Au-delà de l’horizon… Figée dans le temps.

Son nom évoque un de ces lieux improbables, isolé dans les terres lointaines du Khorezm, entre le Kyzyl Koum et le Kara Koum, le « désert rouge » et le « désert noir ». Khiva, liée au delta du fleuve Amou Daria, est la plus reculée des villes sur le chapelet des lieux mythiques de la route de la soie. Dans l’ouest de l’Ouzbékistan, près de la frontière turkmène, la cité, dans l’Antiquité connue sous le nom de Raml, « l’endroit où le sable abonde », aurait été fondée, selon la légende, par Sem, le fils de Noé. Au XVIe siècle elle remplaça l’agonisante Ourguentch, aujourd’hui au Turkménistan, comme capitale du Khorezm. Elle dut sa prospérité au commerce des esclaves. De la cité médiévale aux allures féeriques, baignée dans les tons ocre du désert, vert et turquoise des briques émaillées, émane une atmosphère étrange et ensorcelante. Si l’âme de la ville paraît l’avoir quitté, si le cœur semble avoir cessé de battre, le corps résiste et à l’heure ou les ombres s’allongent, les esprits du passé du khanat de Khiva continuent de hanter les ruelles désertes.

 

Figée dans le temps, Khiva, Ouzbékistan, juin 2005.

 

Après avoir passé la veille à parcourir le désert du Kyzyl Koum pour découvrir les châteaux du désert, imposantes forteresses en ruine, et une nuit dans un hôtel comfortable à Ourguentch, ville à l’allure soviétique, nous arrivons très tôt à Khiva devant l’Ota Darvoza, porte du Père ou porte de l’Ouest. Derrière les murailles crénelées et ondulantes aux bastions bombés hauts d’une dizaines de mètres se dessine Itchan Kala, la ville intérieure. Un ensemble compact de bâtiments ocre, minarets élancés, portails voûtés et coupoles émaillées. Au premier plan les bandes vertes, turquoises et ocres du Kalta Minor, image emblématique de la cité.

 

 

En franchissant la porte nous remontons le temps. À l’est de la façade de la médersa Mohammed Amin Khan se dresse le Kalta Minor, « minaret court », dans toute sa splendeur avortée. En 1852, le khan Mohammed Amin voulut bâtir le minaret le plus haut du monde musulman. Il devait s’élever à plus de soixante-dix mètres avec une forme fuselée, le diamètre diminuant au fur et à mesure. Selon Agakhi, historien de Khiva, sa construction fut abandonnée à vingt-neuf mètres suite à la mort du khan en 1855. Cependant, une légende affirme que l’émir de Boukhara avait l’intention de bâtir un minaret aussi haut et aussi beau que celui de Khiva et il demanda au maître d’œuvre de se présenter à Boukhara après la fin des travaux. Mais le khan de Khiva, informé de l’affaire, ordonna l’exécution du maître aussitôt le minaret terminé. Celui-ci, par chance, eu vent de son sinistre destin et s’enfuit, laissant la construction inachevée. La vérité est nettement moins épique. Les travaux furent interrompus car le minaret risquait de s’effondrer. Néanmoins, le Kalta Minor, en dépit de son allure tronquée s’impose, rayonnant dans la douce lumière matinale. Les briques à la glaçure turquoise et vert jade forment de somptueux motifs géométriques sur la masse imposante de l’édifice.

 

 

Au hasard nous nous enfonçons dans le dédale de ruelles étroites et sombres bordées de médersas. Khiva, lieu mystérieux, oasis énigmatique sur la route de la soie. Khiva, image d’un songe oriental ; ville des Mille et Une Nuits. Les immenses richesses de Khiva se déclinent en édifices monumentaux ; coupoles et pichtaqs, hautes voûtes et minarets élancés, et une magnifique palette de couleurs ; ocre, bleu, vert, turquoise : équilibre et harmonie. « La capitale du pays elle-même, s’élevant avec ses dômes et ses minarets au milieu de ces jardins, impressionne favorablement le spectateur qui la contemple dans le lointain… », observe Arminius Vambery, orientaliste hongrois qui se rend à Khiva en 1863 sous le déguisement d’un derviche.

