Au-delà de l’horizon… Paradis sur terre.

Autrefois axe du monde au carrefour des caravanes, aujourd’hui au centre de l’Iran, l’oasis d’Isfahan s’étend sur les rives du Zayandeh rud ; « rivière qui donne la vie ». La ville s’épanouit dans la magnificence architecturale et la réputation littéraire et poétique que lui ont légué souverains sassanides, émirs bouyides, sultans seldjoukides et shahs safavides. Elle jouit de l’héritage économique de commerçants juifs et arméniens. Avicenne, Ferdowsi, Omar Khayyâm, personnages historiques, brillants et savants, sont liés à la réputation glorieuse de « la moitié du monde ». Isfahan est une unité crée de la diversité, une cité jardin, riche en symboles et la « frontière avec l’autre monde ».

 

Paradis sur terre, Isfahan II, Iran, avril 2005.

 

Après quelques années d’absence, nous reprenons nos quartiers à l’hôtel Abassi. Cet ancien caravansérail appartient au complexe Madar-e Shah qui comprend également une medersa, école coranique. Depuis notre chambre nous apercevons le dôme et les deux minarets bleu turquoise ornés d’arabesques et de fleurs jaunes et blanches. Les jardins de la cour intérieure de l’hôtel sont fleuris, des fontaines jaillit l’eau rafraîchissant l’air. En ce lieu, Isfahan dégage encore toute la grandeur qui faisait d’elle « la moitié du monde » durant le règne des Safavides. Le restaurant de l’hôtel aux décorations extravagantes, les tables dressées avec soin et la nourriture délicieuse ajoutent un cachet extraordinaire.

 

Le salon de thé au fond du jardin sous l’iwan reste ce lieu magique tel que nous le gardions en souvenir. Nous y sirotons du thé au safran avec Ahmad, notre ami, qui nous accompagne pendant ce nouveau périple à travers l’Iran. Notre dernière visite à Isfahan remonte à l’hiver 2000. Il faisait froid mais le ciel était intensément bleu. Les arbres avaient perdu leur feuilles, peu de fleurs agrémentaient les parcs et jardins. Aujourd’hui, le printemps s’est installé et les arbres ; peupliers, bigaradiers, érables, genévriers, figuiers, acacias, pommiers, poiriers, abricotiers, jasmins, lilas, grenadiers, cyprès, sont en fleur ; explosions de couleurs au bout de branches serties de feuilles vertes. Roseraies et parterres donnent lieu à une éclosion de multiples nuances tendres. Roses, lys, anémones, narcisses, tulipes, jacinthes… leurs parfums délicats rivalisant avec thym, romarin et sauge. Arbres, arbustes et fleurs alternent avec bassins et canaux, miroirs du ciel, et fontaines, rayonnants toutes les couleurs de l’arc en ciel. Divisé en quatre secteurs, chahar bagh, « quatre jardins », symbolisant les quatre éléments zoroastriens : l’air, la terre, l’eau et le feu, le jardin persan a été conçu pour une relaxation spirituelle et récréative, un paradis sur terre.

 

Le mot en vieux persan pairi-daeza signifie littéralement « autour-rempart », « espace fermé » ; l’espace de dieu dans le livre de Zoroastre. Il s’est transmis dans la mythologie judéo-chrétienne sous le nom de paradis, migrant vers les autres langues indo-européennes telles que le grec ; paradeisos, et le latin, mais aussi vers des langues sémitiques, pardesu en Akkadien, pardes en hébreu et ferdows en arabe.

 

C’est à l’époque achéménide que les premiers jardins furent crées en Perse par Cyrus Ier (559-530 avant Jésus-Christ), fondateur de la dynastie. Élément fondamental de la culture iranienne, « en vivifiant un carré du désert », le jardin royal a surtout un sens symbolique. En tant que créateur d’un jardin fertile dans un pays aride, symétrique et ordonné, le roi crée l’image du paradis sur la terre. Il garantit ainsi son autorité et renforce sa légitimité. Selon des sources anciennes lorsqu’un roi perse voulait honorer quelqu’un, il le nommait « compagnon du jardin » ce qui lui donnait le droit de s’y promener en sa compagnie. C’est à cet époque que le jardin devient un élément central d’architecture. Xénophon, mercenaire et philosophe grec, se rend en Perse au printemps de l’an 401 avant Jésus-Christ. Il est le premier auteur à utiliser l’appellation « le paradis » dans un récit grec au sujet d’un jardin persan.

 

 

La dynastie des Sassanides (224-641 après Jésus-Christ), fortement influencé par le zoroastrisme, accorde à l’eau un rôle central, tant pour l’irrigation que pour l’esthétique. Puis, dans le domaine réservé à la chasse des rois sassanides on construit un pavillon situé à l’intersection des chemins faisant référence aux traditions les plus anciennes de l’Asie qui mentionnent que le monde est divisé en quatre grâce aux quatre fleuves avec au centre une montagne. Cette forme structurée en quatre parties pourrait avoir inspiré la forme architecturale des jardins persans des siècles suivants, selon le schéma des chahar bagh, « quatre jardins ».

 

Les plus anciennes descriptions et illustrations de jardins en Perse nous viennent des voyageurs tel Ibn Battuta au XIVe siècle, Ruy Gonzales de Clavijo au XVe siècle et Engelbert Kaempfer au XVIIe siècle. Les dessins que Kaempfer réalisa montrent des jardins de type chahar bagh avec un mur d’enceinte, des bassins rectangulaires, un réseau intérieur de canaux, des pavillons et des plantations luxuriantes. L’emplacement des jardins représentés par Kaempfer à Isfahan peut être identifié. En Iran, le traditionnel jardin persan est présent dans toutes les formes artistiques : le tapis, les tissus, la peinture et la miniature.

 

Le lendemain est un jour férié : c’est l’anniversaire de la naissance du Prophète. Les rues sont vides, chose rare à Isfahan, habituellement encombrée d’un trafic dense et bruyant. La masdjed-e Djomeh, la mosquée du Vendredi, dégage une impression sobre et sévère. Construite sur les vestiges d’une mosquée du VIIIe siècle, elle fut de type hypostyle au Xe siècle et possédait des portiques autour de la cour centrale. Les Seldjoukides sous le règne de Malik Shah lui donneront sa forme actuelle en 1088. Ils développèrent un nouveau plan qui deviendra courant pour toutes les mosquées du Vendredi en Iran : la cour aux quatre iwans et une salle à coupole. Détruite en grande partie par un incendie en 1121, elle ne cessa de s’agrandir et de s’embellir aux époques mongole, turkmène et safavide. Aujourd’hui elle est considérée comme l’édifice le plus remarquable de l’Iran islamique.

 

Un obscur couloir mène à la cour centrale, mais avant d’y parvenir nous bifurquons à droite, vers une des nombreuses annexes. Construite par Malik Shah, la salle, au plafond voûté, est remarquable par l’ornementation en brique et les piliers aux motifs géométriques qui soutiennent des coupoles. Il fait frais et sombre. La lumière filtrée donne une dimension un peu irréelle à cette pièce datant du XIIe siècle. Dans les années 1980, pendant la guerre contre l’Iraq, un obus vint toucher le plafond nécessitant une importante restauration. La grande salle du mehrab est rehaussée par une coupole posée sur un plan carré : un des premiers édifices architecturaux de ce type.

 

Fils et successeur du sultan seldjoukide Alp Arslan, Malik Shah régna à partir de 1072 avec l’appui de son ministre persan, le vizir Nizam al-Mulk. La victoire remportée en 1071 par Alp Arslan sur les Byzantins à Mantzikert ouvre aux Turcs la voie de l’Asie Mineure que Malik Shah abandonna à une branche mineure des Seldjoukides. Lui-même s’intéresse surtout aux provinces orientales du sultanat et Isfahan devint la capitale orientale de l’Empire seldjoukide. Malik Shah et Nizam al-Mulk établissent l’autorité des Grands Seldjoukides sur l’Iraq, sur l’Iran et jusqu’au Turkestan. Ils mettent en place une administration composée essentiellement de Persans et d’Arabes tandis que l’armée seldjoukide est commandée par des Turcs. Sur le plan culturel, le règne de Malik Shah fut une période brillante et la ville d’Isfahan devient un important centre artistique et scientifique. La mosquée du Vendredi est édifiée et Omar Khayyâm (1048-1131), poète, astronome et mathématicien, dirige l’observatoire d’Isfahan dès 1074 où il créé le calendrier persan, encore en vigueur aujourd’hui.

 

Nous quittons la salle de Malik Shah par l’iwan sud. L’iwan est un élément architectural qui consiste en un vaste porche voûté en berceau sur une façade rectangulaire. Il constitue souvent l’entrée d’une salle. Flanqué de deux minarets, l’iwan sud date du XIIe siècle et est décoré de tons bleu et turquoise. L’intérieur de la voûte est recouverte de muquarnas en briques ocre. Vu depuis l’autre côté de la cour, l’iwan semble trapu et lourd ; il est plus large que haut, mais les contours larges et espacés de l’arc polylobé lui donnent l’aspect d’une grosse fleur dont les pétales s’harmonisent avec la forme du bassin.

 

 

Les muquarnas sont le résultat du passage du plan carré au cercle formant la base de la coupole. Cette évolution fut progressive au cours des siècles. Les architectes byzantins utilisaient le pendentif sphérique résultant de l’intersection d’une demi-sphère sur le cube. En Perse le problème fut résolu par un intermédiaire en passant du carré à la base à l’octogone puis au cercle. Les angles du carré furent aménagés avec des arcs plein-cintre appelés « trompes ». Les Turcs et les Indiens créaient dans les angles des triangles résultant de l’intersection d’une pyramide et d’un cube. Cette disposition étant répétée, on arrivait ainsi à des polygones de huit, seize ou vingt-quatre côtés. En continuant cette répétition et en s’approchant de la courbe du sommier de la coupole, on obtient un système alvéolaire appelé muquarnas par les Arabes, ou stalactites. Au cours des temps, cette composition de stalactites fut utilisée non seulement comme élément de transition mais comme une décoration complexe en forme de nids d’abeilles et réalisés en stuc peint, en bois, en pierre ou en brique.

 

 

 

L’iwan ouest aux formes d’alvéoles originales se distingue par ses couleurs ocre, noir et vert pâle. Le gardien nous ouvre la petite salle contenant le magnifique mehrab du sultan Uldjaitu Khodâbendeh. La salle d’hiver est généralement fermée mais exceptionnellement nous avons le droit y entrer. Cette grande pièce basse et trapue, dénudée de toute décoration, exprime la vie des steppes des Seljoukides par son austérité. De larges croisés d’arcs descendent jusqu’au sol formant de piliers lourds et puissants. L’ensemble est peint en blanc et des tapis à dominante rouge couvrent le sol. Autrefois la lumière filtrait par des soupiraux d’albâtre translucide au plafond. Il y fait frais et lorsque nous retrouvent la cour, la chaleur écrasante nous surprend. Le ciel s’est voilé et la lumière est si pâle qu’elle donne l’impression d’être translucide.

 

 

L’iwan nord donne sur une forêt de colonnes avant d’aboutir dans le Gonbad-e Khaki, la salle à coupole édifiée par Taj al-Molk en 1088. Ici, le passage du carré au cercle est d’une élégance inégalée dans l’architecture persane : une succession d’arcs de plus en plus petits finie par seize arcs sur lesquelles repose le dôme. Les motifs étoilés de l’intérieur de la coupole sont en brique sans aucune couleur. L’art gothique en Perse ! Les particules de poussière dansent dans les rayons de lumière qui pénètrent par les hautes fenêtres percées dans le tambour.

