Au-delà de l’horizon… Pagodes par milliers.

Dans la plaine centrale de la Birmanie, sur la rive gauche du fleuve Irrawaddy, sommeille une cité dédiée au Bouddha. Dissimulés dans les arbres se dressent des milliers de pagodes, temples, monastères ; époustouflantes vestiges de l’ancienne Pagan, capitale du premier empire birman du IXe siècle au XIIIe siècle. Toits dorés, flèches immaculées, édifices massifs et imposants. Grandioses fondations, héritage royal. Sanctuaires humbles et parfois rudimentaires. Trois siècles de ferveur religieuse et de dévotion pour « l’illuminé » ont façonné un ensemble singulier, jadis une cité glorieuse, aujourd’hui un lieu magique.

 

Pagodes par milliers, Bagan, Myanmar, décembre 1999.

 

Notre vol de Yangon à Bagan, appellation actuelle de Pagan, est prévu pour six heures et demi du matin ! À l’aéroport règne le chaos, mais notre avion quitte le tarmac à l’heure prévue et nous atterrissons cinquante minutes plus tard. Nous trouvons un taxi et dès que nous quittons l’enceinte de la minuscule aérogare nos yeux découvrent un spectacle irréel. L’immense plaine entourée de collines arides se dévoile tel un mirage. En cette saison, après la mousson, la végétation est très verte, très dense. Dispersés au milieu des arbres apparaissent d’innombrables monuments, stupas et temples de briques rouges, leurs faîtes impressionnants s’élançant vers un ciel immuable, bleu intense. L’ensemble est saupoudré de petits sanctuaires plus simples mais rivalisant de sincérité. Beaucoup d’édifices sont en ruine, poignante réalité d’un trésor en perdition.

 

L’hôtel Bagan est situé dans le village Old Bagan, sur les rives de l’Irrawaddy, près d’une pagode. Les chambres, dont architecture marie le teck et la brique, sont dispersées dans un immense jardin. C’est un des hôtels les plus anciens de Bagan. Il fut construit au début des années 1980 et servit de décor à de nombreux films. Bagan est composé de trois villages : Nyaungoo au nord, Old Bagan au centre, et Thiripitsaya ou New Bagan au sud. Ce dernier est un gros bourg né d’une paranoïa gouvernementale puisqu’en mai 1990 la junte militaire a ordonné aux habitants de Old Bagan, centre de la zone archéologique, de quitter les lieux, sans être indemnisés bien sûr. En moins d’une semaine, cinq mille deux cent Birmans, qui y vivaient depuis des générations, furent contraints de déménager, emportant maisons et biens. Les raisons officielles de ce déplacement forcé étaient d’offrir à la population de meilleures conditions de vie. La réalité relève des ambitions du développement touristique car dans la zone furent construits quelques hôtels. En termes d’investissement direct de l’étranger, le tourisme est un des secteurs les plus lucratifs pour la Birmanie et les revenus du tourisme profitent d’abord aux généraux. Parallèlement, cette mise à l’écart de la population permet de réduire tout contact des Birmans avec les étrangers, liens avec le monde extérieur et colporteurs d’idées démocrates.

 

Le site s’étend sur quarante kilomètres carrés. Il est parcouru de chemins de terre rouge, voies menant au sacré. Pour la découverte de Bagan et ses milliers de temples et pagodes, nous décidons de louer pour trois jours les services d’un horse cart, carriole à cheval. Zaw Zaw, notre cocher, est un jeune Birman qui parle anglais et avec qui nous sympathisons immédiatement. Dans les guides, les sanctuaires les plus importants sont décrits. Mais il y en a tellement qu’une visite systématique nous semble impossible. Voulant découvrir ce lieu magique de manière détendue et détachée, nous laissons champ libre à Zaw Zaw pour nous montrer Bagan, royaume légendaire.

 

Selon l’ouvrage historique intitulé « Chronique du palais de Cristal », Bouddha, après son illumination, aurait prédit la naissance de Pagan dans une prophétie faite à son cousin Ananda. Il lui déclara : « 651 ans après mon parinirvâna, nirvana final, un grand royaume verra le jour à cet endroit. La présence du héron blanc et de la corneille noire signifie que beaucoup de gens pratiqueront la charité et la vertu dans ce royaume. Bien sûr il y aura aussi de mauvaises gens sans vertu. La présence de l’esprit signifie que les habitants de ce royaume ne pratiqueront pas l’agriculture, mais vivront du commerce et que leurs paroles ne seront pas celles de la vérité mais du mensonge. Quant au petit crapaud accroupi au pied de l’arbre, il signifie que les gens seront heureux. Pendant le règne du fondateur, un grand oiseau, un tigre, un sanglier et un écureuil volant usurperont le pouvoir. Mais un prince plein de puissance et de courage vaincra l’oiseau, le tigre, le sanglier et l’écureuil… »

 

Dominé par deux puissants voisins, l’Inde et la Chine, la Birmanie a, toute au long des siècles, accueillie hommes, croyances et marchandises. Dès le premier millénaire, le bouddhisme et l’hindouisme arrivent en terre birmane et se fondent aux cultes des esprits et des ancêtres. En 849 est fondée Pagan par la réunion de dix-neuf villages habités par les ethnies les plus répandues du pays ; les Pyu, les Môn et les Birmans. La cité s’appelle Arimaddanapura, « la ville qui écrase ses ennemis ».