 

Nous sommes émus de découvrir enfin Khiva. En novembre 2002, nous étions partis pour un long périple sur la route de la soie, de Xi’an jusqu’à Téhéran. Hélas, après quatre semaines, des problèmes de santé mirent un terme à notre périple à Boukhara. Aujourd’hui nous sommes de retour en Asie centrale et après Tashkent, Samarcande, Pendjikent au Tadjikistan, Termez, et Boukhara, nous voici à Khiva, l’oasis secrète, la cité qui n’a pas vraiment changé depuis le passage d’Arminius Vambery…

 

Un mausolée couronné d’une coupole turquoise abrite la tombe de Pakhlavan Mahmoud mort en 1325. Le héros et saint patron de Khiva est connu sous des personnalités multiples : l’Hercule de l’Orient, Palvan Sir, le lutteur saint, Pirar Vali, le poète perse anti-religieux et Mahmoud, le fourreur du district. Son tombeau, devenu lieu de pèlerinage s’est paré de sa gloire actuelle qu’à partir de 1810-1835 quand les khans de Khiva érigèrent le grand mausolée, le dernier du genre construit en Asie Centrale.

 

 

L’histoire de Khiva est liée aux puits de Khivak qui approvisionnaient les caravanes en eau douce. Khiva fut une des nombreuses villes du Khorezm dépendante des eaux de l’Amou Daria. Le fleuve changea son cours plusieurs fois tout au long de son l’histoire entraînant le déclin et la disparition de la plupart d’entre elles. Khiva résista. Au VIe siècle avant Jésus-Christ, le Khorezm était le territoire des Massagètes, peuple de Scythes nomades vaincu par Cyrus le Grand vers 540 avant Jésus-Christ. Le souverain perse fonda sa seizième satrapie sur les terres du Khorezm et de la Transoxiane. L’appellation Khorezm vient du vieux-perse « xw-ra-zini » : « pays du soleil ». En 530 avant Jésus-Christ Cyrus fut à son tour vaincu par ces mêmes Massagètes et mis à mort par leur reine Tomyris. Au VIIIe siècle, certaines sources font état de trois villes dans la région : Al Fir, détruite par une crue de l’Amou Daria, Ourguentch, devenue capitale de la province et la petite cité de Khiva. Ourguentch fut dévastée par Gengis Khan, puis par Tamerlan ; elle ne s’en remettra jamais. Son déclin devient irréversible après un nouveau changement du cours de l’Amou Daria. Khiva survécue de justesse.

 

Par une petite porte basse, nous pénétrons dans la pénombre de la mosquée Juma, la mosquée du Vendredi, achevée en 1788. La fraîcheur et l’ambiance ascétique sont apaisantes après la chaleur et l’intense lumière. Plus de deux cent colonnes de bois sculptées, dont certaines datant du Xe siècle, façonnent un ensemble verticale. À travers cette forêt aux nuances sombres le soleil pénètre par deux ouvertures dans le toit ; deux flaques de lumière animées par la poussière qui danse. Sous l’une d’entre elles pousse un arbre. La Juma a gardé pour modèle l’apadana, salle d’audience des anciens Perses. Nous errons au milieu de cette multitude de colonnes et admirons le travail des artisans disparus depuis si longtemps. Étoiles, palmettes, fleurs et feuilles stylisées sont en harmonie avec la calligraphie arabe et les motifs géométriques. Le silence règne dans la salle, un silence sourd et dense. Et lorsque nous émergeons dans la rue par la porte principale, près du minaret, nous avons l’impression de sortir d’une illusion.

 

 

Des bandes de faïence émaillée dans des tons verts parcourent le plus haut minaret de Khiva, le minaret Islam Khodja. Au début du XXe siècle, à la cour d’Isfandyar Khan, un besoin de réformes fut à l’origine de grands bouleversements. Sur l’ordre du grand vizir Islam Khodja furent construits une école publique et un hôpital. Il lança également une série de réformes de l’enseignement qui lui valut le courroux du clergé. En 1908, il fut le commanditaire de la construction d’une médersa et d’un minaret haut de quarante-cinq mètres, les derniers grands monuments architecturaux des khanats d’Asie centrale. Islam Khodja fut assassiné en 1913 sur l’ordre de son ennemi Nazar Beget et son architecte enterré vivant par Isfandiyar Khan. En 1924, durant le siège de quatre jours mené par le leader Junaid Khan, à l’apogée du mouvement basmatchi ; le rassemblement des partisans armés en Asie centrale résistant à la soviétisation, le minaret fut utilisé comme tour-radio. Aujourd’hui encore, le minaret domine la vieille ville comme un phare.