 

 

Le bazar étant fermé, c’est par des passages noirs et silencieux que nous nous rendons à la place Meidan-e Imam, la place de l’Imam, auparavant appelée Meidan-e Shah, place Royale, exemple de la grande époque safavide. Elle est également appellée Naghsh-e Jahan ; « Image du monde ». Quand shah Abbas décida de transférer sa capitale à Isfahan, il ordonna de grands travaux. Des monuments grandioses qui devaient être à la hauteur du rayonnement de la nouvelle capitale. La Meidan-e Shah devint le centre de l’empire safavide.

 

Après le choc porté à l’ancienne culture irano-musulmane par les invasions mongoles, ce sont les confréries mystiques, tariqa soufie, qui fournissent aux populations locales leur formation idéologique. D’obédience sunnite ou shi’ite, ces confréries vénèrent à divers degrés Ali dont certaines se réclament. Au début du XIVe siècle, le sheikh Safi al-Din Ishaq (1242-1334) fonda à Ardabil, au nord-ouest de l’Iran, la tariqa safavide. La prétendue origine alide et la prétendue confession shi’ite des ancêtres des Safavides sont des falsifications tardives, cette famille étant de souche iranienne, probablement kurde, et de confession sunnite.

 

En 1501, les Qizilbash, « têtes rouges », appartenant aux tribus turkmènes, portèrent au pouvoir le jeune Isma’il, fondateur de la dynastie safavide. Lors de la bataille de Sharur, celui-ci vaincra les « Moutons Blancs » malgré ses liens de parentés avec cette tribu par sa mère. Il s’empare de Tabriz, prend le titre de shah et fait proclamer le shi’isme duodécimain. Shah Isma’il (1501-1524) évita que ne se concrétise la menace des Ottomans d’absorber l’Iran dans leur vaste empire. Pour la première fois depuis la conquête arabe au VIIe siècle, il créa un véritable « État national » renouant avec le prestigieux passé de l’Iran sassanide. Il s’appuie sur les Qizilbash, regroupés en une organisation supertribale et liés au shah par une double allégeance politique et religieuse formant l’élite militaire du souverain. Tahmasp Ier (1524-1576) fut sous la tutelle des émirs qizilbash jusqu’en 1533. Tabriz ayant été occupée à maintes reprises par les Ottomans, il négocia la paix d’Amasya (1555) et transféra la capitale à Qazvin. L’influence qizilbash se poursuivra durant les règnes d’Isma’il II (1576-1577) et Muhammad Khudabanda (1578-1587).

 

Shah Abbas Ier mit fin à cette phase de domination qizilbash. Son règne (1587-1629) est synonyme de succès militaires et de réalisations prestigieuses. Le transfert de la capitale safavide à Isfahan en 1598 marqua le début de l’apogée de la ville qui devient le centre spirituelle en Perse et la métropole des arts et des sciences islamiques. Le déclin arriva avec des successeurs faibles et cruels : shah Safi (1629-1642), Abbas II (1642-1666), Sulayman (1666-1694) et shah Sultan Husayn (1694-1722). Néanmoins, à la fin du XVIIe siècle, Isfahan compte cent soixante-deux mosquées, quarante-huit écoles coraniques, cent quatre-vingt-deux caravansérails et cent soixante-treize bains publiques.

 

En 1722, une armée afghane envahit l’Iran, s’empara d’Isfahan et massacra les princes safavides sauf un, Tahmasp. Le règne afghan sera de courte durée : 1722-1729. Le second souverain fut renversé par l’héritier safavide, Tahmasp, aidé par le jeune Nader Khan Qirqlu Afshar qui adopta le surnom de Tahmasp Qoli ; « Esclave de Tahmasp ». Pourtant, après une campagne désastreuse contre les Ottomans en 1732, Nader destitue Tahmasp, place le fils de celui-ci, encore enfant, sur le trône et se déclare régent. La dynastie safavide fut définitivement abolie lorsque Nader monte sur le trône en 1736 en prenant le titre de Nader Shah. Tamasp sera exécuté en 1740.

 

 

Aujourd’hui, de nombreuses familles se sont installées sur les pelouses pour le pique-nique. Et tous se font un plaisir de nous saluer ou nous adresser la parole en parfait anglais ou français. Ils sont ravis de pouvoir ouvrir leur pays et leur cœur aux étrangers. La gentillesse de ces gens ayant vécu isolé du reste du monde si longtemps est émouvante. Dans le magnifique iwan d’entrée de la mosquée de l’Imam, nous discutons avec trois dames au sujet d’art et d’architecture. Une d’entre elles s’avèrerait être une descendante directe de la dynastie des Safavides ! Encore une riche rencontre au cœur de cette ville opulante.

 

 

Édifiée par shah Abbas le Grand entre 1611 et 1628, la masdjed-e Shah, renommée masdjed-e Imam, constitue l’élément majeur de la place à l’époque safavide. Cette mosquée fut le symbole du pouvoir à la fois royal et spirituel. L’angle de quarante-cinq degrés entre le portail d’entrée et la mosquée pour le positionnement vers La Mecque est compensée par un couloir coudé. La salle de mehrab, élégante dans les tons bleus et jaunes est surmontée d’une gigantesque coupole. Mais si à l’extérieur le dôme mesure cinquante-deux mètres, à l’intérieur, elle n’en mesure que trente-huit ; il s’agit d’une réalisation à double coque qui a permis de réaliser un dôme extérieur bulbeux et une coupole intérieure plus arrondie.

 

 

La fabuleuse mosquée du sheikh Lotfollâh rayonne de sérénité, d’élégance et de splendeur. Les torsades turquoise contournant les arcs, la coupole à la décoration si gracieuse, les fenêtres ajourées, les calligraphies délicates… Cette petite mosquée fut la mosquée privée du shah Abbas. Elle ne possède pas de minaret l’appel à la prière n’étant pas nécessaire. Le moindre bruit prend une ampleur étouffée et s’échappe vers les hauteurs. Je me sens envahie par la somptuosité du décor et j’ai une nouvelle fois du mal à m’arracher à son atmosphère si particilière.

 

 

Lors de notre dernière visite, en 2000, le Zayandeh-rud était complètement à sec suite à une année de sécheresse laissant les ponts abandonnés à eux-mêmes. Aujourd’hui, la rivière est gonflée par la fonte des neiges, abondantes cet hiver. Le spectacle est de toute beauté : une brume s’est formée au-dessus de la surface de l’eau, le ciel se confond dans les eaux. La lumière est éblouissante. L’image est féerique. Un vent fort souffle en rafales et apporte de la fraîcheur à cette journée extrêmement chaude pour un mois de mai. Isfahan vie à nouveau de toutes ses forces, de toute sa puissance.

 

Les rives de la rivière sont occupées par la population d’Isfahan qui profite pleinement de cette journée de fête. Installées sur des kelims, ils sirotent le thé brûlant des samovars, se régalent des bons plats préparés la veille et fument le narguilé qui dégage des odeurs douces et fruitées. Les enfants jouent, les mères papotent, les pères, fiers de leur petite famille, se détendent entourés de ceux qu’ils aiment. La sérénité et le bonheur que dégagent ces familles sont touchants ; la simplicité des moments partagés.

 

 

Les vingt-quatre arches et pavillons de l’élégant pol-e Khâdju dominent la rivière. Les marches en pierre sont occupées par une foule de gens se délectant de glaces. Nous nous baladons sur les terrasses, croisons les regards, répondons aux salutations, retournons des sourires. Un couple âgé nous prie de nous asseoir près d’eux. Ils ne parlent ni l’anglais ni le français, mais ressurgit de nouveau ce sens de l’hospitalité perse qui va au-delà des mots. Plus en amont, les salons de thé du pont Si-o-Seh pol, le pont aux Trente-Trois Arches, sont bondés. Le thé arrive dans des petits verres, brûlant et au goût fort. L’eau de la rivière dévale au-dessous de nous dans un bruit étourdissant. Lorsque nous traversons le pont, la brise arrache mon foulard provoquant des rires des jeunes filles et des regards amusés des garçons qui se promènent à contresens. Et c’est sous les sourires rassurants que je remets mon voile, rattrapé de justesse.

 

 

Partout et toujours, les Iraniens, si ouverts, cherchent le contact, voulant à tout prix restaurer l’image qu’on peut percevoir d’eux en Occident et qui est tellement faussée. Ce peuple accueillant et chaleureux le prouve à chaque instant, à chaque endroit. Que se soient les femmes traditionnelles portant le châdor ou les jeunes femmes modernes, elles ont toutes le sourire facile et la parole expressive. Les foulards des jeunes filles sont de plus en plus en arrière sur leur chevelure, les chemises montent bien au-dessus de leurs genoux, elles portent des sandales ouvertes à leurs pieds, les pantalons retroussés au-dessus des chevilles. Les garçons ne portent plus de barbe, sont habillés en jeans, ont des lunettes noires et sont souvent tatoués. Depuis notre dernier séjour en Iran, quelques jours seulement pour rendre visite à Ahmad il y a deux ans et demi, un gouffre s’est creusé entre ces jeunes gens et le régime strict des mollahs.

 

 

Le soleil baisse et nous retournons sur la place Meidan où nous gravissons les hautes marches du palais Ali Qapu. Depuis la terrasse, la vue embrasse la place et la ville. Les dômes des mosquées captent les derniers rayons de lumière, la place grouille de monde. Plus loin s’élèvent les dômes et minarets de la masdjed-e Djomeh. Au-dessus de la ville le ciel est limpide mais les montagnes à l’horizon sont baignées dans une atmosphère orageuse. Le soleil disparaît, un crépuscule vaporeux s’installe, puis commence la magie d’Isfahan de nuit, ses lumières aussi étincelantes que les étoiles au firmament.

 

 

Après avoir dîné dans un petit restaurant nous nous rendons à l’angle nord-ouest de la place. Nous grimpons au premier étage et nous nous installons sur la terrasse du « Gheysarieh Tea Shop ». La Meidan s’étend à nos pieds, illuminée et animée ; grandeur réssuscitée. Nous commandons le the et un qalyân, pipe à eau, puis engageons la conversation avec un groupe d’étudiants. Sujet : l’Amérique, la politique et les prochaines élections !

 

Qui remplacera le réformateur Mohammad Khatami en juin prochain ? Les favoris sont Hachemi Rafsandjani, vétéran de la révolution des mollahs, et le candidat conservateur Mohammed Qalibaf. Mais c’est surtout un outsider qui fait parler de lui : Mahmoud Ahmadinejad, l’actuel maire de Téhéran, ultra-conservateur, laïc et non mollah, et un inconnu en Occident. On met en avant sa simplicité : il refuse de recevoir son salaire de maire et possède qu’une modeste maison et une Peugeot 504 vieille de 30 ans. Ahmadinejad tente de mobiliser l’électorat populaire et démuni, en particulier des grandes villes et des campagnes. Il prône la lutte contre la corruption, la justice sociale et le partage des richesses. « Il faut que l’argent du pétrole se fasse sentir dans l’assiette de chaque Iranien », dit-t-il. Mais ses discours de campagne annoncent également une radicalisation du régime avec le retour aux valeurs de la société iranienne islamique, en opposition avec la culture occidentale. Il souligne que « l’art véritable consiste à suivre la voie d’Allah » et que « nous n’avons pas fait la révolution pour avoir la démocratie ». Il dénonce les libertés vestimentaires des femmes et la mixité. En dépit de la menace que pourrait représenter Mahmoud Ahmadinejad pour la modernisation et l’ouverture du pays, la plupart des Iraniens, las, nous font savoir de ne pas être sûre d’aller voter.