 

La chronologie des rois de Pagan débute en 1044 lorsqu’Anawratha (1044-1077) monte sur le trône. Il se dote d’une puissante armée, basée sur la cavalerie et l’éléphanterie, allie les villages portuaires prospères au bord de l’Irrawaddy et crée une flotte pour étendre son empire et propager le bouddhisme. Le vénérable moine Shin Arahan intègre le culte des nats dans la religion officielle. Il persuadera le souverain de revendiquer son pouvoir au nom du « Tipitaka », recueil de textes fondateurs sur lesquels s’appuie le courant bouddhiste theravada. Le roi, à la tête de son armée, part en pays môn à la recherche des saintes écritures. Il les ramène à Pagan sur trente-deux éléphants blancs. La ville se voue alors officiellement au bouddhisme theravada, « doctrine des Anciens », appuyé sur les nats ; esprits vénérés, et génies locaux. Dès lors est lancée la construction des monuments bouddhistes, le premier étant le Shwesandaw, Temple d’Or des Cheveux. Il fut construit par le roi pour abriter les cheveux de Bouddha pris aux Môns. Anawratha contrôle l’ensemble du territoire birman mais ne s’arrête pas là. Il étend son empire de l’est à l’ouest, du Cambodge à l’Inde, incluant le Laos et l’actuelle Thaïlande. Commence l’âge d’or de la Birmanie, centrée autour de sa capitale Pagan. Depuis, les souverains de Pagan ne cessèrent de construire des sanctuaires afin d’accumuler de leur vivant les mérites qui détermineront leur réincarnation.

 

La capitale birmane, grâce à sa position géographique sur les rives du fleuve, devient un carrefour des échanges commerciaux, fluviaux et terrestres, entre le nord et le sud, l’océan indien, l’Inde et la Chine. Cosmopolite, elle compte jusqu’à cent mille habitants et vit d’agriculture et de commerce. À son apogée le tissu urbain que devait présenter la cité consiste en de milliers de pagodes de briques côtoyant constructions civiles ; palais, résidences et bâtiments administratifs en matériaux plus légers et plus périssables comme le bois. La cité royale, entourée de murailles et de douves, possède deux ports dont l’un destiné uniquement aux barges royales qui naviguent directement du palais.

 

La glorieuse histoire de Pagan prend fin au XIIIe siècle. La ville a toujours su faire face aux séismes, aux incendies, aux crues de l’Irrawaddy, mais elle doit s’incliner face au déferlement des troupes mongoles de Kubilaï Khan en 1287. Étonnamment, si la cité est dévastée, les sanctuaires sont épargnés. Mais la décadence du pouvoir, la fuite du roi et le déplacement de la capitale vers Ava au nord-est, ainsi que l’abandon des ports, marquent le déclin de la ville. Délaissée par la cour, Pagan n’est pas pour autant abandonnée ou oubliée. Elle redevient un simple village mais reste un important site de pèlerinage. Les villageois et les moines des monastères continuent à entretenir les sanctuaires. Néanmoins, le passage du temps, les siècles de climat tropical et les moussons finissent par anéantir les constructions légères. Subsistent les édifices religieux, en brique et en pierre, reconstruits soigneusement après chaque séisme et après chaque crue du fleuve. Temples, pagodes et monastères, un grand nombre en ruine, certains en parfait état de conversation témoignent des splendeurs du passé. Une cité éprouvée mais invincible.

 

La plupart des monuments sont construits en brique, entièrement recouverts d’un enduit blanc qui a souvent disparu au cours des siècles. Les encadrements de portes et de fenêtres sont raffinés avec des jambages ornés de volutes, d’animaux et de fleurs, et un tympan polylobé inséré dans la représentation d’une tour. Le décor extérieur des terrasses et les cloches des stûpa est composé de plaques de pierre ou de terre cuite, émaillées ou non, sculptées de huit signes auspicieux du bouddhisme ; parasol, conque, couple de poissons, urne aux trésors, lotus, nœud éternel, bannière et roue, ou de scènes de la légende du Bouddha. Jadis, l’intérieur des temples était entièrement peint de couleurs vives. Rosaces, symboles bénéfiques, scènes narratives ou cosmologiques, motifs floraux et animaux fantastiques : images de l’immensité de l’univers. De toute cette magnificence ne subsistent que des fragments. Ce que les éléments ont épargné a été dévasté par le vandalisme ou dérobé par des chasseurs de trésors. Pourtant les monuments d’importance sont entretenus, restaurés et vivants. Ce sont les passages obligés de Bagan, fierté de ses habitants, le must pour les touristes. Les allées menant à ces sanctuaires sont bordées de boutiques où se côtoient Birmans et touristes. Les uns vêtus du traditionnel longyi, sorte de sarong porté par les hommes et les femmes, les autres en bermuda et t-shirt. L’animation est grande. La ferveur aussi, commerciale mais surtout religieuse. Mingalaba, « bénédiction sur vous », résonne. Zaw Zaw nous présente des amis, des cousins, puis nous laisse visiter.

 

L’imposante masse blanche du temple Ananda domine la steppe aride couverte d’épineux. Chef-d’œuvre de l’architecture môn, édifié par le roi Kyanzittha en 1091, c’est le sanctuaire le plus vénéré de Bagan. Originellement dédié à la « sagesse infinie » du Bouddha, « Ananta Pinya », le temple est d’inspiration indienne. Nous nous déchaussons et pénétrons à l’intérieur où règne une fraicheur agréable. Contrairement aux pagodes qui seront édifiées plus tard, le temple Ananda, en forme de croix grecque, abrite des salles où trônent des sculptures monumentales. Un pilier central est creusé de quatre niches abritant quatre bouddhas debout, face aux quatre points cardinaux.
D’une hauteur de dix mètres, ils sont visibles dans l’enfilade des vestibules dans la lumière des ouvertures. Le toit est formé de six terrasses successives, dominées par un sikhara, tour-sanctuaire de type indien. Un stûpa très effilé, recouvert d’or et d’une hti, ombrelle, culmine à cinquante-cinq mètres. La base du temple est décorée d’une double rangée de plaques de terre cuite illustrées de scènes des Jakata, récits des vies antérieures du Bouddha.

 

Dans le village de Nyaungoo, trône la pagode Shwezigon, le plus important reliquaire de Bagan. L’immense stupa doré repose sur trois terrasses de briques décorées de scènes des vies antérieures du Bouddha. De nombreux petits temples et pagodes entourent le sanctuaire. La flèche coiffée d’une magnifique ombrelle s’élance vers le ciel. La pagode Shwezigon fut construite au XIe siècle par le roi Anawrahta pour abriter un os de la mâchoire et une dent du Bouddha.