 

 

La chaleur est étouffante en ce début du mois de juin et les rues sont calmes. Pas un touriste, seuls les rares habitants de Khiva animent la cité. Les femmes en longues robes légères et colorées, le foulard simplement noué sur le chignon, se protègent du soleil avec des parapluies. Le statut de ville-musée, acquis en 1967 sous la domination soviétique a permis à Itchan Kala et ses magnifiques palais, mausolées, mosquées et médersas de survivre, mais, largement restaurés et les habitants chassés, l’a également figée dans le temps. Le classement au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1990 a d’avantage contribué à la préservation du site. Aujourd’hui, les habitants de Khiva sont autorisés à revenir habiter au sein des anciennes murailles. Le rire des enfants, le bavardage des femmes, une dispute animée et les bruits d’un seau d’eau vidé ou une porte qui claque font désormais à nouveau partie de la vie quotidienne de la ville.

 

 

Koukhna Ark, l’ « ancienne citadelle » fut la résidence principale des souverains de Khiva. Même si les khans possédaient plusieurs résidences au siècle qui précède l’ère soviétique, Koukhna Ark reste le refuge fortifié de tous les temps. La mosquée possède de jolies céramiques bleues et blanches dont les arabesques florales forment des spirales sur les murs. Dans la Kourinich Khana ou salle de trône, le khan recevait soit dans l’iwan d’été, soit dans une yourte chauffée installée sur une plateforme circulaire l’hiver.

 

 

En 1556, Dutchan Ibn Boejgi fait de Khiva la capitale du Khorezm. Un demi-siècle plus tard, Arab Mohammed Khan débute la construction à grande échelle des complexes architecturaux. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle Khiva vit une grande période de développement avec l’accession au pouvoir d’Abdoul Gazi Khan en 1642, puis celle de son fils Anoucha Khan en 1663. En 1717, le tsar Pierre le Grand, voulant établir une route vers l’Inde via l’Oxus, perd six mille hommes envoyés avec le prince Bekovitch, massacrés aux portes de la ville. Le XVIIIe siècle est marqué par le retour des divisions tribales, puis le Khorezm tombe sous la tutelle du roi de Perse Nadir Shah. Khiva connaît alors une importante influence persane. En 1770, les Koungrats inaks s’emparent du pouvoir. Mohammed Rahim Khan (1806-1825), puis Allakouli (1826-1842) instaurent un pouvoir central puissant, contrôlent les tribus, améliorent l’irrigation et reculent les frontières. Khiva et le Khorezm atteignent leur apogée, essentiellement grâce au commerce avec la Russie et la Volga. Néanmoins, la cité est réputée être un repaire de voleurs, de brigands, de pirates et de trafiquants d’esclaves. En 1839, prétextant son soutien aux esclaves russes retenus prisonniers à Khiva, le tsar organise une expédition menée par le général Petrovsky : cinq mille hommes succombent au froid des terres enneigées du Kyzyl Koum. Dans les années 1850, Khiva est un des points d’affrontement entre russes et anglais lors du « Grand Jeu ». Le 29 mai 1873, la cité tombe sous domination tsariste et le khanat approche de sa fin. Le 27 avril 1920, la République populaire de Khorezm est proclamée et le khan Abdoullah abdique. En 1922, la région est promue république soviétique, en 1924, elle intègre la RSS d’Ouzbékistan.

 

Nous déjeunons au chaikaneh Farrakh, face à la moquée Juma, puis nous descendons la rue principale jusqu’à la minuscule mosquée Ak, « mosquée blanche » et ses belles portes ciselées. Là, nous bifurquons à gauche. Faisant face à la médersa Allakouli Khan (1834) avec son haut portail et décorée de céramiques bleues glaciales, malheureusement fermée, se dresse la médersa Koutloug Mourad Inak (1804-1812). Ses sublimes tours d’angles sont ornées de plaques traditionnelles, rares, en terre cuite. Depuis la cour intérieure, des marches humides et glissantes descendent vers le Sardoba, la réserve d’eau souterraine. Il y fait frais et une odeur de renfermé sature l’air.