 

Les habitants d’Isfahan ne sont pas très appréciés par beaucoup d’Iraniens à cause de leur fierté légendaire. Nous, pendants ces quelques jours passés dans la cité de Mille et Une Nuits, avons été bercés par la gentillesse et l’intérêt que nous a témoigné la population. Ne serait-ce pas un peu de jalousie qui entraînerait ces polémiques ? Car quand on est Isfahani, on n’a plus rien à prouver, on assume son héritage et on le partage…avec tous ceux qui le désirent…

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

 Image d’en tête : Medersa Madar-e Shah : dôme et les deux minarets bleu turquoise ornés d’arabesques et de fleurs jaunes et blanches.

Au-delà de l’horizon… La moitié du monde.

Esfahan, Nesf-e Jahân, « la moitié du monde », est la capitale de la province du même nom. La ville, somptueuse, se situe au centre de l’Iran, une région dominée par des montagnes et le désert et soumise à un climat aride. Isfahan est la perle des nombreuses oasis traversées par d’anciennes routes caravanières. Follement colorées de faïences bleues, vertes, turquoise, noires, blanches et jaunes, dômes et façades sont signées d’arabesques, fleurs, textes coufiques. Des palais féériques se reflètent dans des bassins d’eau entourés de luxuriants jardins et des ponts majestueux enjambent la rivière Zâyandeh-rud. Lorsque la nuit tombe et les arcades sont illuminées, lorsque le conteur récite de sa voix grave des poèmes vieux de mille ans accompagné par les tons intimistes du setâr, lorsque les parfums fruités du qalyân flottent dans l’air, lorsque les silhouettes gracieuses vaguent dans la pénombre, Isfahan devient la ville ressuscitée des contes des Mille et Une Nuits

La moitié du monde, Isfahan, Iran, novembre 2000.

Après avoir roulé des heures à travers des étendues désertiques, Isfahan, noyée de verdure, apparaît comme l’oasis telle que je l’imaginais. Nous nous installons dans l’hôtel le plus romantique de l’Iran : l’Abassi. Ancien caravansérail safavide attaché au complexe Madar-e ah, construit au XVIIe siècle par le sultan Hossein, il fut restauré en 1957 par l’archéologue français André Godard et transformé en hôtel. Depuis notre chambre nous contemplons la cour intérieure. Balcons et arcades entourent un jardin persan carré de quatre-vingt mètres de côté avec son howz, bassin, typique. Le ciel bleu limpide souligne la délicatesse de nuances et l’élégance de la construction. Le châikhâneh au fond du jardin propose le thé accompagné de sucreries à base de safran. À l’intérieur l’extravagance de la décoration ; stucs, stalactites, miniatures, peintures murales, miroirs, sculptures de bois et l’escalier monumental, sont les témoins de la magnificence de l’époque des Safavides.

La madrasseh-ye Madar-e Shah, « medersa de la reine-mère » est couronnée par un dôme et deux minarets bleu turquoise ornés d’arabesques et de fleurs jaunes et blanches. Aujourd’hui c’est une école de théologie et la visite se limite désormais au vestibule. Les feuilles des arbres de la cour sont rouge doré et forment un ensemble magnifique avec les couleurs de la coupole. Particulièrement imposantes sont les doubles portes d’entrée ciselées d’or et d’argent !

Notre premier après-midi en ville sera consacré à la « plus belle place du monde ». La première impression de la Meidan est une forte impression de grandeur, de magnificence. Mon regard parcourt l’ensemble des édifices, enveloppés de délicatesse, d’élégance, et de légèreté. Le soleil, bas dans le ciel à cette époque de l’année, se reflète dans l’eau jaillissante de la fontaine et forme un arc-en-ciel à travers lequel la mosquée du sheikh Lotfollâh apparaît dans toute sa splendeur. Le majestueux portail de la mosquée de l’Imam est dans l’ombre, mais son dôme turquoise est éclatant contre le ciel bleu cobalt. Les arcades des boutiques sont protégées du soleil par des auvents blancs évoquant une atmosphère gaie et animée, renforcée par le gargouillis des fontaines et les rires d’un groupe de jeunes filles couvertes d’un châdor noir.

Meidan-e Shah, la place Royale, rebaptisée Meidan-e Imam, la place de l’Imam, est le cœur d’Isfahan et fut le centre symbolique de l’empire safavide aux XVIe et XVIIe siècles. L’immense espace rectangulaire mesure cinq cent douze mètres de long et cent cinquante-neuf mètres de large. Elle fut construite entre 1590 et 1595 et servit aux cérémonies d’État et tournois de polo ; les poteaux de but en pierre sont encore en place devant l’entrée du bazar. Sept ans plus tard, la Meidan fut entourée sur les quatre côtés d’arcades-galeries de deux étages occupées par des boutiques, interrompues par les monuments principaux : la grandiose mosquée de l’Imam, autrefois appelée la mosquée du Shah, avec son dôme turquoise au sud, le palais Ali Qâpu à l’est, l’élégante mosquée du sheikh Lotfolâh à l’ouest. Au nord, un imposant eivân marque l’entrée du grand bazar qui s’étend sur deux kilomètres et qui connecte la Meidan avec le vieux quartier seldjoukide et la mosquée du Vendredi. L’ensemble fait penser à un colossal schéma de quatre iwans.

La mosquée Lotfollâh est la première mosquée érigée dans la ville par les Safavides et fut l’oratoire privé du roi. Shah Abbâs donna l’ordre de la construire en 1603 en hommage au sheikh Lotfollâh Maysi al-Amili, un théologien réputé. Son plan est différent de toute autre mosquée par l’absence de cour à iwans et de minaret, inutile car seule la famille royale avait accès à cette mosquée. La coupole est décorée de fleurs noires et turquoise et d’arabesques blanches qui se détachent sur un fond inhabituel jaune ivoire posé sur un tambour à dominance bleue. Vu depuis la Meidan, elle est placée légèrement à droite du portail-iwan permettant l’orientation du mehrab vers La Mecque.

Une volée de marches mène jusqu’au portail. Nous entrons et suivons un long corridor coudé qui baigne dans l’obscurité et le silence. Nos pas sont feutrés, nos sens en alerte par un singulier effet de suspens. Soudain s’ouvre la salle de prière, entièrement recouverte d’une coupole. Une voûte céleste faite par des artisans au talent exquis, au dévouement absolu, mais condamnés à l’anonymat.

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Je suis éblouie par la douceur rayonnante de l’espace. La décoration ressemble à un filigrane tant elle est subtile. Ici, sérénité rime avec somptuosité. Un soleil se dégrade en médaillons aux motifs floraux jusqu’aux fenêtres ajourées d’arabesques. Les étages sont connectés par des arcades, lisérées de torsades turquoise en céramique et de bandes de textes blanches sur fond bleu foncé. Un ingénieux système de capture de lumière laisse refléter sur la coupole une queue de paon, emblème royale. Toute représentation d’être vivant étant proscrite dans un sanctuaire musulman, ce subtil clin d’œil est audacieux.

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Je suis comme frappée par un sort magique d’envoûtement et me laisse envahir par l’atmosphère étonnante de cette salle vide où le jour et la nuit se confondent pour se muer en un univers mystérieux.

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Est-ce parce qu’elle fut réalisée pour le shah et son entourage qui la rend aussi… royale…? Si opulente ? Quand, finalement, nous nous arrachons des lieux, le crépuscule a envahi la place Meidan.

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Nous dînons avec notre ami Ahmad dans un restaurant populaire. Le propriétaire est ravi d’accueillir des étrangers et nous installe à une table au centre de l’établissement. Nous rendons sourires et signes de tête aux Iraniens, hommes et femmes, qui nous observent avec curiosité. La spécialité ici est le khoresh fesenjân ; poulet accompagné d’une sauce de grenades et de noix, délicieux. Lorsque nous nous apprêtons à partir le propriétaire nous souhaite bon voyage. Il nous offre une pièce de monnaie : le plus petit rial, difficile à trouver, pour nous porter chance. Le chiffre « 5 » se dessine comme un cœur…

La nuit est tombée. La place Meidan nous attire encore. Impossible de ne pas y retourner. Tous les édifices sont éclairés, les lanternes allumées, les arcades brillent. En dépit des protestations de Philippe, j’insiste pour faire le tour de la place en calèche. Accompagnée par le piétinement des sabots, la place défile : l’incomparable mosquée de l’Imâm, la suprême élégance de la mosquée Lotfollâh, l’iwan du bazar et l’indulgent palais Ali Qâpu… Minarets, coupoles, arches, fontaines… La lune monte dans le ciel d’Isfahan.

Isfahan fut identifiée comme la ville achéménide de Gaba ou Aspadana mentionnée par Strabon, capitale d’une province parthe durant le règne d’Artaban V (213-224). Ceinte d’un rempart à quatre portes, centre et siège militaire sous l’Empire sassanide, attesté par les vestiges de temples du feu, la cité se serait appelée Aspahan ou Sepahan ; « lieu de l’armée ». Les princes sassanides y suivirent leurs études militaires et Yazdgard Ier, ayant épousé une juive, fut probablement responsable de l’installation d’une colonie hébraïque ; la Yahoudiyeh. Ispahan se composait alors en deux sites peu éloignés : Jay ou Jayy, le siège des gouverneurs sassanides, et Yahoudiyeh, la ville juive.

Le lendemain matin nous quittons l’effervescence de la ville pour les quartiers situés au sud-est, à la lisière du désert. Nous apercevons de loin les vestiges du temple du feu sassanide perchés au sommet d’une colline aride. Les pierres teintées de rose se détachent contre un ciel bleu intense. Nous grimpons jusqu’au site. La vue porte sur la ville, la plaine de la rivière Zayandeh-rud en les contreforts des monts Zagros. Devant nous, une tour percée d’ouvertures, Burj-i Gurban, tour du sacrifice, probablement une tour de guet. Sur le versant sud de la colline subsistent les restes d’une citadelle comprenant une vingtaine de pièces dont certaines sont composées d’un plan au sol char taq, quatre arches, caractéristique des temples du feu zoroastrien du III siècle, lieux sacrés où brûlait le feu éternel. D’autres bâtiments servaient de logement pour les prêtres et les pèlerins.

Non loin, les minarets Tremblants de Junban, appartenant à une tombe mongole avec un joli pishtaq, ont la particularité d’osciller lorsqu’elles sont vigoureusement secouées depuis l’intérieur. Je reste en bas et laisse Ahmad et Philippe monter dans les minarets. Hélas, ni l’un ni l’autre n’arrive à les faire bouger et c’est le gardien, plus initié, qui s’en chargera tandis que je me moque de « mes » hommes forts qui me regardent avec désespoir depuis les embrasures des minarets !