 

La pagode de Mingalazedi, Stupa de la Bénédiction, est le dernier sanctuaire construit avant la chute de l’empire de Pagan. Bâtie au milieu du XIIIe siècle à l’initiative du roi Narathihapati, dix ans avant l’arrivée des mongoles, elle est entourée d’une légende. Les astrologues avaient prédit que lorsque la pagode serait finie, le pays serait ruiné. Les travaux seront interrompus à plusieurs reprises mais finalement le roi décida de passer outre pour accomplir son travail de mérite. Dix ans plus tard, le roi abandonne la cité aux mains des mongoles. La magnifique pagode, en forme de cloche, est posée sur une base carrée. Sur chaque côté, un large escalier très abrupt permet d’atteindre les différentes terrasses décorées de centaines de bas-reliefs en terre cuite vernissée.

 

En dépit de la majesté de ces monastères nous éprouvons peu d’émotion. Ils semblent trop beaux, trop parfaits, trop « neufs ». L’atmosphère n’y est pas sereine. Trop de monde, trop de bruit, trop de superflu. Nous sommes plus touchés par les nombreux édifices négligés perdus dans la campagne, éloignés et ignorés. Les stupas aux façades fissurées, les temples aux couloirs effondrés, les monuments affaissés. Le silence. Le salut sincère d’un paysan et la compagnie spontanée d’une fillette. Monter en tâtant les murs des escaliers obscurs pour aboutir sur une terrasse écrasée par le soleil. Une course effrénée pour échapper à une nuée de chauves-souris dans les ténèbres d’un temple en partie écroulé. Découvrir une image de bouddha à moitié effacée, un battant de porte sculpté. Des moments de quiétude à l’ombre d’un acacia. Ce sont ces instants, profondément émouvants, que nous chérissons.

 

Zaw Zaw nous invite chez lui, dans le village des cochers, Taung Be. Il vit avec ses parents et ses frères et sœurs dans une maison sur pilotis, aux murs en paille tressée, un sol en bambou, un toit en feuilles de palmier. Elle ne contient qu’une seule pièce que partage la famille. Ces habitations ne supportent pas bien la mousson mais sont facilement reconstruites. Ceux qui en ont les moyens les construisent en bois ; de belles demeures sur pilotis, accessible par un escalier, le toit et les fenêtres souvent ornés de sculptures. Dans le petit village se baladent poules, buffles et cochons. En dépit des conditions de vie rudimentaires et ancestrales et un régime militaire opprimant et oppressant, ce qui frappe en permanence c’est l’hospitalité et la joie de vivre des Birmans, leur sourire, leur gentillesse.

 

Pendant trois jours nous évoluons dans un lieu hors du temps. Zaw Zaw nous dépose devant temples et pagodes, grands ou petits, restaurés ou en piteux état. Nous nous déchaussons, visitons, déambulons. Nous nous inclinons devant des statues de bouddha, traversons d’obscurs couloirs. Nous enjambons des tas de briques écroulées, explorons les entrailles des sanctuaires et des terrasses exposées au soleil. Nous saluons respectueusement des moines drapés d’étoffes orange ou jaune, glissons quelques kyats dans des boîtes à aumônes, admirons les reliefs retraçant la vie de bouddha. Et d’innombrables fois nous grimpons des hautes marches qui nous mènent vers les toits ou terrasses des édifices. Et chaque fois la vue est époustouflante, changeante suivant la position du soleil.

 

Depuis les hauteurs, le paysage est fantastique, l’horizon irréel. À l’aube, émergeant des brumes matinales, la plaine baigne dans un voile orange et une succession de toits dentelés se dessinent dans la lumière tendre du jour naissant. À midi, quand le soleil est au zénith et le ciel blafard, les sanctuaires se distinguent nettement, dispersés dans les champs rouge, ocre et vert. Au milieu de l’après-midi, Zaw Zaw monte avec nous pour échapper à l’heure la plus chaude de la journée et c’est à l’ombre d’un toit ou d’un muret que nous discutons. Et à chaque crépuscule, nous nous retrouvons perchés sur les toits des pagodes près des rives de l’Irrawaddy, le « fleuve des éléphants ». Ses eaux sont étincelantes, les montagnes cernant la plaine font penser à des remparts. Et, d’où que l’on soit, domine le temple de Thatbyinnyu, le plus haut monument du site, œuvre de dentelle blanc dont la transparence fusionne avec le ciel éthéré. Pendant ces moments d’éternité, la vie est suspendue.

 

Les objets en laque sont caractéristiques de la région de Bagan où cet artisanat s’est développé à partir du XIIe siècle. La laque est une résine naturelle, généralement toxique, que l’on récolte en incisant la base du tronc d’une des trois espèces de laquier, arbuste endémique d’Asie. La sève résineuse de couleur grisâtre est ensuite filtrée et colorée, souvent avec de l’oxyde de fer pour obtenir un noir profond. La préparation ne devient de la laque qu’une fois appliquée sur un support ; des objets façonnés en bambou, mais parfois, pour les objets les plus fins et les plus délicats, du crin de cheval. Le procédé de laquage est complexe et extrêmement long car la qualité  dépend du nombre de couches, de cinq à sept et jusqu’à vingt-deux, et du temps de séchage entre chacune d’entre elles qui peut prendre plus d’une semaine, suivant la saison, sèche ou humide. Après chaque passage au séchoir, on procède au lavage et au ponçage. Au fur et à mesure que l’on ajoute des couches, le mélange est de plus en plus fin et on y ajoute aussi parfois d’autres matières, comme de la poudre d’os ou de l’or. Les objets sont ensuite colorés avec des pigments naturels. La dernière étape est la décoration des objets laqués. Les gravures sont faites à la main, à l’aide d’un stylet et d’un pinceau, un travail d’orfèvre qui peut prendre des semaines.