 

 

En 1830, Allakouli Khan commanda la construction du palais Tach Khaouli, le Palais de Pierre, résidence plus luxueuse que l’austère Koukhna Ark. Huit années et mille esclaves furent nécessaires pour édifier l’édifice qui comprend deux cent soixante pièces. Le palais reste un lieu de résidence des khans jusqu’en 1880, quand Mohammed Rahim Khan II revint à Koukhna Ark. L’édifice est composé d’un ensemble regroupé autour de trois cours correspondant aux trois fonctions principales : le harem, la salle de réception, et la cour de justice. Le khan y vivait entouré de son entourage extravagant. Nous tentons de percer les mystères du palais en parcourant couloirs voûtés, cours aux décorations luxuriantes, dépendances tapissées de motifs émaillés. Alternent jeux d’ombres et de lumières. Nous traversons la salle de réception recouverte de céramiques miroitantes où, sur une plateforme circulaire, était installée la yourte pour l’hiver. C’est ici qu’en 1840 le général Sir James Abbott avait tenté d’expliquer à Allakouli Khan et sa cour hilaire pourquoi en Angleterre régnait une jeune femme, la reine Victoria, dont le futur mari n’aurait pas le contrôle de la couronne.

 

 

« Une garde de trente à quarante hommes se tient à la porte du palais. Nous passâmes ensuite dans une petite cour ; les gardes du khan portaient tous de longues robes de soie de différentes formes ; d’éclatantes ceintures enroulées autour de leur corps et de grands chapeaux cylindriques sur leur tête bronzée complètent leur costume. Cette cour est entourée de bâtiments peu élevés : cette partie du palais est habitée par les gens de service. De tout jeunes garçons à l’aspect efféminé, les cheveux tombant sur les épaules et vêtus comme de petites femmes se promènent de long en large en vrai désoeuvrés. » Fred Burnaby, reçu en audience auprès du khan de Khiva dans son palais en 1873.

 

Par le passage secret, « dolom » nous accédons au harem dont la splendeur laisse deviner la richesse de cette époque. Les pièces sont disposées autour d’une cour. Le côté nord, plus austère, était réservé aux concubines, du côté sud vivaient le khan et ses quatre épouses légitimes. Chaque habitation est précédée par un iwan, magnifiquement décoré de panneaux de céramiques bleues et blanches alternés de murs en briques jaunes dans lesquels sont incrustés des motifs de faïence bleue ou vert jade. Le toit de caissons peints est soutenu par de minces colonnes en bois renflées à leur base sur des socles en marbre sculpté. Nous sommes frappés par le swastika gravé sur une des bases. Chaque iwan possède sa propre décoration ; chaque panneau est différent et aucune colonne n’est semblable. Au premier étage des loges en bois sculpté et peint de couleurs claires animent la façade. « Et l’impression de raffinement et d’opulence qui s’en dégage est une chose qui ne s’oublie pas. En un instant, l’œil palpe pour ainsi dire cette sobre orgie de décor qui devait être celle d’un palais des Mille et Une Nuits », écrit Ella Maillart en 1932. La chaleur entre les hauts murs est intense. Les bruits sont étouffés. Le raffinement des lieux, les couleurs chatoyantes, l’impression de légèreté : un endroit de séduction, de volupté, d’enchantement.

 

 

Depuis des temps immémoriaux le commerce s’épanouissait près de Palvan Darvosa, les Portes Orientales. Elles reliaient la ville intérieure aux marchés extérieurs. Sous une voûte de soixante mètres de long s’alignent les niches où l’on enfermait les prisonniers. À la sortie du tunnel, contre les remparts de la ville, se tenait le marché des esclaves, les plus important d’Asie central. Des milliers de Perses, de Kurdes, de Turkmènes, d’Afghans et de Russes furent razziés et vendus sur les marchés. Les historiens russes estiment à près d’un million le nombre de personnes qui furent réduites en esclavage et vendues par les khans de Khiva.