Nous flânons dans les rues silencieuses de Djolfâ, le quartier arménien d’Isfahan. Douze églises subsistent sur vingt quatre à l’origine. Certaines sont en ruine ou ne sont plus utilisées faute de paroissiens. D’apparence ce quartier ne diffère guère des autres quartiers d’Isfahan. La cathédrale Saint-Sauveur, kelisâ-ye Vânk, de l’extérieur, ressemble à une mosquée et seule la croix au sommet du dôme trahit son caractère chrétien. L’intérieur est sombre et oppressant, décoré de céramiques et de fresques noircies par la fumée représentant des scènes de supplices et le martyre légendaire de saint Grégoire l’Illuminateur. Seule la coupole échappe au sinistre décor, délicatement colorée de bleu et or dans le pur style persan.

La présence arménienne en Iran s’inscrit depuis deux millénaires dans le nord-ouest du pays. La plus importante migration se situe au XVIe siècle lorsque le souverain safavide shah Abbas, en conflit avec l’Empire ottoman, entreprend de nombreuses invasions en Arménie. Après la mise à sac de la ville arménienne de Djolfa, il déporta ses habitants, connus pour leur talents d’artisan, vers Ispahan. Le quartier de Nor Djolfa, Nouvelle Djolfa, fut fondé au sud de la rivière Zayandeh Rud.

Contrairement aux idées reçues, les chrétiens en Iran ne sont pas persécutés, ni ne souffrent de discriminations. Ils jouissent même de quelques libertés que leur jalousent parfois les musulmans. Lors des rassemblements, hommes et femmes se mélangent et les Arméniennes n’ont pas à porter le foulard. Les chrétiens ont également l’autorisation de fabriquer de l’alcool et à en consommer, à condition de ne pas en vendre aux musulmans. Dans les rues de Djolfa les femmes affichent fièrement leur croix, sans heurter pour autant les non-chrétiens. Les boutiques sont encore tenues par des Arméniens. Elles sont fermées le dimanche alors que dans le reste de la ville tous les commerces sont ouverts. Nous rencontrons une famille iranienne ayant fui l’Iran pendant la révolution. Leur fille a grandi aux États-Unis et elle découvre son pays natal. Nous échangeons les riches expériences de nos séjours mutuels dans ce pays merveilleux et sa population accueillante.

Les Arabes conquièrent la cité vers 640 et les Omeyyades, puis les Abbassides en gardent le contrôle jusqu’en 931. Quelques dynasties perses gouvernent durant le Xe siècle, notamment les Buyides, qui commencèrent le développement urbain. Les Seldjoukides (1050-1220) contribuent à la beauté grandissante d’Isfahan, en particulier sous les règnes d’Alp Arslan et Malik Shah. La mosquée du Vendredi, élevée par ce dernier, est sans conteste l’édifice le plus remarquable de la ville et probablement de tout l’Iran islamique. Vers la fin de la période seldjoukide, la secte des Assassins, sous le commandement de Hasan-i Sabbâh, exerce une influence grandissante à Isfahan. La secte exécute Nizam al-Molk, le fameux Premier ministre de Malik Shah et en 1121, la mosquée du Vendredi est incendiée détruisant sa fameuse bibliothèque.

Très tôt ce matin, nous nous rendons en taxi à la mosquée du Vendredi, le masdjed-e Djomeh, seul grand monument seldjoukide conservé en Iran. Dès le Xe siècle, une mosquée sur plan classique fut construite sous les Abbasides. Remaniée sous les Buyides, elle prit sa forme définitive vers 1088 sous Malik Shah. Elle constitue une des premières mosquées bâties sur un plan à quatre iwans et elle en est le plus bel exemple. La sobriété et la grandeur austère représentent bien l’Islam issu du désert et elle procure une sensation bien différente des jolies mosquées d’époque safavide.

Il fait froid et le ciel est limpide lorsque nous pénétrons dans la cour. Nous nous retrouvons face à l’iwan ouest surmonté d’une petite tour éclairée par le soleil levant. Les trompes s’organisent en vastes alvéoles et montent pour former la voûte ornée de motifs géographiques. Les tons sont clairs : ocre, jaune, vert pâle, rehaussés de noir. Les proportions semblent démesurées, mais l’ensemble est magnifique. Le gardien nous ouvre la salle contenant le célèbre mehrab d’Uldjaitu Khodâbendeh, datant de 1310. La décoration florale et la calligraphie en stuc sculpté sont d’une finesse rare. L’iwan Qibla, l’iwan sud, reste dans l’ombre, le soleil étant bas dans le ciel. La grande salle du mehrab est recouverte d’une coupole de briques, considérée comme le chef d’œuvre de l’architecture médiévale en Perse. Tous les éléments, panneaux aveugles et trompes, sont dirigés verticalement et conduisent le regard vers la coupole décorée d’un pentagramme. La salle à coupole nord est sobre et sans couleurs dans la décoration.

Nous quittons la sérénité de la mosquée pour affronter l’animation du bazar. Nous traînons dans le dédale de rues aux plafonds voûtés, de passages obscurs et de khâns. Puis, nous retrouvons l’air libre de la place Meidan où nous sommes accostés par deux garçons souhaitant parler un petit moment avec nous. La jeunesse Iranienne est assoiffée de contact avec l’étranger et saisissent chaque occasion pour converser en anglais ou en français et de savoir ce qui se passe en dehors de leur pays. Internet vient tout juste d’arriver et malgré les efforts du régime islamique, l’information qui n’arrivait que par brides, commence à pénétrer ce pays isolé. Après avoir passé un agréable moment vient la question redoutée : « Qu’est-ce que vous pensez de l’Amérique ». Quoi répondre à ces jeunes qui ont entendu dire toute leur vie que les États Unies représentent le diable de l’Ouest, la décadence et le pêcher ? Qui voient le drapeau américain brûler à la télévision chaque jour. Quoi faire de l’espoir et du désespoir de l’ignorance… ?

La mosquée de l’Imam, anciennement la mosquée du Shah, dont la construction débute en 1611, est l’œuvre monumentale de Shah Abbas et considérée comme le chef-d’œuvre de l’art iranien de l’époque safavide. L’iwan d’entrée, face à celui du bazar, est aligné sur la façade sud de la place royale, mais en oblique par rapport à l’axe orienté vers La Mecque. Ce portail surmonté de deux minarets est haut de vingt-sept mètres et richement décoré de mosaïques. Une triple torsade turquoise jaillissant de vases d’albâtre ciselés encadre l’arc et la demi-coupole est recouverte de mouquarnas brillants ornés d’étoiles et de vignes. Des textes religieux blancs sont inscrits sur un fond bleu marine.

La cour centrale est entourée d’arcades doubles et de quatre iwans qui se reflètent dans le bassin. L’iwan Qibla, l’iwan sud, frappe le regard avec ses deux minarets et la coupole en briques émaillées turquoise dont le décor ; de fines arabesques florales blanches et jaunes, est sublime. Vue depuis la cour, le demi-dôme de l’iwan d’entrée en briques émaillées turquoise donne une touche très contemporaine au style baroque de la mosquée. Les façades ainsi que l’intérieur élégant de la grande salle de prières sont à dominante bleu foncé rehaussé de médaillons vert pâle et de fleurs jaune. L’ambiance sous la coupole est presque austère comme dans certaines cathédrales et nous ne nous attardons pas pour retrouver le soleil dans la cour. Tandis que Philippe vague dans la cour pour faire des photographies, je m’assieds au bord du bassin et me laisse envahir par la sensation de calme et d’apaisement des lieux.

Soudain, un groupe de jeunes filles couvertes de châdors noirs et sévères se dirige vers Philippe. Elles l’étouffent littéralement. S’ensuit un long et passionnant dialogue. J’observe la scène, amusée. Si les femmes en Iran n’ont pas les mêmes droits ni les mêmes chances que les hommes, elles n’en sont pas moins farouches. Elles n’ont aucune gêne à engager la conversation avec un homme, un étranger qui plus est, et compte tenu des éclats de rire qui parviennent à mes oreilles, elles passent un bon moment tout comme Philippe.

Après la révolution iranienne de 1979, l’islamisation de la société commence par la réforme du statut des femmes, de nouveau soumises à la charia et écartées de toutes les hautes fonctions publiques. Le conservatisme religieux restreint la place de la femme exclusivement à l’espace privé et les soumet à des règles strictes de conduite en société comme le port obligatoire du hijab. Tous les acquis du XXe siècle sont perdus : abaissement de l’âge légal du mariage à neuf ans, ségrégation dans les bus avec femmes à l’arrière et hommes à l’avant. Ahmad nous racontait que régulièrement, en prenant le bus, lui et son épouse se perdaient car ils ne sortaient pas au même arrêt de bus. Après de fortes contestations, le début des années 1990 montre un changement radical, surtout dans l’accomplissement intellectuel pour les femmes. Le nombre de femmes dans l’éducation augmente pour dépasser celui des hommes dans les études supérieures. Aujourd’hui les jeunes Iraniennes, pour qui les études sont un défi à une idéologie sexiste et à une société patriarcale, veulent étudier et réussir et ainsi se projeter dans l’avenir. En moyenne, entre 1995 et 2000, plus de cent vingt mille femmes diplômées de l’enseignement supérieur sont entrées sur le marché du travail. Je vois Philippe prendre congé de son « harem » ; de jeunes étudiantes en architecture qui sont ici dans la mosquée de l’Imam pour apprécier le chef d’œuvre que leurs ancêtres leur ont légué.

Au XIIIe siècle, Isfahan échappe à la première invasion de Genghis Khân, mais en 1235 les armées mongoles prennent possession de la ville. Un siècle plus tard, vers 1338, les forces de Tamerlan déferlent sur la ville. En 1387 la population, qui se révolte contre les collecteurs d’impôts, est exemplairement châtiée. Soixante-dix mille Isfahanis furent massacrés et Tamerlan fit construire des minarets de têtes coupées ! Après la mort de Tamerlan en 1405, son immense empire décline rapidement. Au cours du XIVe siècle, la dynastie des Safavides réunit à nouveau le pays. À l’apogée de la gloire safavide, sous le règne de shah Abbas Ier (1571-1629), la capitale de l’empire fut transférée à Isfahan. La ville devint la plus belle cité de Perse, admirée par de nombreux voyageurs étrangers. Elle fut ruinée par l’invasion afghane en 1722 et avec la chute définitive des Safavides en 1736, elle perdit toute son importance. Restent les témoignages de cette époque avec ses monuments magnifiques…

La sècheresse qui touche la région cette année à complètement mit à sec le lit de la rivière Zayandeh-rud ; « le fleuve qui fait naître » en persan, celui qui a fait de la ville une oasis au milieu du désert. Pierres et sable montrent un paysage de désolation tandis que manque cruellement l’eau, source de vie. Des onze ponts qui enjambent le Zayandeh-rud trois sont des œuvres architecturales majeures : le pol-e Shahrestân, le pol-e Khâdju et le Si-o-Seh pol.

Le plus ancien et le plus en aval des trois, le pol-e Shahrestân, construit au XIIe siècle, relie le village de Shahrestân, duquel il porte le nom, avec la région agricole de la rive Sud. L’ouvrage constitue la limite de la ville d’Ispahan. La construction effondrée située au nord du pont servait vraisemblablement de poste de douane. Le pol-e Shahrestân est constitué de treize arches sur une longueur de cent quarante mètres pour quatre mètres et demi de large. Il a un aspect trapu et puissant.

