aux portes de Sighişoara au crépuscule, l’orage éclate avec violence. Le ciel est noir d’encre et des trombes d’eau s’abattent sur la route. Lorsque la pluie cesse, nous partons à la découverte de la citadelle. Nous y accédons par une ruelle de marches pavées qui mène à la Turnul cu Ceas, tour de l’Horloge, tour défensive du XIIIe siècle et porte d’entrée principale de la ville. Jusqu’en 1456, le Conseil Municipal de la cité s’y était installé. La tour est dotée d’une galerie surmontée d’un toit de tuiles vernissées et d’une flèche, l’emblème de Sighişoara.

 

 

Sighişoara est également connu sous l’appellation Schäßburg en allemand et Castrum Saxorum en latin. Le site fut un colonie dace au IIIe siècle avant Jésus-Christ et un castrum romain et base d’une légion romaine depuis le IIe siècle. Au XIIe siècle une colonie saxonne s’installe à Sighişoara. Après les invasions mongoles de 1241, la ville se voit dotée de fortifications financées par les vingt cinq corporations d’artisans. La ville haute est alors habitée par l’aristocratie et la bourgeoisie. La ville basse, elle aussi protégée par des murailles et des portes défensives, sera peuplée d’artisans et de paysans. En 1337 Sighişoara devient une résidence royale et en 1367 elle obtient le statut de ville sous le nom de Civitas de Segusvar. Pendant plusieurs siècles, la cité joua un rôle stratégique et commercial significatif aux limites orientales du royaume de Hongrie. L’économie de la ville est dominée par les artisans et les marchands allemands et au XVIIe siècle Sighişoara possède quinze guildes et vingt associations d’artisans. Resté à l’écart du développement économique du XIXe siècle, la vieille ville, qui s’étend sur un plateau dominé par une colline surplombant une boucle de la rivière, n’a guère changé.

 

Passés l’arche, nous continuons la petite rue pour aboutir sur la Piata Cetatii, la place principale. Une grosse demeure jaune ocre, la Casa Paulini, fut la résidence de Vlad II Dracul, voïvode, prince, de Valachie, qui s’établit dans la ville en 1421. Son fils naît à Sighişoara en 1436. Il règnera sous le nom de Vlad III Basarab. Parfois, on le désigne comme draculea : « fils du dracul », ou « dragonneau ».

 

 

Vlad II fut déclaré chevalier de l’ordre du Dragon en 1431 dans la cathédrale de Nuremberg par le roi de Hongrie, Sigismond de Luxembourg. Symbolisé par un dragon, l’ordre était dédié à la défense de la Chrétienté et la croisade contre les Ottomans. C’est pour cette raison que, lorsque Vlad II Dracul conclut une paix avec ces mêmes Ottomans, il fut considéré comme traître à l’ordre du Dragon. En 1447 Vlad II est capturé et tué. Est porté sur le trône de la Valachie un des Dǎnești, Vladislav II, évinçant les Drǎculești du pouvoir.

 

Vlad III Basarab parvient à reprendre le trône de Valachie en 1456 en tuant Vladislav II au combat. Il consolide son pouvoir en centralisant l’autorité et éliminant sans pitié tous ces opposants. Il s’appuie sur le petit peuple qui l’adule, et établit un régime de terreur dans l’aristocratie. Ennemi des criminels et des voleurs, il est aussi un patriote infatigable protégeant sa terre de l’avidité ottomane et de la mainmise hongroise. Tué en décembre 1476 à Bucarest au cours d’une bataille contre les Turcs, Vlad III Basarab est décapité et sa tête envoyée au sultan. Son corps est enterré au monastère de Snagov, sur une île proche de Bucarest. Récemment, des études ont montré que son tombeau ne contient que quelques ossements de chevaux, quant aux restes du prince…

 

 

Son surnom tel qu’il apparaît dans les chroniques occidentales est « l’Empaleur », Tepes en roumain, signifiant « celui qui mène au pal », du nom de sa méthode favorite d’exécution. Les chroniqueurs turcs utilisent le terme Kaziglu Bey, « Le Prince Empaleur ». Ce sobriquet n’a jamais été utilisé par les contemporains de Vlad, et n’apparaît pour la première fois qu’en 1550, dans une chronique de Valachie, soit un siècle après sa mort.