 

Le village de Seingong, situé au milieu des pagodes, est le village des laquiers. Nous nous rendons dans un atelier de laque où le processus de la fabrication nous est expliqué. Bien sûr il y a la boutique. Boîtes à bétel, bols à aumône, vaisseaux à offrandes, objets magnifiques, souvent neufs, parfois ancien. Depuis notre arrivé en Birmanie, nous avions remarqué des magnifiques récipients en laque rouge ou noire, vaisseaux à offrandes utilisés pour la présentation de nourriture au temple. Philippe, connaissant mon penchant pour des choses encombrantes, a, jusque-là, réussi à me convaincre qu’il n’est pas raisonnable de s’encombrer avec de si volumineux objets puisque nous allons voyager pendant encore un mois à travers la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge et le Laos. Je finis par lui faire changer d’avis. Nous voilà enrichis de deux vaisseaux à offrande du début du XXe siècle. Un « Ok Khwet », à plusieurs plateaux cannelés superposés et le couvercle en coupe, en laque noire, et un « Hsun Ok », rappelant un stupa avec le haut en forme d’urne, caractéristique de ce type d’objet, recouvert de laque rouge. Une boîte à bétel complète notre collection. Comment allons nous transporter tout cela ? On envisagera le temps venu. Quand arrive le moment de régler nos achats, une liasse de kyats à la main, le vendeur nous demande si nous n’avons pas « autre chose ». Il insiste : « quelque chose ».

 

Car les Birmans aiment le troc. Cela s’explique par un usage de la monnaie relativement récente et l’absence de produits importés. Souvent, les marchants proposent d’échanger des objets artisanaux, broderies, tongs ou pierres précieuses contre parfums, savons, shampoing, montres, lunettes, produits de beauté, rouge à lèvres, vernis à oncle, lampes électriques ou vêtements. Tous ce qui est introuvable dans le pays. Une torche Megalite étanche fera le bonheur du marchand.

 

Dernier soir. Dernière pagode. Une dernière escalade vers une terrasse. La cité s’étend devant nous, vision d’une chimère. Le soleil sur le point de sombrer derrière l’horizon noie le paysage dans une lumière orangée gorgée de poussière dessinant ombres et reliefs. Au milieu de la végétation apparaissent stupas et temples, leurs flèches au-dessus des arbres. Une forêt de pyramides de pierres, lieux de dévotion, qui se fond dans l’infini, cernée par des montagnes et le ruban argenté du fleuve. Tout le mystère de la Birmanie se dévoile ici, en cet instant, magie insolente.

 

© Texte & photo : Annette Rossi.

Image : La pagode Shwezigon, Nyaungoo.

 

Au-delà de l’horizon… Magie, mystère, de l’or et le divin.

Longtemps isolé du reste du monde résultant d’une politique menée de main de fer par un régime autoritaire et de frontières naturelles hostiles, le Myanmar est ressuscité et la pagode Shwedagon se lève fièrement à l’horizon de sa capitale Yangon. Mieux connue sous le nom de Rangoon, la ville, cachée au cœur d’une forêt verdoyante dans le delta de l’Irrawaddy, a retrouvé son nom et sa dignité d’autrefois. À l’abri des influences extérieures et des effets parfois néfastes de la modernité, l’ancienne Birmanie entretient un mystère opaque, symbolisant un lieu secret, une contrée impénétrable bercée par la spiritualité et la dévotion.

 

Magie, mystère, de l’or et le divin, Yangon, Myanmar, décembre 1999.

 

Passés les formalités d’immigration avec une étonnante facilité nous prenons le chemin vers la capitale située à une vingtaine de kilomètres de l’aéroport. L’ambiance est sordide, pas âme qui vive, pas une lumière, nous ne croisons aucun autre véhicule. La route s’étire au cœur d’une épaisse forêt ténébreuse. Lugubre. Une première impression qui honore l’image obscure de la Birmanie !

 

Le 19 juillet 1947, le général Aung San, qui mena la lutte pour l’indépendance et dont le parti remporta quelques mois plus tôt les élections à l’assemblée constituante, est assassiné. Il a trente deux ans. Sa fille, Aung San Suu Kyi, n’en a que deux. Un an plus tard, en 1948, après l’occupation britannique puis japonaise, la Birmanie gagne définitivement son indépendance, mais à partir de 1962, le pays est dirigé par une dictature militaire. En 1988, fatalement, des manifestations d’étudiant éclatent. La répression de l’armée est terrible. Dans un massacre sanglant trois mille personnes perdent la vie. Ne Win, premier ministre, chef de l’État et chef du parti unique de l’époque, démissionne. Une junte militaire, le « Conseil d’État pour la restauration de la loi et de l’ordre », prend le pouvoir. Dès lors, les organisations internationales des droits de l’homme classent la Birmanie parmi les pires pays du monde en matière de libertés. La liberté de la presse et les droits de l’homme n’existent pas, les partis d’opposition sont interdits et le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant de l’exécutif. En 1989, la junte rebaptise le pays l’Union du Myanmar.

 

Aung San Suu Kyi, fille du général Aung San, rentre d’exil et fonde le parti d’opposition ; La Ligue nationale pour la démocratie, LND. Elle deviendra le symbole de la lutte pour la démocratie. Un an plus tard, en 1990, la LND remporte les élections législatives avec plus de quatre vingt pour cent de voix en sa faveur à la surprise de la junte qui espérait légitimer ainsi son pouvoir. La junte invalide les élections et assigne Aung San Suu Kyi à résidence. Ses sympathisants sont arrêtés par milliers. Disparitions, travail forcé et déplacements de populations sont monnaie courante. La junte reporte l’exercice du pouvoir par la majorité parlementaire après l’adoption par référendum d’une nouvelle Constitution approuvée par le gouvernement militaire en place. En 1991, Aung San Suu Kyi reçoit le prix Nobel de la Paix mais n’obtient pas la liberté de se rendre en Suède pour recevoir son prix. Aujourd’hui rien n’a changé et la population doit faire face à une répression permanente.