Construit à l’apogée de l’influence safavide par le shah Abbas II vers 1650 sur les fondations d’un ancien pont, le pol-e Khâdju est un superbe exemple d’architecture persane. Il sert à la fois de pont et de barrage sur la rivière et relie le quartier Khâdju sur la rive nord avec le quartier zoroastrien au sud. Grâce aux vannes situées sous ses arches, l’œuvre régule le débit d’eau de la Zayandeh rud. Les vannes fermées, le niveau de l’eau en amont du pont s’élève et permet d’irriguer les nombreux jardins le long de la rivière. Le pont Khâdju mesure cent trente-trois mètres de long pour douze mètres de large. Il est pourvu de vingt-quatre arches. Sur le niveau supérieur du pont, fait de briques et de pierres, la voie centrale était utilisée par les chevaux et carrioles, et les deux chemins voûtés par les piétons. Conçus comme salles de réunions publiques, des pavillons octogonaux ornés de fresques peintes et de frises en faïence colorée, longent chaque côté du pont. Au centre se trouve un pavillon plus important, autrefois lieu de détente du shah Abbas. L’eau qui s’écoulait en cascade sur les degrés de pierres et le bruit du ruissellement devait étouffer les conversations. Le niveau inférieur du pont est accessible pour les piétons, merveilleux endroit ombragé pour siroter un café, un thé ou fumer un qalyân, pipe à eau.

Long de presque trois cents mètres, le Si-o-Seh pol, le pont aux Trente-Trois Arches, est un pont en arc à double niveau. Il fut édifié aux environs de 1602 par le général Allahverdi Khan, favori de shah Abbas Ier, afin de faire office de barrage et relier les deux parties du Chahâr Bagh, la grande avenue qui traverse le centre-ville du nord au sud. La grande avenue Chahâr Bagh fut autrefois bordée de palais entourés de jardins. Un canal alimentait fontaines et cascades et planté d’arbres et de fleurs, le caractère de l’espace était comme un colossal tapis-jardin tridimensionnel.

L’automne s’est emparé des arbres et les jaunes, ors, rouges, violets conviennent si parfaitement à Isfahan et se confondent avec les faïences des édifices. Nous visitons le palais Hasht Bihisht, « Huit Paradis ». Les fines colonnes en bois qui supportent la terrasse semblent miroiter les arbres du parc. Le Chetel Sotun, « pavillon des Quarante Colonnes », est protégé par un jardin clos. Un portique soutenu par vingt piliers en bois très fins posés sur des fûts de pierre se reflète dans l’eau du bassin multipliant leur nombre justifiant ainsi le nom du palais. Destinée aux cérémonies officielles, la grande salle d’audience du palais est couverte de fresques racontant la vie de la cour Safavide. Intéressante est la peinture de l’empereur moghol Humayun en visite officiel chez le shah Tahmasp.

Les Isfahanis aiment flâner et les ponts font partie des lieux de promenade préférés, de jour comme de nuit. Depuis la révolution, les jeux de l’amour sont sévèrement encadrés en Iran et la séduction est très subtile. Le maître mot pour rencontrer l’âme sœur et rester dans les règles de la tradition et de la loi est la discrétion. Les ponts d’Isfahan sont des endroits privilégiés pour « draguer ». Les filles, sévèrement vêtues du châdor noir, souvent plus décontractées avec manteau et foulard léger glissé sur le haut de la tête, exhibant courageusement une mèche de cheveux, les yeux fardés, et les hommes, chevelure gominée, barbe soignée, se croisent et se recroisent pendant des heures espérant capter un regard, un signe. Dans les châikhâneh les garçons s’installent et observent discrètement les filles toujours accompagnées d’autres filles. Les regards sont fuyants, les sourires discrets. La séduction en Iran est tout un art !

La nuit est tombée, les lanternes s’illuminent. L’air est doux et la ville animée, des publicités lumineuses brillent de toutes les couleurs. Les rues sont encombrées de voitures et il y a beaucoup de monde sur les trottoirs. Les ponts sont éclairés de mille feux et les quais pleins de vie. Lorsque nous arrivons au pol-e Khâdju, la lune, au premier quartier, se lève au-dessus du pont. Les tables sont alignées sous les arcades et sur l’estrade autour des piliers. La « cuisine » est ouverte et d’énormes samovars et des théières sont alignés sur les étagères. Sur un drap étalé sur le sol un jeune garçon casse des pains de sucre avec un petit marteau. Un employé est affairé à préparer les qalyâns, pipes à eau, appelés hubble-bubble par Ahmad, en déposant les charbons ardents et de la molasse au parfum selon le goût du client : pomme, cerise, menthe… Bientôt le conteur s’installera pour réciter des poèmes vieux de mille ans, accompagnés d’un tambour ou un setâr.

Nous prenons place à une petite table et sirotons le thé brûlant que nous apporte le ghahvehtchi, « garçon de café ». Philippe et Ahmad partagent un qalyân. En face de nous est installé un jeune couple : lui éperdument amoureux, elle très belle avec de magnifiques yeux noirs en amande sur un visage noble, son foulard nonchalamment repoussé vers l’arrière. En profonde conversation ils se tiennent discrètement la main sous la table. La jeune femme est chaperonnée par sa petite sœur qui, indifférente aux aventures amoureuses de son aînée, s’occupe exclusivement à dévorer sa glace.

Soudain, le son mélancolique du sêtar emplit l’air nocturne. Le setâr, petit luth à long manche, est un instrument très ancien, mentionné dans la littérature et la poésie depuis le XIIème siècle. Son nom signifie littéralement « trois cordes », même s’il en compte quatre aujourd’hui. La quatrième corde, ajoutée au XVIIIème siècle, est accordée très souvent à l’octave supérieure de la corde grave pour y donner plus d’ampleur. Le setâr est l’instrument d’accompagnement par excellence de la poésie persane. Après quelques instants de silence, le naqqâl, conteur, entame un poème.

Le conteur et ses histoires jouent un rôle complexe dans la vie culturelle traditionnelle en Iran et la profession de naqqâl était autrefois l’aboutissement d’une tradition familiale. Basé sur une longue tradition de récits épiques portant sur des héros de la légende nationale iranienne, la principale source de ces épopées est Le Livre des rois de Ferdowsi, œuvre fondamentale de la culture nationale. La représentation du naqqâli dure approximativement une heure et demie. Une session habituelle commence par une introduction poétique pour retenir l’attention du public suivie par l’histoire. La récitation du naqqâl repose sur des méthodes oratoires, gestuelles et une approche musicale.

Nous écoutons sans comprendre la cascade de paroles envoûtantes. Langue indo-européenne, le farsi est une très belle langue, une langue solennelle étirant les voyelles avec une prononciation douce et harmonieuse parfaitement adaptée à la poésie. L’enfilade d’arcades illuminées, les effluves fruitées que diffusent les qalyâns, la lumière tempérée, le ciel velouté et une lune laiteuse haut dans le ciel, la Perse se matérialise dans tout son raffinement, toute sa richesse, toute sa gloire. Nous ne souhaitons que prolonger les instants dans cette ville féerique. Instants magiques dans un monde des Mille et Une Nuits

© Texte & photos : Annette Rossi.

Image d’en tête : Châikhâneh au pol-e Khâdju.

Au-delà de l’horizon… Allégeance au roi des rois.

« Je suis Darius, le grand roi, le roi des rois, le roi en Perse, le roi des pays, le fils d’Hystaspes, l’Achéménide… », déclare le nouveau roi le 29 septembre 522 avant Jésus-Christ. Il choisit un site dans la plaine de Merv Dacht au pied du Kûh-i Rahmat, « mont de la Miséricorde », pour y construire une capitale religieuse et cérémoniale exaltant la grandeur des rois perses et dont la magnificence dépasse de loin celle des autres capitales de l’empire. Le cœur essentiel de l’histoire iranienne se situe ici, à 1100 mètres d’altitude dans la province de Fars au sud-ouest du pays, près de la ville poétique de Chiraz. Parsa, « ville des Perses », en grec Persépolis, est la terre des Perses et source du nom donné par les Grecs de l’Antiquité au pays entier. Un pays offert au roi Darius par le grand dieu Ahura Mazda. L’âme achéménide, l’âme même de Darius le Grand et de ses Immortels hante toujours et éternellement Parsa…

Allégeance au roi des rois, Persépolis, Iran, novembre 2000.

Il fait encore nuit quand nous quittons Chiraz pour nous rendre à Persépolis accompagnés de notre ami Ahmad. Après quarante minutes de route, l’horizon commence à se dessiner, puis l’aube se pointe, hésitante. Au cœur du village qui se situe au pied de la plate-forme sur lequel est bâti la cité antique, le complexe achéménide apparaît dans toute sa splendeur, vaporeux dans la lumière du petit matin. Quelques colonnes s’élancent vers le ciel sur un arrière-plan de collines embrumées. Il est sept heures. Le froid est mordant. Persépolis sommeille.

Une immense pancarte avec les portraits des mollahs « régnants » trône au centre du parking désert nous rappelant que la monarchie en Iran n’est qu’une lointaine réminiscence et sévèrement condamnée. Étonnant rappel dans ce lieu, poignant témoignage de la royauté perse à son apogée. Après la révolution iranienne, le site faillit être détruit par l’ayatollah Sadeq Khalkhari et ses partisans qui tentent de raser la cité royale de Persépolis avec des bulldozers. Leur l’intention est l’éradication de toute référence culturelle à la période préislamique et particulièrement à la monarchie. Pour ce projet Khalkhari reçoit la bénédiction de l’ayatollah Khomeiny, leader de la révolution, qui décrit la monarchie comme « une honteuse et déplorable manifestation réactionnaire ». L’intervention de Nosratollah Amini, gouverneur de la province du Fars et la forte mobilisation des habitants de Chiraz s’interposant devant les engins sauvent le site de la destruction.

Aujourd’hui, comme à l’origine, l’unique point d’accès à l’immense terrasse artificielle de quatre cent cinquante mètres sur trois cent est le double escalier monumental de deux volées au nord de la façade ouest. Construit avec des blocs de pierre mesurant jusqu’à sept mètres de longueur, il est assez large pour être franchi par des cavaliers. Nous gravissons les marches, lentement, une à une, retardant le moment de déboucher sur l’esplanade quatorze mètres plus haut. Puis nous y sommes. La capitale cérémoniale de Darius, le centre de son royaume, la Perse achéménide.

Le roi dit : « En cet emplacement où cette forteresse-ci a été construite, là ou auparavant aucune forteresse n’avait été construite. Par la grâce d’Ahura Mazda, cette forteresse-ci, moi je l’ai construite ainsi qu’en était le dessein d’Ahura Mazda, et tous les dieux avec lui. Et je l’ai construite, parachevée et rendue belle et résistante, ainsi que cela m’avait été prescrit ».