 

Lors de son voyage en 1820, M. N. Mouraviev, capitaine d’état-major de la garde impériale russe, envoyé à Khiva pour donner plus de consistance aux relations qu’entretient la Russie avec la Turcomanie, rapporte : « Les esclaves qui tentaient de s’échapper étaient cloués par les oreilles à une porte car ils avaient trop de valeur pour qu’on les exécute. Les jeunes Russes avaient le plus de valeur sur le marché des esclaves de Khiva. Les Perses valaient beaucoup moins et les Kurdes moins encore. Mais d’autre part, une esclave féminine perse avait infiniment plus de valeur qu’une Russe ». En 1839, un voyageur occidental qui s’étonna de voir des Perses et des Russes à Khiva eut comme réponse « oui, Monsieur, esclaves ; telle est la manière, la seule manière, dont les Russes et les Perses pénètrent dans le pays des Turcomans ». Arminius Vambery, en 1840, écrit : « Je savais du reste que le khan de Khiva, dont la cruauté révoltait jusqu’aux Turcomans eux-mêmes, se montrerait plus inexorable qu’aucun de ses sujets si, par aventure, je lui inspirais la moindre méfiance. Il avait coutume, disait-on, de réduire en esclavage tous les étrangers suspects… » Il témoigne : « Je trouvais, dans la dernière cour, environ trois cents prisonniers absolument déguenillés qui devaient être vendus comme esclaves ou gratuitement distribués par le khan à ses créatures, réunis l’un à l’autre au moyen de colliers de fer, par files de dix à quinze… »

 

 

Nous traversons l’obscur passage et malgré la chaleur, j’ai la chair de poule à l’évocation des lugubres destins qui se sont déroulés ici. Khiva, sous la sérénité actuelle, cache un bien sinistre passé, où la vie d’un homme ne valait guère mieux que celle d’un animal. Lorsque le khanat devient protectorat russe en 1873, l’esclavage fut aboli. En 1881 Elisée Reclus écrit : « Avant l’expédition de 1873, Khiva était l’un des principaux marchés d’esclaves de l’Asie : c’est là que les Turkmènes vendaient leurs bandes de captifs, pris ou achetés sur les bords de la Caspienne, sur les plateaux de la Perse, de Herat, de l’Afghanistan. Les esclaves les plus appréciés pour leur force de travail étaient les Russes : chacun valait quatre chameaux. »

 

Dès le IIIe siècle avant notre ère, les plaines arides du désert de Kyzyl Koum furent des champs fertiles et l’antique civilisation agraire qui habitait la région était renommée pour ses « Jardins d’Eden » où l’on cultivait pommes, poires et melons, pour lesquelles la région du Korezm était connue. Les sources historiques du Xe siècle mentionnent l’expédition de ces melons dans des boîtes en étain contenant de la glace jusqu’à la cour du Calife de Bagdad. Khiva, au carrefour des routes reliant les villes d’Asie centrale et celles de l’Europe Occidentale, restait un centre important du commerce de transit. Dans les années trente du XIXe siècle, sur l’ordre d’Allakouli Khan, un caravansérail, le dernier en Asie centrale, fut construit à côté de Palvan Darvosa suivi d’un marché couvert, « tim ». Le commerce entre Khiva et la Russie à son apogée, les impôts furent lourd et l’argent utilisé pour l’achat de livres du médersa Allakouli Khan.

 

 

Nous découvrons les trésors de Khiva. Nous ne comptons plus le nombre de médersas visitées, des ruelles parcourues et des sourires rendus. La population est extrêmement chaleureuse. Si les étrangers commencent à venir timidement, Khiva n’est pas encore la destination du tourisme de masse et nous nous sentons vraiment éloignés de la vie moderne. Itchen Kala est un magnifique exemple d’une ville musulmane au Moyen Âge et elle n’a rien perdu de sa magie.