 

 

Sighişoara semble déserte. Nous arpentons les rues, longeons les murailles percées de tours de garde. La pluie a cessé et une lumière terne baigne les palais de couleurs ; jaunes, orange, bleus, verts, ocre, roses. Il n’y a pas un chat dans la cité, plongée dans une étrange atmosphère d’abandon. L’air est frais. Le silence est presque palpable. Nos pas résonnent sur les pavées. Une aura de mystère plane entre les hauts murs… Nous sommes dans l’antre du vampire…

 

 

La légende du vampire, le mort-vivant qui se nourrit du sang des vivants afin d’en tirer sa force vitale, puise ses origines dans des traditions mythologiques anciennes de la Mésopotamie, de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce et de la Rome antique. Dans l’Ancien Testament, Lilith, la Reine des démons, des succubes et des mauvais esprits, suce le sang des nourrissons et dépouille les jeunes hommes de leur vitalité et de leur puissance virile pendant leur sommeil. Aux yeux des Hébreux, elle est avant tout coupable de transgresser le tabou absolu de la Loi Mosaïque qui interdit de consommer le sang des êtres vivants. Le Nouveau Testament enseigne que le Christ a sauvé l’Homme en versant son sang. La symbolique du vin partagé avec ses disciples et l’Evangile de Saint-Jean insistant sur les vertus génératrices du sang obligent les premiers Pères de l’Eglise à lutter contre une interprétation trop littérale de ce fait pour ne pas encourager le retour à des pratiques païennes comme le sacrifice humain.

 

Le mot « vampire » apparaît vers 1725 dans la légende de deux soldats autrichiens qui, pendant la guerre opposant l’Empire d’Autriche à l’Empire ottoman, seraient revenus après leur mort sous forme de vampires causant mort et désolation. Selon cette légende, les vampires sont des « revenants » visitant leurs aimées ou leurs proches. En 1728 Michael Ranft examine la croyance dans les vampires et écrit un ouvrage utilisant le terme slave vampyri. S’ensuit l’étude « scientifique » du médecin militaire Flückinger qui, en 1732, détaille les sanglants exploits d’un vampire serbe censé avoir décimé tout un village. Sous l’influence des autorités religieuses un procès du « faux mort » est organisé. Le rite de « dévampirisation » consiste à enfoncer un pieu dans le corps du cadavre qui est ensuite brûlé.

 

 

Dans une tradition héritée du mouvement gothique, le rôle du vampire est dévolu à un aristocrate. Le vampire pervers et intrinsèquement malfaisant apparait dans la nouvelle Le Vampire de John William Polidori, publiée en 1819. C’est la toute première apparition du vampire dans la littérature, popularisant le thème. Après avoir connu la Transylvanie, dans son livre La terre au-delà des forêts, publié en 1888, Emily Gerard constate : « Sans aucun doute, le mal c’est le vampire, auquel chaque paysan roumain croit aussi fermement qu’au paradis ou à l’enfer ». Après dix ans de recherches, à partir d’une documentation exhaustive sur l’histoire et le folklore d’Europe centrale, l’écrivain irlandais Bram Stoker publie en 1897 Dracula. L’auteur s’inspire du prince Vlad III Basarab dont il apprend l’existence par l’orientaliste hongrois Armin Vambery, membre de la Royal Geographical Society. Il semble logique qu’il situe la trame de son roman en Transylvanie, la région natale de Vlad. Vlad n’a jamais été un vampire mais sa soif de sang et la façon dont il pensait venger les injustices sont restées célèbres. Suite au roman de Stoker, le vampire devient alors un personnage de fiction à part entière nommé Dracula.

 

Le lendemain nous quittons Sighişoara sous un ciel gris et menaçant. Nous prenons la direction du nord, vers Bistrita où nous arrivons sous un soleil resplendissant. En suivant la direction du centre-ville où domine le clocher d’une église imposante, nous apercevons une entreprise « pompes funèbres non stop service complet ». Des cercueils noirs et brillants tapissés de dentelle blanches sont soigneusement exposés dans la vitrine. Une porte plus loin, c’est un long couloir dans lequel se matérialise une rangée de cercueils tombeau. Lugubre image mais pas étonnante puisque ici, en pays transylvain, les morts n’en finissent pas de mourir.

 

 

L’ethnographie roumaine, depuis ses premières transmissions orales, a mis l’accent sur l’ample dispositif mythico-rituel déployé relatif à la mort. La mise en scène exacerbée de la mort propre à la Roumanie consiste en des veillées et cérémonies étalées sur les trois jours précédant l’enterrement, des célébrations collectives qui jalonnent les saisons, ou des offices religieux et paraliturgiques se répétant sept années durant après un décès. Les rites funéraires roumains sont imprégnés de traditions. Lorsqu’un décès est imminent la femme la plus ancienne de la maison est invitée à procéder à la confection de la coliva, gâteau à base de blé bouilli, de sucre et de noix pilées. Un décès survenant dans une maison particulière, le corps, lorsque cela est possible, est exposé sur le balcon de la maison ou dans la cour et la « coliva du mort » est placée sur sa poitrine avec un cierge allumé. Un premier repas est pris près du défunt ou dans la cour de la maison. La veillée doit durer trois jours et trois nuits. Le défunt ne doit pas rester seul jusqu’à l’enterrement. La famille et les proches apportent des collations et des boissons alcoolisées pour les personnes qui viennent se recueillir. Dans les grandes villes, il est désormais interdit de garder le corps d’un défunt à domicile et il doit être déposé en chapelle ou en chambre funéraire.