Le 19 septembre 522 avant Jésus-Christ, Darius est couronné roi des Perses. Immédiatement, il entreprend de grands travaux. Sans délaisser pour autant Suse et Pasargades, il décide de fonder une nouvelle capitale reflétant la grandeur de l’empire. Le site qu’il choisît se niche au cœur du pays perse dans la plaine de Merv Dacht, adossé au mont Kûh-i Rahmat. Trois cent mille mètres cube de pierres gris foncé sont polies et apportées. Pour la construction des toits on fait venir du bois de cèdre du Liban et du teck de Gandhara permettant de prévoir des distances plus grandes entre les supports. L’art imposé par Darius est une création originale avec des éléments d’architecture et de décoration empruntés aux différentes civilisations réunies par les Achéménides. Des milliers de travailleurs venus de tout l’empire sont rassemblés sur les chantiers royaux pour accomplir une œuvre commune. Le roi engage des architectes lydiens et ioniens qui influencent la forme des colonnes. Le départ des chapiteaux et les gorges des corniches surplombant les portes sont de style égyptien. La formule palatine associant deux palais, l’un pour l’audience publique et l’autre pour l’audience privée, vient de la Mésopotamie, tout comme les motifs de palmettes, de rosaces fleuries et les merlons crénelés. Les taureaux ailés à visage humain sont de style assyrien. La fabrication des briques modelées et cuites au soleil est assurée par des Babyloniens. Les inscriptions, reliefs et palais, glorifiant l’immensité de la domination territoriale du grand roi, sont d’une somptuosité rarement égalée.

Monument de la génialité de Darius le Grand et sa politique impérialiste, le rôle principal du complexe palatial de Persépolis est la célébration des cérémonies solennelles du nouvel an : Norouz, le 21 mars. Pour cette occasion des délégations de tous les pays faisant partie de l’Empire perse s’y rendent pour confirmer leur vassalité, verser tribut, et offrir présents au souverain. Cependant, la capitale joue un rôle administratif et politique central pour le gouvernement de l’empire comme en témoignent de nombreuses archives. Les héritiers de Darius ont perpétué la tradition et n’ont jamais cessé d’agrandir et d’embellir la ville sans qu’elle ne soit jamais terminée. En 330 avant Jésus-Christ, Alexandre le Grand s’empare de Persépolis. Le feu qui détruisit la ville a fait l’objet de nombreuses controverses : s’agit-il d’un accident ou d’une vengeance pour la destruction de l’Acropole d’Athènes par les Perses en 480 avant Jésus-Christ ? Après la chute de l’Empire achéménide, Persépolis sombre dans l’oubli.

« Ahura Mazda est le grand dieu, qui a créé cette terre ici, qui a créé ce ciel là-bas, qui a créé l’homme, qui a créé le bonheur pour l’homme, qui a fait Xerxès roi, unique roi de nombreux, unique souverain de nombreux. Je suis Xerxès, le grand roi, le roi des rois, le roi des peuples aux nombreuses origines, le roi de cette terre grande au loin, le fils du roi Darius l’Achéménide. Grâce à Ahura Mazda, j’ai fait ce portique de tous les peuples ». Cette inscription est gravée sur la façade ouest de la porte de Toutes les Nations dans les trois langues de l’empire ; vieux-persan, babylonien et élamite. L’entrée est gardée par deux taureaux massifs. À l’opposée, l’entrée est, celle ouverte sur l’Allée des processions, est flanquée d’une paire de taureaux androcéphales ailés.

Nous pénétrons dans le hall central. Quatre colonnes symbolisant des palmiers supportaient jadis le toit. Je m’assieds sur l’un des bancs de marbre qui longent les murs. Un silence apaisant règne sur le site, seuls les clochetons d’un troupeau de moutons résonnent dans l’air pur. Je respire profondément. Depuis longtemps mon rêve était de venir ici, découvrir la capitale de Darius. Contempler l’art unique des achéménides, synthèse des grands courants artistiques de l’époque. J’avais envie de ressentir l’atmosphère de ce lieu empreint d’histoire. Envie de voir ce que voyait le souverain depuis la terrasse de son palais. Envie de marcher là où le grand roi a foulé le sol. Là, où ses Immortels veillaient sur lui.

Les Immortels, également appelés Mélophores, littéralement « les porteurs de pommes », regroupent dix mille lanciers. Ce corps d’élite constitue la garde rapprochée du roi des rois de Perse. Leur nom vient de la pomme ou de la grenade qui orne la hampe de leur lance. Mille hommes portent une pomme d’or, les neuf mille autres, une pomme d’argent. Immortels car si l’un d’entre eux venait à mourir, il était immédiatement remplacé. Hérodote écrit à leur sujet : « Ils s’agit des meilleurs soldats de l’armée perse. Ils sont dix-mille, jamais plus, jamais moins ». Il note également que les Immortels « surpassent toutes les autres troupes par leur magnificence » et qu’ils « brillent par la multitude des ornements en or dont ils sont décorés ». Quinte-Curce remarque que « c’était eux surtout qu’un luxe d’une opulence inouïe rendaient plus imposants ; à eux les colliers d’or, à eux les robes brochées d’or, et les tuniques à manche, ornées aussi de gemmes ». Alexandre le Grand, après sa conquête de la Perse, rattache les Mélophores à son service.

Nous traversons un espace à ciel ouvert vers l’Apadana, accessible par deux escaliers monumentaux entièrement décorés de bas-reliefs. Identiques, celui du nord est moins bien préservé que celui de l’est, longtemps resté enseveli sous des couches de cendres et de terre. Nous découvrons de longues frises d’une finesse incroyable. Le panneau de droite montre la garde perse, les chars royaux et les dignitaires mèdes et perses. Celui de gauche représente la procession de vingt-trois délégations des peuples de l’Empire : Mèdes, Elamites accompagnés de lions, Parthes offrants des chameaux et des peaux, Arachosiens d’Afghanistan, Egyptiens, Bactriens, Sagartiens, Arméniens, Babyloniens emmenant un taureau, Ciliciens avec des béliers, Scythes et Sogdiens d’Asie Centrale, Assyriens apportant de magnifiques vases, Cappadociens, Lydiens, Ioniens, Bactriens, Indiens, Ethiopiens, Somaliens avec une antilope, Gandhariens, Arabes, Thraces… Nous sommes impressionnés par la beauté des sculptures, la précision des détails et l’état de conservation de ce témoignage de la prestigieuse cérémonie de la présentation des tributs au roi des rois.

Édifié sur un immense podium, dominant le site, l’Apadana est une des structures les plus impressionnantes de Persépolis. C’est dans cette grande salle d’audience, typique de l’architecture achéménide, que Darius recevait ses vassaux. Le toit de la vaste salle carrée de soixante-quinze mètres de côté était supporté par soixante-douze colonnes hautes de vingt mètres. Uniques en leur genre, elles comportent une base campaniforme, un fut cannelé et un chapiteau comprenant de bas en haut un élément palmiforme, un élément à doubles volutes et des protomés de taureaux, de griffons, ou de lions adossés qui soutenaient des poutres en chêne, en ébène et en cèdre du Liban. Seules treize de ces magnifiques colonnes demeurent en place. Les murs étaient ornés de tentures brodées d’or, carrelés de céramiques et décorés de peintures représentant des lions, des taureaux, des fleurs et des plantes. Les portes de bois et les poutres portaient également des plaques d’or, des inclusions d’ivoire et de métaux précieux. Aujourd’hui, l’immensité vide de l’esplanade se perd dans la lumière des premiers rayons de soleil qui caressent les pierres antiques. Bases, blocs éparpillés, quelques colonnes élancées, éléments sculptés. Les couleurs sont tendres, les nuances multiples, les teintes indéfinies. Le calcaire gris clair tirant sur le rose pâle et jaune vanille rayonne de la douceur et de la délicatesse.

Rares sont les vestiges des palais de l’Antiquité et les ruines du « Tatchara », le palais de Darius, sont d’autant plus précieuses. Bâti sur un plan carré, le palais est composé d’une salle centrale hypostyle entourée de portiques comportant des chambres dont seuls les imposants encadrements des portes sont restés debout. La bâtisse étant de dimension modeste, elles forment une forêt dense et lourde. Chaque porte est ornée de bas-reliefs : le roi combattant un lion, une chimère et un taureau, ou bien suivi de serviteurs portant des parasols, des flacons et des encensoirs. La porte qui mène à la salle de bains, coupée au centre par un canal d’eau, est décorée d’un jeune eunuque sans barbe apportant serviette et flacon.

J’erre dans le dédale de colonnes et de fragments de murs, admirant une stèle gravée de caractères cunéiformes, les bas-reliefs et la surface polie des pierres valant au palais l’appellation « salle des miroirs ». De par l’impression compacte que donnent les vestiges, une certaine intimité règne dans les lieux.

Nous visitons le petit musée, qui occupe ce que l’on appelle à tort le harem, puis Ahmad décide que c’est l’heure de la pause. Le châikhâneh sert du café lyophilisé dans des gobelets en carton et nous le dégustons dans le jardin, installés sur des bases de colonnes antiques. Nous sommes étonnés du peu de visiteurs. Nous n’avons croisé aucun étranger, seuls quelques Iraniens flânent parmi les vestiges. Ahmad, conscient du potentiel de son pays, espère que le tourisme prendra de l’essor. Après la révolution iranienne et huit années de guerre contre l’Iraq, pendant laquelle il a combattu en tant que pilote de F-14 Tomcat, il envisage son avenir comme guide de voyage. À l’aube des années 2000, l’Iran semble prêt à vouloir se défaire de l’image négative dont elle souffre et quoi de mieux que le tourisme pour vanter la beauté des paysages, la magnificence des villes, la richesse des monuments et la gentillesse et l’hospitalité de la population. Pour nous, voyager dans de telles conditions, avec l’impression d’être les seuls étrangers dans le pays, est une aubaine.

Un chemin poussiéreux conduit aux tombeaux rupestres des successeurs de Darius, creusés dans les parois rocheuses du Kûh-i Rahmat. Sur leur façade en croix, Ahura Mazda, dieu ailé, veille. Depuis les hauteurs, la vue sur le site est grandiose. Au loin, la plaine se perd dans un horizon diffus. Au pied de la falaise, l’ancienne capitale des Perses brave les siècles. Étrangement, aucune source étrangère contemporaine ne mentionne la capitale des Perses. Elle fut totalement ignorée des Grecs jusqu’à la conquête d’Alexandre le Grand en 331 avant Jésus-Christ et elle est désormais connue sous son nom grec, Persépolis, « ville des Perses ». Mon regard parcourt les vestiges éparpillés sur l’immense terrasse. La symétrie des lieux, vue d’ici, est saisissante. Au milieu de lignes et d’angles droits, rangées ordonnées, escaliers et portes, le chaos. Innombrables bases de colonnes, chapiteaux sculptés de bustes de griffon et de taureaux, fragments d’architraves, colonnes cannelées. J’aperçois quelques familles iraniennes, les femmes des silhouettes noires au milieu des pierres couleur pastel éclairées par le soleil pâle de l’hiver…

Au pied de la montagne s’étendent les ruines d’un complexe couvrant plus de mille mètres carrés ; le trésor ! Selon Plutarque, il fallut dix mille mulets et cinq mille chameaux à Alexandre le Grand pour emporter son contenu ! Un bas-relief qui se trouvait à l’origine sur l’Apadana représente une scène émouvante et profondément achéménide. Debout, le buste incliné, un haut dignitaire, chef des Immortels, celui qui commande la garde rapprochée du souverain, rend hommage au grand roi selon le rite de la proskynèse ; en s’inclinant, il lance de la main un baiser en direction de Darius, assis sur son trône. Le fils héritier du roi se tient debout derrière lui. Les deux personnages royaux portent la couronne et la barbe bouclée aux angles carrés, signe de royauté. Derrière eux se tiennent trois serviteurs. Les détails sont magnifiques : la fleur que tient Darius, les deux encensoirs, les boucles des barbes et des chevelures, l’ensemble souligné par la pierre noire et brillante.