 

Une porte dorée indique l’entrée de la ville et, soudain, changement total d’atmosphère. Nous nous retrouvons au cœur d’une fourmilière. Hommes et femmes sont uniformément vêtus de longyi, sorte de sarong, chemise et tongs. Les femmes exhibent leur longue chevelure noire. Vieilles voitures et bus rétro contrastent avec les feux de signalisation ultramodernes munis d’un système de compte à rebours pour les changements de couleur. Yangon, sous le ciel nocturne, vibre d’excitation et de vivacité. Notre hôtel, le Kandawgyi Palace Hotel, est situé au bord du lac Kandawgyi, « lac royal », au milieu de jardins et la forêt tropicale. Il occupe un bâtiment d’architecture traditionnelle construit dans les années 1930. L’ambiance est nostalgique et chaleureuse. Les chambres, un peu désuètes, sont décorées de meubles en teck. Depuis notre chambre la vue porte sur le lac, plongé dans l’obscurité, et la ville. Au loin une lumière flotte dans le ciel : le Shwedagon Paya, éclairé de mille feux ; aura dorée, image sainte. Magnifique !

 

Déjà, au XIIIe siècle, le pays s’appelait Myanmar, signifiant « les premiers habitants du monde ». Le terme Myanmar était utilisé à l’époque de Marco Polo pour désigner l’ensemble du pays alors que le Bamar, dont les Britanniques avaient fait Burma, désigne les régions proprement birmanes. En 1989, la junte militaire choisit le nom de l’Union du Myanmar pour couper les liens avec l’ère colonial, mettant fin à l’appellation Burma, Birmanie, et ainsi renouer avec le passé « glorieux » précédant l’occupation anglaise. Certaines villes seront également rebaptisées, comme Rangoon devenue Yangon.

 

Le lendemain matin, sous un soleil éblouissant, nous découvrons le vrai visage de Yangon, le « Jardin de l’Orient » du fait de sa situation au cœur d’un delta fertile où lacs et rivières sont bordés de parcs à l’ombre des arbres tropicaux. Effervescente, bruyante, sans cesse touchée par des coupures de courant, l’atmosphère est baignée d’effluves mélangeant odeurs d’égouts, gaz d’échappements et de nourriture frite rehaussée d’un subtil parfum d’encens. Les rues sont parcourues de voitures et d’autobus d’un autre âge. La conduite est à droite, mais comme la plupart des voitures sont importées de la Thaïlande, le volant aussi est à droite. Durant des années, en héritage de l’occupation britannique, on a roulé à gauche mais un beau matin, la junte, sur les conseils d’un astrologue, a décidé que le trafic se ferait désormais à droite. Dans l’impossibilité de renouveler le parc automobile, les conducteurs se sont adaptés à la nouvelle disposition. Dépasser est une mission désespérée !

 

L’une des premières choses qui nous frappe est l’étrange « maquillage » des femmes. Quasiment toutes, ainsi que les enfants, sont fardés d’une pâte couleur crème, thanaka, appliquée de manière plus ou moins artistique. Principal produit cosmétique de la Birmanie, le thanaka est une préparation épaisse d’origine végétale. Appliquée sur le visage et les bras, il protège du soleil et constitue le maquillage de fête. Les motifs simples comme un disque sur chaque joue et un trait sur le nez sont les plus courants, parfois le thanaka est appliqué en bandes appelées thanaka bè gya, ou en forme de feuille. Le thanaka est produit à partir du bois de plusieurs arbres poussant en abondance en Birmanie centrale et connus collectivement comme « arbres à thanaka ». Le thanaka est traditionnellement vendu en petits rondins ou en fagots, et aujourd’hui aussi sous forme de pâte ou de poudre. La pâte de thanaka est fabriquée en râpant l’écorce, le bois ou les racines de l’arbre avec un peu d’eau sur une pierre circulaire, kyauk pyin, munie d’une rigole circulaire pour évacuer l’eau. La tradition puise ses origines il y a deux mille ans comme en témoignent des poèmes de cette époque. Dans le musée de la ville de Bago on peut admirer le kyauk pyin qu’utilisait la princesse Dutalakayar, fille du roi Bayintnaug qui régna au XVe siècle. Ses propriétés sont connues depuis l’Antiquité puisque les Phéniciens, les Grecs et les Romains rapportaient, parmi de nombreuses marchandises orientales, le très précieux bois de thanaka.

 

Yangon conserve un insolite charme colonial et possède un grand nombre d’édifices légués par les Britanniques. Mais les immeubles sont délabrés, les peintures pastel s’écaillent et de nombreuses façades laissent apparaître des fissures. D’improbables enchevêtrements de fils électriques pendent aux dessus des rues. Les trottoirs sont défoncés et encombrés de générateurs, de déchets, de voitures garées illégalement, et de vendeurs… de tout ! Fruits, billets de loterie, parapluies, ombrelles, chiques de bétel, pièces détachées en tout genre, cheroots, journaux et livres, en birman ou en anglais, parfois photocopiés, parfois retapés à la machine à écrire. De vieux téléphones posés sur des tables font office de cabine téléphonique. À intervalle régulier, des cuisines ambulantes proposent brochettes, nouilles ou soupes, achalandées de quelques tabourets autour d’une minuscule table : des dinettes pour adultes.

 

Hommes et femmes sont tous vêtus du traditionnel longyi. Dès leur plus jeune âge, en ville comme à la campagne, les Birmans se vêtissent de cette sorte de sarong façonné d’une pièce de tissu rectangulaire, long d’environ deux mètres et large de quatre vingt centimètres, dont les deux petits côtés sont cousus ensemble de façon à former un tube cylindrique. Les longyis des femmes sont appelés paso, ceux ses hommes htamain. Les femmes le portent droit et le nouent sur le côté. Les hommes rabattent les deux extrémités vers l’avant pour le replier et faire un nœud central au niveau du nombril surmontant un pli creux. Pour les grandes occasions les hommes portent une veste sans col sur une chemise à col officier et parfois une gaung gaung, sorte de turban. Les femmes portent un chemisier boutonné devant, le yinzi, ou sur le côté, le yinbon, avec un châle. Dans la vie de tous les jours, le longyi est souvent porté avec une chemise à manches courtes ou avec un t-shirt. Les hommes portent un longyi à carreaux, tandis que les femmes se vêtissent souvent d’un longyi à motif floral, les enfants le portent le plus fréquemment uni.