 

Les vêtements du défunt doivent être neufs, et noirs, chaussures obligatoires. Des tissus spécifiques ou des tapis sont mis en place sous le cercueil dans la fosse. Dès que le corps du défunt est mis en bière le prêtre vient célébrer une première messe à laquelle tout le monde peut participer. Le jour de l’enterrement une messe est célébrée à l’église, ou dans le cimetière près de la tombe. Puis les familles offrent aux personnes présentes des colivas. Après les obsèques est donné un repas convivial à toute la communauté.

 

Le défunt a droit aux cérémonies pendant sept années. Parmi les fêtes dites de « commémoration », certaines sont appelées « mosii », fêtes des « ancêtres », le mot « mosii », employé au pluriel, désignant les anciens et les parents défunts. Entre le premier et le six novembre, dans les maisons, dans les églises et dans les cimetières, se réunit la parenté pour offrir aux morts familiaux des lumières, des libations et des nourritures. Ces dernières vont de la simple coliva, qui avec la tsouïca, l’eau de vie de prunes, est l’accompagnement obligé du rite, à des repas complets et même à des festins pris sur les tombes ou tout près, car il convient en ces occasions de « manger avec les morts », à leur table.

 

Conséquence de cérémonies funèbres complexes, le pays regorge de sociétés de Pompes Funèbres, appelées « Servicii Funerare », ou encore parfois « Pompe Funèbre ». Nous avons aperçu des panneaux avec « Pompes Funèbres non stop » ou « Pompes Funèbres service complet ». Le « non stop », dans un pays où la mort fait intégralement partie de la vie, nous semble logique. Le « service complet », quand à lui, est plus intrigant…

 

Nous traversons la place centrale de la cité moyenâgeuse où trône l’église Luthérienne. Les rues sont bordées d’immeubles à arcades. Nous nous installons sur une terrasse pour siroter un café et évoquons l’histoire de Dracula tel que le raconte Bram Stoker. L’auteur choisit Bistrita comme lieu où son personnage principal, Jonathan Harker, s’arrête pendant la nuit avant de continuer son voyage au château de Dracula qui se situe dans les montagnes des Carpates au col de Tihuța, non loin de la ville. Le jeune clerc de notaire doit rencontrer le comte pour conclure une affaire. Il découvre un univers étrange peuplé de vampires et rien ne se passe comme prévu… La fin verra la mort définitive de Dracula, tué d’un coup de pieu dans le cœur et la gorge tranchée pendant son sommeil dans son cercueil.

 

 

De nos jours, dans certains villages du sud du pays une vieille coutume consiste à planter un pieu dans le cœur des morts pour qu’ils ne reviennent pas les hanter. Car l’âme du défunt ne se contente pas toujours d’être pleurée durant quarante jours puis de monter au ciel. Parfois l’esprit sort de la tombe et le revenant, strigoi, retourne à la maison tourmenter la famille. Les six premières semaines après l’enterrement sont cruciales. C’est pendant cette période qu’on découvre si le mort est ou non un strigoi parce que si son cœur n’a pas été piqué et qu’il se transforme, il revient la nuit hanter les vivant jusqu’à entraîner avec lui ceux qui lui sont liés par le sang. Si le mort ne donne pas signe de vie pendant quarante jours, alors la famille peut être tranquille. La tradition ancestrale consiste donc à « tuer » des morts qui se sont transformés en strigoi en leur plantant un pieu dans le cœur.

 

En 2003, dans le bourg de Celaru, situé à environ cent cinquante kilomètres à l’ouest de Bucarest, plusieurs villageois ont déterré un mort qu’ils soupçonnaient s’être transformé en revenant. Après lui avoir arraché le cœur, il l’ont brûlé, puis ont bu les cendres avec de l’eau. Six personnes ont été reconnues coupables de profanation de sépulture et ont été condamnées à une peine de prison et à payer des dommages moraux à la famille. Aujourd’hui tous les morts de la région sont piqués « préventivement » dans le cœur avec des pieux durcis au feu pour qu’ils ne reviennent pas. La mention « service complet » prend alors une toute autre dimension.