Cela fait des heures que nous parcourons les vestiges de la capitale achéménide et Ahmad nous rappelle qu’il est temps d’aller déjeuner. Je remonte la voie de procession avec résignation. Mon regard accroche une colonne, un relief, un chapiteau déchu. Je traverse la porte de Toutes les Nations avec une lenteur exaspérante. Mes pas sont lourds sur les marches de l’escalier. Je monte dans la voiture à contrecœur. « We will come back later, nous reviendrons plus tard », me rassure Ahmad. Petite consolation : le petit restaurant où nous déjeunons s’appelle « Persépolis » et le khoresht, ragout servi avec du riz blanc, est délicieux.

Naqsh-i Rostam, la nécropole achéménide, se situe à quelques kilomètres au nord de Persépolis. Un immense troupeau de chèvres traverse le chemin, leurs cloches tintinnabulent gaiement. L’image millénaire rappelle qu’ici la vie n’a pas fondamentalement changé depuis l’apogée de l’Empire perse. Nous levons le regard vers les tombeaux de Darius le Grand et trois de ses successeurs : Xerxès (485-465), Artaxerxès (465-425), et Darius II (425-405). Les quatre tombes sont taillées à flanc d’une falaise verticale du mont Kuh-i Hossein, à l’entrée de la vallée du fleuve Pulvar. Selon un modèle établi par Darius, les tombeaux présentent une façade en forme de croix grecque, percée au centre d’une ouverture décorée de colonnes à chapiteaux, tandis que la partie supérieure est ornée de panneaux en bas-reliefs. Seule celle de Darius le Grand porte une inscription trilingue, en vieux perse, en élamite et en babylonien.

Sur l’esplanade devant la falaise trône le Kaabah Zardusht, le cube de Zoroastre, tour carrée qui faisait partie d’un ensemble religieux achéménide plus vaste en brique crue, aujourd’hui disparu.

Direction Pasargades. À mille neuf cent mètres d’altitude, la route traverse un plateau steppique, puis s’enfonce dans une étroite vallée où s’écoule la rivière Polar. Une chaîne d’oasis se blottit contre la montagne. La vallée s’élargit pour déboucher dans une plaine poussiéreuse et après avoir traversé quelques villages, nous pénétrons dans une gorge très étroite à l’aspect sauvage. À la sortie du défilé s’ouvre la plaine de Pasargades. Nous quittons la route et nous nous engageons sur une piste bordée d’un bosquet de peupliers aux feuilles dorées d’automne.

L’émouvant petit mausolée de Cyrus, le roi des rois, l’Achéménide, trône isolé au milieu des champs. Le tombeau sobre en calcaire blanc n’a rien de grandiose, mais hissé sur son socle pyramidal, dominant les environs, il impose le respect. Six gradins de pierres mènent à la chambre funéraire couverte d’un toit massif à double pente. Des vestiges de colonnes sont éparpillés tout autour du mausolée. Alexandre le Grand, après la conquête de Persépolis, visita la tombe de Cyrus. L’intérieur du monument était meublé d’un lit en or, d’une table dressée avec des verres et des boissons et d’un cercueil en or. La chambre comportait aussi de nombreux ornements sertis de pierres précieuses. Une inscription rappelait : « Passant, je suis Cyrus le Grand, j’ai donné aux Perses un empire et j’ai régné sur l’Asie alors ne jalouse pas ma tombe ». Au retour d’Alexandre de sa campagne des Indes, il trouva le tombeau profané. Il fait alors exécuter les coupables et restaure le mausolée.

Pasargades fut la première capitale de l’Empire achéménide, fondée par Cyrus sur le lieu même de sa victoire sur les Mèdes, en 550 avant notre ère. Pasargades est la déformation de Pâthragâda signifiant « camp des Perses ». Lors des troubles suivant la mort de Cambyse, le fils héritier de Cyrus, un membre de la grande famille achéménide est nommé roi par un conseil de nobles : Darius. Darius, désireux de créer sa propre capitale, abandonne Pasargades pour établir une nouvelle ville dans la province du Fars, berceau des Achéménides ; Persépolis. Aujourd’hui, Pasargades est réduit à quelques vestiges éparpillés sur une plaine cernée de montagnes aux pentes arides et inhospitalières, L’herbe a brûlé sous le soleil impitoyable de l’été passé mais les couleurs sont chaudes et en contraste avec le ciel bleu. Le palais de Cyrus est composé de plusieurs pavillons isolés englobés à l’intérieur d’une immense enceinte dont peu de choses subsistent. Je m’assieds sur un bloc de calcaire blanc à proximité d’une colonne élégante ayant appartenu à la salle d’audience. Une brise fraiche fait onduler les graminées. L’atmosphère est sereine, reposante. Si différente du site de Persépolis qui dégage tellement de puissance, tellement d’énergie. Pourtant, c’est là où j’ai envie de retourner.

Il est trois heures lorsque nous gravissons de nouveau les cent onze marches pour accéder à la terrasse du complexe palatial. Nous suivons la voie de procession et pénétrons dans la Salle des Cent Colonnes où ne subsistent que les bases des colonnes, singulière vision.

Le soleil décroissant capte la tête d’un taureau, le cou entouré d’un collier orné de marguerites et d’une fleur de lotus. Le museau est parfaitement lisse, des boucles tombent sur le front en symétrie, les cornes manquent. La lumière décline.

Nous trainons, nous n’arrivons pas à nous résoudre à quitter Persépolis, de nous déchirer de cette atmosphère singulière. Le ciel se teint d’orange, de rose, de rouge. Les pierres deviennent violette, vermillon, pourpre. Un dernier rayon de l’astre perce les colonnes cannelées. Les ombres s’allongent, puis disparaissent. Le crépuscule s’installe. Puis, brisant le romantisme de l’instant, une voix amplifiée par des haut-parleurs somme les derniers visiteurs de quitter les lieux. Nous retrouvons Ahmad dans la voiture en train de lire le journal. Il pousse un soupir de soulagement quand il nous voit arriver enfin. Le front plissé il nous toise par-dessus ses lunettes. « Ah, quand même, j’ai cru que vous alliez dormir ici », sourit-il.

Le lendemain, nous sommes de retour ! Il nous est impossible aussi près de Persépolis de ne pas nous rendre une dernière fois dans la capitale achéménide avant de quitter la province de Fars. Il fait toujours aussi beau, le ciel est intensément bleu. Nous gravissons les marches avec la même excitation que la veille. Mais aujourd’hui nous sommes plus détendus. Nous ne sommes pas poussés par cette urgence de vouloir, devoir, tout découvrir, tout parcourir, peur de manquer de temps, de rater un détail. Aujourd’hui, nous nous permettons de nous laisser guider par ce qui attire notre regard.

Nous découvrons les crapaudines des portes de l’Apadana d’un diamètre d’environ quatre-vingts centimètres. Nous admirons un chapiteau au double protomé de lion. Je caresse un fut de colonne. Nous nous attardons dans le « Tatchara ». Traversons le palais de Xerxès. Nous tentons d’imaginer à quoi ressemblait le Trésor. Quelles richesses y furent accumulées. Je compte les bases de colonnes dans la Salle des Cent Colonnes. Nous nous arrêtons boire un café et le propriétaire du châikhâneh est ravi de constater que nous étions déjà ici la veille.

Le Tripylon tire son nom de ses trois entrées. Le hall d’audience de Xerxès est situé au centre de Persépolis. Devant les reliefs qui ornent l’intérieur des escaliers j’ai une pensée pour Arthur Upham Pope (1881-1969). L’archéologue américain et historien de l’art iranien cite : « La splendeur de Persépolis n’est pas la contrepartie accidentelle de la monumentalité et du faste, c’est le produit de la beauté reconnue comme valeur suprême ». Je contemple les somptueuses sculptures des nobles, représentants des Mèdes et des Perses qui se tiennent fraternellement par la main. Les Mèdes sont vêtus de la tenue courte de cavaliers et coiffés du bonnet arrondi des montagnards, les Perses de leur robe d’apparat, certains portent une fleur. Traits sereins de sagesse, chevelures et barbes bouclées, robes et accessoires, tout est d’une finesse infinie. Magnifique.

Sur l’Apadana, nous rencontrons un groupe de filles couvertes de chadors noirs. Belles, traits réguliers, teint clair, yeux en amande souligné d’un trait de khôl, lèvres généreuses, mèches de cheveux qui s’échappent avec une nonchalante élégance du foulard, elles sont avides de contact avec des étrangers. Toutes parlent parfaitement l’anglais, certaines le français. Elles sont étudiantes en architecture, littérature, art. « Qu’est-ce que vous pensez de l’Iran ? » Et des Iraniens ? Quel est votre avis de l’Amérique ? » Quelle est l’opinion de l’Occident sur l’Iran ? Et, en s’adressant à Philippe : « Comment trouvez-vous les filles iraniennes ? » Rires. Philippe répond, le plus sérieusement du monde : « Belles, très belles ». Elles réagissent, remontées : « Mais ce foulard ! » Nous parcourons le site ensemble. La conversation dérive vers la situation politique de leur pays qui, comme il y a deux mille cinq cent ans, n’accorde pas une place éminente aux femmes ; dans l’art achéménide, les présentations féminines étaient interdites ! Après des adieux chaleureux, elles traversent la vaste esplanade de l’Apadana, ombres éthérées qui s’évaporent.

Le soleil baisse. Les bruits s’estompent. La brume s’élève au loin. L’Apadana est l’endroit où la sensation d’être à Persépolis se ressent le plus profondément. Le vide de l’endroit renforce l’impression d’immensité. Les colonnes, certaines robustes, d’autres fines, dégagent une étonnante osmose entre puissance et fragilité. Je m’installe sur une marche d’escalier. Mon regard embrasse les ruines. Il reste si peu, pourtant assez pour comprendre la beauté de la ville cérémoniale à son apogée. Si différente des cités grecques ou les temples égyptiens, Persépolis, synergie de traditions culturelles des peuples anciens du Moyen-Orient, est de conception typiquement persane. Restée longtemps ignorée, cachée des regards étrangers, oubliée et délaissée, Parsa montre une unité qui caractérise l’art achéménide. Plans carrés, colonnes rigoureusement arrangées, volées de marches imposantes, reliefs et ornementation d’une exquise délicatesse. Plus sobre que les reliefs d’Égypte, plus austère que la statuaire grecque, plus pure que le style assyrien. Somptuosité sans prétention.

Une petite brise vient balayer l’esplanade. Un nuage se glisse devant le soleil sur le point de sombrer derrière les montagnes. Les ombres disparaissent. Il est temps de partir. Temps de rendre la ville aux fantômes du passé. Aux âmes errantes de Darius le Grand et de ses Immortels…

© Texte & photos : Annette Rossi.

Image d’en tête : Bas-relief, détail de la scène du trône de Darius Ier. 

Au-delà de l’horizon… Au pays des derviches kurdes.