 

Devant de nombreuses maisons, à l’ombre des arbres, nous remarquons de gros pots en céramique généralement à hauteur d’homme. Connu pour leur grande hospitalité, les Birmans se chargent quotidiennement de remplir ces pots d’eau fraiche à la disposition des passants. Les utilisateurs utilisent la même coupe mais l’eau est censée d’être bouilli et donc buvable.

 

Puis, tels des fantômes, au milieu de l’effervescence vaguent silencieusement d’innombrables silhouettes orange. Les bonzes, moines bouddhiques, le crâne rasé en signe de détachement, drapés dans une toge carmin, brun ou rouge, bol à aumône laqué noir sous le bras. Les nonnes sont vêtues de rose. Tâches de couleur vives, images sereines au milieu d’une foule pressée, bigarrée et bruyante.

 

Le boycott du tourisme lancé par Aung San Suu Kyi en 1995 en réaction à la décision de la junte souhaitant faire de 1996 l’année du tourisme en Birmanie et ainsi ouvrir ses caisses aux divises nous a fait hésiter à entreprendre ce voyage. Aujourd’hui, notre réticence s’est évaporée. Pour les Birmans, les visiteurs étrangers sont une véritable aubaine. Aussi bien pour des raisons économique mais également pour des raisons politiques. Nous pouvons témoigner en dehors des frontières de la situation, la souffrance, les conditions de vie difficiles et le destin tragique de ce peuple confronté à l’une des dictatures les plus dures de l’époque moderne. Nous pouvons témoigner de la gentillesse inégalée de la population birmane, serviable, sincère, généreuse. Nous ressentons que le simple plaisir de nous adresser la parole, de prendre le temps de boire un thé en notre compagnie, les amuse et leur fait sincèrement plaisir, ce qui est réciproque.

 

Beaucoup d’hommes mais aussi de femmes ont les gencives cramoisies dû à la chique de bétel qu’ils mâchent à longueur de journée. La préparation est composée de la feuille de bétel connue pour ces vertus stimulantes, antiseptiques et rafraîchissante, badigeonnée avec une sorte de chaux, hydroxyde de calcium, qui permet de libérer l’effet stimulant des feuilles. On y ajoute un peu de tabac fermenté dans de l’alcool de riz, une noix d’arec, fruit du palmier de bétel, et différentes épices comme des graines de cardamone, une lamelle de noix de coco séchée, du lait de coco, un clou de girofle et même de la mangue séchée. Le tout est emballé dans la feuille de bétel sous forme d’un petit paquet et placé entre la joue et la gencive pour être mastiquée quelques minutes ou plusieurs heures. En le chiquant, la salive, les dents et les lèvres prennent une coloration naturelle rouge mais cela fait surtout saliver abondamment, ce qui explique les taches rouges au sol ; crachats de la couleur du bétel.

 

Ayant planifié de nous rendre au Rocher d’Or et que la loi nous impose un guide pour ce périple, nous allons faire sa connaissance. Win Aye arrive en taxi, habillé en longyi, chemise blanche équipé de lunettes de soleil miroitantes : la classe ! Immédiatement le courant passe bien entre nous et nous décidons de passer la journée ensemble, aspirés par l’ambiance et les bruits d’une capitale hors du commun et entourés de ce peuple Birman, souriant et accueillant.

 

Le Marché Bogyoke. L’énorme hall couvert contient de centaines d’échoppes. Nous commençons par la section des tongs. En Myanmar, on se déchausse partout : dans les pagodes, les temples, les maisons privées. Porter des tongs est presque inévitable. Cette chaussure fait l’unanimité même pour ceux qui travaillent sur les chantiers. Des centaines de modèles sont exposés. Des plus basique en plastique à celles en cuir ou en velours, parfois brodées de perles ou aux semelles compensées. Mon choix tombe sur une paire de tongs rouges foncées en velours. Selon le vendeur c’est le modèle le plus authentique. Moi, je pense surtout que ce sont les seules qu’il possède en ma taille. Car ici la taille 38 est gigantesque !

 

Pour les Birmans, les bijoux n’ont pas seulement une valeur esthétique : l’or et les pierres précieuses sont considérés comme un placement sûr. Ce n’est donc pas étonnant que le quartier des bijoutiers, regroupé le long de Shwebontha Street, soit très animé. Dans des vitrines s’étale une grande variété de bijoux et de pierres : saphirs, aigues-marines, émeraudes, grenats, pierres de lune, topazes, améthystes, jade et rubis qui viennent des mystérieuses mines de Mogok. À l’intérieur des boutiques vendeurs et acheteurs se retrouvent autour d’un thé. Les marchands, équipés de pince et de loupe déplient délicatement de petits papiers contenant les pierres. Win Aye nous montre les fameuses bagues Nawarat « neuf pierres » censées porter chance. Lui-même en possède une et affirme que depuis cet achat, sa situation s’est considérablement améliorée !