 

Ayant posé nos sacs à Poiana Brasov, station de ski située à quelques kilomètres de Brasov, profitant d’un peu de fraîcheur d’altitude, la canicule étouffant la ville, nous allons découvrir le château de Bran. La forteresse fut choisi par Bram Stoker pour décrire le château du comte Dracula même si, dans son roman celui-ci est situé dans une autre région de Transylvanie : le col de Borgo, en réalité le col de Tihuța, sur la route qui traverse les Carpates depuis Bistrita en direction de la Moldavie. À défaut d’un château en ce lieu, Stoker a choisi Bran car il correspond assez à l’image que véhicule la mythologie de Dracula. Si Vlad III Basarab, au cours de sa tâche de défendre la frontière sud de la Transylvanie, aurait pu faire halte au château de Bran, aucun document historique ne corrobore la présence de Vlad III à Bran.

 

 

Le château de Bran domine l’entrée du col de Bran-Rucăr, dans les montagnes des Carpates situé à une trentaine de kilomètres de la ville de Braşov, qui fut la première capitale de l’ancienne Valachie, territoire du prince Vlad III Basarab. Bâti sur un rocher, le premier château, édifié en bois, fût fondé par les Chevaliers teutoniques, au début du XIIIème siècle mais il brûla lors des invasions mongols, en 1242. Le château de Bran est mentionné pour la première fois dans un document officiel le 19 novembre 1377 lorsque le roi de Hongrie, Louis Ier d’Anjou, accorde aux habitants de Braşov le privilège de construire une citadelle de pierre. Par la suite il appartint au royaume de Hongrie jusqu’à l’effondrement de leur empire. En 1920, il devient propriété de la maison royale de Roumanie et le conseil de la ville de Braşov fait don du château à la reine Marie de Roumanie, en signe de gratitude pour sa contribution à l’union des principautés roumaines en 1918. Du temps de la reine Marie, le château de Bran connaît son heure de gloire : il est l’une des résidences favorites de Sa Majesté. En 1938 la fille de la reine Marie, la princesse Ileana, hérite du château mais dix ans plus tard, en 1948, la famille royale est expulsée du pays par le régime communiste et le château devient propriété de l’État roumain. En 2006, au terme d’une longue procédure, le château de Bran fut restitué à son propriétaire, Dominique de Habsbourg, le petit-fils de la reine Marie, cinquante huit ans après avoir été confisqué.

 

 

Faisant partie intégrante du rocher sur laquelle il fut bâti, les murs clairs, les tours élaborées et les toits rouges du château de Bran contrastent avec la verdure des forêts environnantes et le ciel intensément bleu. Le petit village blotti à ses pieds vit essentiellement des retombées économiques qu’engendre le mythe de Dracula et les boutiques proposent toute sorte de marchandises affichant l’effigie de Dracula, le château ou des slogans comme : kiss me I am not a vampire, « embrassez mois je ne suis pas un vampire », ou only a vampire can love you forever, « seul un vampire peut vous aimer pour toujours ». Tous les parkings sont payants et très chers, et le village a perdu tout son charme. Nous nous rendons aux caisses où les visiteurs se bousculent. Le tarif exorbitant demandé pour l’entrée du château, la caissière tout juste polie et la foule parviennent presque à nous dissuader de visiter le domaine. Mais nous sommes là, ce serait idiot de ne pas visiter le plus célèbre monument de la Roumanie.

 

 

Nous passons le tourniquet et empruntons une volée d’escaliers. Puis c’est le circuit obligatoire à la que-leu-leu avec des touristes venus du monde entier. L’intérieur est vraiment très beau et n’a rien de sinistre. Murs blanchis à la chaux, planchers cirés, escaliers en bois foncé, meubles et tapis d’époque, le tout de très bon goût. Élégance et raffinement. Passerelles ouvertes, couloirs illuminés, le fameux passage secret, cours, loges et balcons, le château regorge d’endroits agréables. « Nous vous invitons à vivre l’histoire, le mythe, l’intrigue et la magie de ce lieu merveilleux et de sa reine. Nous espérons que vous portiez l’esprit qui nous fait aimer le château de Bran avec vous, toujours » écrit le propriétaire Dominic Habsburg.

 

 

En moins d’une heure, nous voilà dehors, soulagés d’avoir quitté la foule. Ce qui devait être une découverte majeure de notre séjour en Roumanie, s’est avéré un passage obligatoire, dont on s’est vite débarrassé. Faisant abstraction des conditions de visite, reste le souvenir d’un château magnifique, malheureusement victime de son succès. Une chose est certaine : rien ne compare ce château avec celui, lugubre à souhait, du comte Dracula et il est important de distinguer la réalité historique de Bran et le personnage du comte du roman de Bram Stoker. Dracula existe seulement dans l’imaginaire…

 

Pourtant, au cœur du pays transylvanien, la légende du vampire et de Dracula reste très vivante. Et entre châteaux imposants, cimetières fantomatiques, villes silencieuses, églises austères et les innombrables « pompes funèbres non stop service complet », on ne peut s’empêcher de se poser des questions.

 

© Texte & photos (sauf image d’archives) : Annette Rossi

Image d’en tête : Château de Bran.