 

Quand les ombres s’allongent, nous retournons à Koukhna Ark. Un escalier raide et étroit mène sur le bastion Akchikh-Bobo, la citadelle centrale, appuyée aux remparts de la ville. C’est le plus ancien édifice de Khiva. Elle est contemporaine aux forteresses khorezmiennes abandonnées dispersées dans le désert environnant que nous avons découvert le jour précédent. Depuis le pavillon, la vue porte aussi bien sur la ville intérieure que sur le Dichan Kala, la ville extérieure où nombre de monuments rivalisent avec ceux d’Itchen Kala. Cette partie de la ville se développa dans les XVIIe et XVIIIe siècles et en 1842 le khan ordonna la construction d’un mur pour protéger la population des brigands. En un mois, des murailles de six kilomètres de long et sept mètres de haut furent élevées : le khan profita de la main d’œuvre de vingt mille esclaves perses originaires de Khorassan conduits de force à Khiva. Malheureusement, en 1873, Khiva devint un état vassal de la Russie et les murailles perdirent leur fonction ainsi que la structure féodale de la ville état.

 

 

La lumière est douce et le soleil s’attarde à l’horizon. La vue est époustouflante : Khiva, la « ville aux mille coupoles » s’étend dans toute la splendeur baignée d’un crépuscule langoureux. Les muraille forment un alignement de méandres. Les minarets s’élancent vers un ciel qui commence à sombrer dans la nuit. Les hauts pichtaqs des médersas reflètent encore la lumière décroissante. Les dômes turquoises brillent. Le Kalta Minor est tel un énorme cylindre coloré, imposant dans sa beauté impuissante. Les instants passent dans le calme et la sérénité. La féerie de Khiva opère, entre réel et imaginaire.

 

 

De retour dans les rues de la ville déserte, nous déambulons encore et toujours. Nous hésitons à quitter la cité. Nous croisons quelques femmes dont les robes bariolées et les parapluies enluminés captent un dernier rayon de soleil. Devant la mosquée Juma, dans le portique soutenu par une colonne en bois sculpté, s’est rassemblé un petit groupe. Les hommes au regard buriné au-dessus un long bouc en manteau et calotte, les femmes en robes, pantalon bouffant et foulard de couleurs vives. Combien de générations éloignées de l’époque des khans ? Combien de différence entre maintenant et avant ? Difficile d’imaginer la vie quotidienne à Khiva, autrefois ou aujourd’hui. Le pays semble avoir été propulsé dans le XXIe siècle en ayant manqué le XXe…

 

 

Le soleil est sur le point de disparaître. Nous jetons un dernier coup d’œil sur la forêt de colonnes de la mosquée, un dernier passage et un regard admiratif pour le Kalta Minor qui baigne dans une lueur douce , et nous franchissons la Porte Darzova en direction du couchant…

 

 

Le réveil à six heures du matin nous offre Khiva et le Kalta Minor encore sommeillantes. Aujourd’hui nous quittons l’Ouzbékistan pour le Turkménistan. Car de l’autre côté de la frontière nous attend la cité d’Ourguencht remplacée par Khiva comme capitale du Khorezm au XVIe siècle. Les deux cités sont étroitement liées et nous allons découvrir les quelques vestiges que les sables n’ont pas englouti.

 

Deux heures plus tard, nous nous retrouvons à la frontière. L’ouverture de la douane n’est pas prévue avant neuf heures. Vers huit heures et demie, un camion vient livrer le matériel informatique, puis un employé, curieux de voir des étrangers à cette frontière peu fréquentée, nous propose du thé… qui n’arrivera jamais ! Une famille ouzbek avec plusieurs enfants se joint à nous, puis un couple âgé qui se lance dans un grand discours. Nous ne comprenons rien de leurs paroles mais cela ne semble pas les déranger. Les formulaires de passage sont distribués. Ils sont en russe mais après de nombreux passages de frontière des anciennes républiques soviétiques ces dernières années nous les connaissons presque par cœur et n’avons aucun mal à les remplir. Les officiers arrivent et les choses accélèrent. Nous avançons jusqu’au portail. Contrôle. Un minibus doit nous emmener jusqu’au poste frontalier turkmène. Le bus, en douteux état, rouillé et sale, arrive. Tout le monde s’entasse dedans, il doit faire cinquante degrés ! Les gens sont gentils, nous sourient. Après quelques minutes nous voilà aux portes du Turkménistan, prêts pour découvrir Kounia Ourguentch, cité qui par son malheur est à l’origine de la gloire de Khiva…

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

 Image d’en tête : Itchan Kala.