 

Nawarat est une bague en or sertie de neuf pierres, appelées « les neuf gemmes estimables ». Chaque pierre apporte un bénéfice particulier. Le diamant, la dignité. La perle, la magnificence et la grandeur. L’œil-de-chat, l’accomplissement. Le zircon, la force. L’émeraude, le calme et la tranquillité. La topaze, la vigueur. Le saphir, l’amour et l’affection. Le corail, l’autorité. Le rubis, la gloire et le pouvoir. Au XIXe siècle, seuls les membres de la famille royale et les officiers de haut rang avaient le droit de porter ce bijou. Aujourd’hui, la croyance dans les pouvoirs magiques de la bague Nawarat reste très vive et l’acheteur est choisi selon son horoscope et la lecture des lignes de la main. Le bijoutier calcule alors le jour et l’heure de la fabrication de la bague. Le rubis doit être serti un dimanche, la perle et l’œil-de-chat un lundi, le corail un mardi, l’émeraude et le zircon un mercredi, la topaze un jeudi, le diamant un vendredi et le saphir un samedi. Avant de commencer le sertissage, une offrande, gadaw bwe, composée de bananes et de noix de coco doit être faite à Bouddha. Le rubis, symbole de gloire, est placé au centre, puis est entouré des huit autres gemmes, qui représentent les huit planètes connues des temps anciens. Le saphir doit être sertie au nord, le diamant à l’est, l’œil-de-chat au sud, l’émeraude à l’ouest, le corail au nord-est, la perle au sud-est, le zircon au sud-ouest et la topaze au nord-ouest. La bague n’est remise à l’acheteur qu’après une offrande faite aux esprits, nats. La bague Nawarat doit être portée de telle façon que l’émeraude se situe aussi près que possible du corps alors que le diamant doit en être éloigné le plus possible.

 

Sur le trottoir, entouré de toute sa famille, est installé un peintre en plaques d’immatriculation. En Myanmar, contrairement à beaucoup d’autres pays, on peut se procurer une plaque à sa guise et peintre de plaques est considéré comme un vrai métier. Nous décidons d’en acheter une pour un ami collectionneur. Après avoir choisi une plaque normale et non militaire ou policière, car tout est possible, l’artiste se met au travail. Au sol, sur un drap, il nous fait le numéro que nous désirons. Comme l’écriture Birmane est ronde, il se sert d’un appareil qui façonne des cercles. Pendant ce temps, nous sommes bombardés de questions : un vrai interrogatoire mais avec une gentillesse inouïe. La plaque terminée et réglée, les adieux sont faits. Sur le point de partir, le peintre et sa famille nous fond savoir qu’ils trouvent que nous ressemblons à de vraies stars de cinéma… Ce qui fait sourire de fierté Win Aye.

 

En dépit de la facilité de découvrir cette capitale, les lourdes conséquences d’une erreur de parole ou de comportement pèsent lourd dans nos esprits. Les indicateurs du pouvoir incarnent la grande peur de la population. Ils sont présents partout ; salons de thé, restaurant, marchés, même dans les hôpitaux ou les écoles, et se font souvent passer pour des partisans de la démocratie. Tout Birman qui tient des propos politiques ou engagés peut se trouver en danger de torture, de prison ou de mort. Les touristes sont fréquemment surveillés, soupçonnés d’être journalistes, écrivains ou membres d’ONG. Les moines couverts de leur toge rouge et les milliers de pagodes dorées mettent en évidence un pays profondément voué au bouddhisme, religion qui refuse toute violence. Mais la dictature du régime, les conflits dans lesquels s’engagent les minorités ethniques et le refus d’ouvrir les frontières démontrent tout le contraire.

 

Alors que doucement le soleil se rapproche de l’horizon et que la chaleur s’estompe, le moment est venue de découvrir de plus près la plus sainte des pagodes birmanes : la Shwedagon Paya. Le stupa d’une hauteur de cent mètres, entièrement recouvert de feuilles d’or, scintille dans le ciel. Les Britanniques ont souvent dit qu’il y avait plus d’or sur le Shewadagon que dans les coffres de la banque d’Angleterre… Quatre volées d’escaliers couvertes mènent à la terrasse sur laquelle s’appui le grand stupa. Celles du sud sont gardées par deux animaux mythiques. Win Aye nous accompagne sur les escaliers orientés vers l’est, débordant de boutiques de souvenirs de pèlerinage et d’offrandes. Nous nous déchaussons. Immédiatement, nous sommes entourés de passants qui admirent nos pieds blancs ! Je souris intérieurement car apparemment personne ne remarque que les miens sont si grands ! Commence alors la montée des longues volées de larges marches qui mènent à la terrasse sur laquelle trône le Shwedagon.

 

Arrivés au sommet, franchissant la dernière porte, nous retrouvons la lumière et l’air libre. Le temps d’un instant, nous nous arrêtons en retenant notre souffle. Une vision dorée se répand doucement. Le grand stupa, véritable pyramide d’or, se détache dans le ciel et brille comme un feu incandescent dans le soleil couchant. Au sommet, des milliers de diamants et de pierres précieuses serties dans des plaques d’or lui confèrent son éclat rosé. Il est entouré d’une multitude de statues de bouddha, d’édifices et d’objets dédiés aux nats, esprits dotés de pouvoirs magiques, tous aussi dorés. Une voie de procession est dégagée autour du grand stupa et une foule de dévots déambule dans le sens des aiguilles d’une montre. Pagodes, clochetons, temples et sanctuaires surmontés de pyatthats, toiture birmane aux multiples toits superposés, permettent aux fidèles de se reposer, de méditer, de flâner.

 

Nous observons les fidèles en train de prier devant l’autel représentant leur signe astrologique qui correspond à leur jour de naissance. L’astrologie birmane, Mahabote, dérive de l’astrologie planétaire de l’Inde ; l’étude des relations supposées entre les affaires terrestres et les phénomènes célestes. Le Mahabote est fondé sur huit signes animaliers correspondant aux huit jours de la semaine, le mercredi, jour de naissance de Bouddha, étant divisé en deux, matin et après-midi. Dimanche, l’oiseau mythique Garuda. Lundi, le tigre. Mardi, le lion. Mercredi matin, l’éléphant, mercredi après-midi, l’éléphant sans défenses. Jeudi, le rat, vendredi, le cochon d’Inde, et samedi, le dragon. Comme les moines, les astrologues jouent souvent le rôle de conseiller pour les Birmans, et ils sont consultés avant toute prise de décision ou d’événement important. « Les Birmans sont très superstitieux », nous dit Win Aye. « Les jours sont très importants. Il y a des jours pour tout. Par exemple, se faire couper les cheveux un lundi porte malheur, les femmes ne doivent jamais se shampouiner les cheveux le mercredi et il ne faut pas porter de vêtements verts lorsqu’on voyage ». Il sourit avec malice et ajoute : « Un homme né un lundi ne devrait pas se marier avec une femme née un vendredi »… Née un vendredi je cherche le regard de Philippe. « Vendredi », me dit-il. Me voilà rassurée ! Win Aye joint les mains en délice et chuchote : « Votre planète est Venus, planète de la beauté et de l’amour ». Nous sommes comblés !

 

Selon la légende, le Shwedagon Paya aurait été érigé au temps de Bouddha, à l’époque où le roi Okkalapa régnait sur Okkala, l’actuelle Yangon, et sur le pays des Môn. Siddharta Gautama atteignit l’illumination après quarante neuf jours de méditation sous un arbre pipal de Bodhgaya, en Inde. La première offrande que « l’Eveillé » accepta fut un gâteau au miel présenté par deux marchands originaires d’Okkala, Tapussa et Bhallika. En signe de gratitude Bouddha arracha huit de ses cheveux et leur demanda d’enchâsser ces reliques sur une colline nommée Sinuttara. Au retour de voyage les deux frères présentèrent les huit cheveux à leur roi Okkalapa. À l’endroit désigné par Bouddha, au lieu-dit Dagon, près de leur ville natale, fut édifié le Shwedagon, shwe signifiant « or ». Depuis le XIVe siècle les rois successifs de la Birmanie entretinrent, agrandirent ou embellirent la pagode jusqu’à atteindre sa hauteur actuelle de 100 m. Pour marquer la fin des travaux suite à un grave tremblement de terre en 1769, le roi Tharrawaddy organisa une procession de barques depuis Ava pour offrir à l’édifice une ombrelle, le hti. En 1871, le roi Mindon organisa une même procession depuis Mandalay pour remplacer le hti, en témoignage du prestige de la cour de Mandalay jusqu’en Basse-Birmanie alors occupée par les Anglais. Shwedagon est devenu le symbole de la Birmanie.

 

Fascinant, de se mélanger à ce peuple si gracieux. Seuls étrangers parmi la foule, nous sommes la curiosité des lieux. Mais quel plaisir de rendre un sourire, répondre aux questions que nous posent ces gens si charmants. Acheter des feuilles d’or emballées dans du papier huilé, marcher pieds nus sur le marbre brûlant. Observer les fidèles s’asperger d’eau sacrée. L’ivresse de se laisser emporter par les bruits des clochettes, le murmure des prières, se laisser envelopper par cette atmosphère de grande spiritualité.

 

Des vieilles femmes s’agenouillent devant les autels, des enfants tressent des colliers de fleurs, des hommes et des femmes composent des offrandes de fruits ou versent des bols d’eau sacrée sur les têtes de bouddhas qui gardent les autels planétaires de leur jour de naissance. Des nonnes en robes roses abritent du soleil leurs crânes chauves avec des parasols tandis que les silhouettes pourpres des moines sont vaporeuses et impassibles. Les enfants rient aux éclats et les parents, fiers, les regardent jouer dans l’enceinte de la plus sacrée des pagodes.

 

L’image d’un moine, accroupi, en réflexion devant le grand stupa s’accroche dans mon esprit. Rouge et or, nuances riches et royales. Elles prennent ici une signification humble. Le soleil baisse et la lumière devient douce, le monde baigne dans un voile doré. Difficile de s’arracher de cette atmosphère joyeuse pleine de quiétude. Nous nous asseyons sur le seuil d’un pavillon et nous nous laissons transporter dans un univers où le temps ne compte pas…

 

Avant de trouver une solution durable et pacifique à l’impasse constitutionnelle, avant que l’armée ne cède le pouvoir à un gouvernement civil, avant que l’ouverture économique ne soit totale, l’ancienne Birmanie reste un pays pas comme les autres. La magie est présente partout. Elle entoure les sanctuaires uniques où règne une atmosphère envoutante, où rien sauf le spirituel ne semble être important. Elle se perçoit dans des gestes simples et centenaires. La manière des Birmans à fumer le cheroot, avec des gestes hautains, indifférents. Leur grâce, leur élégance. Mais quand les embouteillages et le téléphone portable seront devenus des choses banales, quand le capitalisme fera son entrée au pays et que la pauvreté se fera sentir par rapport au reste du monde, espérons que son peuple sache garder sa culture et sa dignité. Nous espérons ne jamais retrouver un jour Win Aye en jeans venir à notre rencontre.

 

Lorsque le jour est arrivé de quitter Yangon pour explorer le reste de ce pays attachant, nous traversons la ville à cinq heures du matin. Nous pensions trouver les rues abandonnées. Cependant, des moines surgissent de toutes parts. Par dizaines, centaines. Pieds nus, bols d’aumônes laqués noir sous les bras, ils entament leur tournée de mendicité quotidienne. Dans la nuit, ce sont des ombres silencieuses et furtives. Ces bonzes aux visages graves rendent l’acceptation de ce qui est le régime politique de ce pays encore plus insensé. Au loin, dans un ciel d’ancre, se dresse le Shwedagon, tout d’or et de lumière, majestueux et ensorcelant.

 

« Alors un mystère doré se leva à l’horizon, une merveille étincelante et superbe qui brillait au soleil, dont la forme n’était ni celle d’un dôme musulman ni celle d’une flèche de temple hindou. « Voici la vieille Shwedagon » me dit mon compagnon. Le dôme doré dit : « Voici la Birmanie, un pays qui sera différent de tous ceux que tu connais ». 1898, Rudyard Kipling, extrait de Letters from the east. Un siècle plus tard, le mystère demeure…

 

© Texte & photo : Annette Rossi.

Image : La Shwedagon Paya.