C’est dans l’ouest de l’Iran, sur la frontière de l’Iraq et au cœur des montagnes désolées de la chaîne du Zagros, que se niche Sanandaj. L’ancienne Sinneh, nommée Sisar au Moyen Age, est appelée en kurde Sene Dij, la « citadelle de Senna ». Le tapis de Senneh, dont les motifs les plus courants sont l’hérati, une composition complexe d’éléments floraux, et le boteh, qui évoque par sa forme une goutte, est célèbre pour son incroyable finesse. Sanandaj est la capitale de la province de Kordestan, seule capitale légitime d’un territoire nommé Kurdistan, et habitée en majorité de Kurdes. La ville possède une importante communauté de derviches soufis et nous avons rendez-vous pour assister à une cérémonie de cette mystérieuse confrérie religieuse musulmane.

 

Au pays des derviches kurdes, Sanandaj, Iran, novembre 2000.

 

La route dessine de grands lacets à travers des paysages qui comptent parmi les plus beaux de l’Iran. S’étendant de la latitude du lac d’Orumieh jusqu’à la région de Persépolis, les monts Zagros, dont le point culminant s’élève à 4548 mètres, séparent le plateau iranien de la plaine mésopotamienne. Nommée Zagros par les Grecs, son nom dérive probablement de « zagreus », signifiant « orageux ». Parmi les montagnes aux cols enneigés se succèdent collines aux formes douces et rochers et pics escarpés. Les monts s’élèvent en plis serrés ou descendent vers des vallées encaissées. Les couleurs sont celles de la terre, allant du jaune au beige et à l’ocre, du rouge au brun en passant par l’ambre et le gris. C’est un pays sauvage. Majestueux et grandiose. Un pays qui reflète le caractère de sa population : les Kurdes, descendants présumés des Mèdes, parlant une langue indo-européenne apparentée au persan. Un peuple généreux et touchant, fidèle à sa culture, ses traditions. Un peuple dans un pays sans frontières au cœur d’une région qui vit sous énorme pression depuis des années. Pendant la guerre entre l’Iran et l’Iraq, qui a duré de 1980 à 1988, sous le motif du désaccord concernant la frontière du Chatt-el-Arab, la province a particulièrement souffert des attaques de l’armée de Saddam Hussein à la fois en raison de sa proximité géographique et de la haine farouche que le rais irakien vouait à la population kurde. Quelques années plus tard, à l’issue de la guerre du Golfe, au printemps 1991, Saddam Hussein réprime sévèrement les populations kurdes provoquant la fuite massive des Kurdes iraquiens vers les pays de la région.

 

 

Au sud du lac d’Orumieh, après la bifurcation de Mahabad, capitale de l’éphémère État kurde en 1946, nous traversons la ville de Saqqez. Le ciel est d’un bleu limpide, la température glaciale. Situé à une altitude de 1493 mètres, c’est l’endroit le plus froid de l’Iran. Surpris par de la musique et un rassemblement de gens, nous nous arrêtons. C’est un mariage kurde ! Nous quittons la voiture et sommes aussitôt entourés. Le père de la mariée, un Kurde moustachu au visage buriné et aux yeux pétillants, nous accueille. Il fait apporter du thé et nous dirige vers le cercle où des danseurs se déplacent avec une lenteur inouïe. Nous sommes entrainés dans le mouvement, serrés les un contre les autres. Les hommes sont vêtus du costume traditionnel ; l’ensemble chalvar, pantalon ample pris à la cheville et chemise blanche, portés avec un pestek, gilet en feutre épais, complété par une écharpe large. Les femmes portent des robes colorées façonnées d’étoffes qui brillent au soleil et des voiles légers et transparents portés avec désinvolture en arrière sur leurs cheveux lâchés. Je me sens noire, noire et triste avec mon manteau et mon foulard sombres.

 

 

Nous sommes pris en photo, filmés, les femmes me touchent, me sourient timidement. Les hommes s’approprient Philippe, lui posent mille questions auxquels il tente de répondre dans un mélange de turc et de kurde, langues qu’il a apprises pendant ses années de guide-conférencier de voyage dans la Turquie orientale et en Kurdistan iraquien lors d’une longue mission humanitaire après la guerre du Golfe. Pour cette famille c’est un honneur d’avoir des étrangers comme invités. Avec regrets, nous nous voyons dans l’obligation de décliner l’invitation de partager le repas car la route jusqu’à Sanandaj est encore longue et les journées sont courtes en cette période de l’année. Les adieux sont chaleureux. Après un grand nombre de courbettes, main droite sur le cœur, et beaucoup de sourires, nous réussissons à nous échapper pour reprendre la route.

 

 

Le paysage devient de plus en plus sauvage. Le soleil se voile, le vent se renforce. Ahmad, notre chauffeur et ami, ancien pilote de chasse, tient stoïquement et fermement le volant de son vénérable Paykan, voiture polluante mais sûre, fleuron de l’industrie automobile iranienne. La route, sans barrière ni démarcation, suit les courbes du relief. Les villages se font rares, seuls quelques bosquets d’arbres trahissent une présence humaine dans les vallées déjà sombrées dans l’ombre. La frontière de l’Iraq n’est plus très loin. À l’horizon quelques sommets enneigés se détachent sur une succession de lignes déchiquetées qui se confond avec le ciel brumeux. L’étrange sensation de s’éloigner à grands pas du monde connu prend possession de nous. De violentes rafales de vent secouent la voiture. La poignante solitude qui émane de ce pays nous étreint.

 

Soudain, au détour d’un virage, Sanandaj apparaît dans les montagnes. Contre toute attente, c’est une grande ville bouillonnante, grouillante de monde. Hommes en costume kurde et femmes couvertes de tchadors aux tons clairs parcourent les trottoirs. Nous sommes attendus par un certain Monsieur Karimi. L’abondante chevelure grisonnante en bataille, la moustache fournie, la silhouette mince, ce petit homme énergique nous fait penser à Einstein. Le dhikr, la cérémonie de derviches, n’aura pas lieu avant minuit et en attendant l’heure, fier de sa ville, il nous en fait la visite complète. Les grandes avenues, les innombrables ronds-points, les immeubles insipides et l’éclairage public parviennent à nous convaincre que Sanandaj est une capitale moderne. Quand la nuit tombe, nous nous retrouvons sur les hauteurs où la ville illuminée s’étend à nos pieds. Et là, entourés de montagnes, dans le noir et enveloppés de silence, Monsieur Karimi déclare solennellement que les robes des femmes kurdes ressemblent à Sanandaj “by night”.

 

Invités à dîner au sein de sa famille nous nous déchaussons avant de monter à l’étage où l’épouse, les deux filles et le fils de Monsieur Karimi nous attendent. Je ramasse les pans de mon manteau et devance les hommes dans la cage d’escalier. En levant le regard, je me fige. Mes yeux s’accrochent sur les trois femmes. Vêtues de robes longues en étoffes brillantes, pailletées ; une rose, une jaune et une blanche, elles rayonnent dans la lumière crue du pallier ! Monsieur Karimi n’a rien dit de trop ! Leurs cheveux lâchés et leur maquillage abondant me font un étrange effet. Perchées sur des sandales dorées à talons hauts, elles me sourient. Je déboule sur le palier. Les femmes font une révérence, me serrent la main, puis m’invitent à quitter manteau et foulard. Sans trace de maquillage, avec mon chignon sévère et mes vêtements sans élégance, en chaussettes par-dessus tout, pour la deuxième fois de la journée, je me sens débraillée, sobre, triste ! J’ai l’impression de ressembler à une femme de ménage fatiguée à la cour du dernier shah…, Cendrillon avant que la marraine apparaisse avec sa baguette magique…

 

Installés dans un salon surchauffé encombré de meubles où un vieux lecteur de cassettes peine à diffuser de la musique, nous sont servi les sucreries de bienvenue ; gâteaux, fruits, brioches, accompagné de chai, thé. S’ensuit le dîner : khoresht, ragout servi avec du riz blanc, albalou polow, plat composé de riz, de poulet et de griottes, sabzi, un plat de fines herbes fraîches, mast o khiar, yaourt au concombre, le tout accompagné du nan, pain. Un véritable festin. La gentillesse et la générosité de cette famille sont touchantes. La discussion, dans un mélange d’anglais, farsi, turc et kurde, porte sur la situation du peuple kurde en Iran où ils bénéficient d’une relative liberté. La langue kurde est officiellement reconnue et les journaux peuvent publier en Kurde, écrite avec l’alphabet arabo-persan. Nous essayons d’en savoir un peu plus au sujet du soufisme tel qu’il est perçu et vécu au Kurdistan iranien, mais aux questions posées les réponses restent vagues. « Vous verrez » ne cesse de répéter Monsieur Karimi. La température monte, l’atmosphère devient suffocante et la musique dérape dramatiquement. Nous avons hâte de partir pour cette fameuse cérémonie des derviches. Enfin, aux alentours de onze heures, la famille Karimi se prépare pour quitter la maison et les trois femmes deviennent des femmes anonymes, en manteau et foulard sombres, comme moi.

 

 

Le soufisme est la quête religieuse, spirituelle, mystique et ascétique de l’islam. Les derviches sont les membres de confréries musulmanes pratiquant des règles mystiques. Ils ont à leur tête un cheik qui les guide sur la voie de la perfection. Leur rite, le dhikr, la commémoration, provoque une rêverie religieuse qui doit mener à l’extase, obtenue par des procédés différents selon les confréries. Le but du dhikr est d’adresser des prières à l’Univers, qui doit permettre aux derviches de se confondre avec Dieu. L’islam ne reconnaît en principe aucun ordre religieux, aucun clergé, aucune hiérarchie spirituelle. Pourtant le mysticisme musulman ou soufisme, selon son terme arabe, existe. Dés le VIIe siècle, des mosquées ou hostelleries désaffectés ou en ruine ont pu servir de refuge à des mystiques solitaires ou à des groupes. Enfin, des établissements furent édifiés dans les villes, surtout à partir du XIe siècle, probablement selon un modèle iranien, le khanagha, terme persan, utilisé dans le monde Indo-Iranien et au Proche-Orient jusqu’en Egypte. À partir du XIIe siècle, le soufisme s’organise en associations admettant l’autorité d’un maître spirituel, pratiquant une discipline et utilisant un rituel commun. Leurs membres se font appelés « derviches » : mot persan qui signifie : « pauvre », « mendiant ». Passé à l’arabe darwis et au turc derviş, il ne désigne plus que les membres de certaines confréries religieuses. Les plus connus sont certainement les Mevlana d’Anatolie ou les derviches tourneurs de Konya, en Turquie. Cette confrérie de cour et aristocratie a été fondée par le cheik de Konya, Mevlana Celaleddin Rumi, en arabe, Djalal al-Dîn Roumî, grand poète mystique mort en 1273 qui était originaire d’Afghanistan. Ses disciples pratiquent une danse tournoyante autour du maître spirituel, le cheik, qui est le pôle, point de convergence du temporel et de l’intemporel. Leur tenue vestimentaire est très significative : le vêtement blanc symbolise la couleur du deuil, leur manteau noir le tombeau, et leur toque la pierre tombale.

 

Après avoir traversé la ville obscure, nous arrivons à la khanagha, la maison des derviches. L’entrée est marquée par une petite tour éclairée. La rue est déserte. Un grincement de porte et nous nous retrouvons dans une cour intérieure. C’est ici que nous devons nous séparer. Le dhikr peut être célébré par les hommes comme par les femmes mais ceci lors de cérémonies séparées. Ce soir c’est au tour des hommes. Je me rends donc à l’étage supérieur ou je me retrouve en compagnie d’une quinzaine de femmes de tous âges tandis que Philippe et Ahmad sont accueillis dans un vestibule par le cheikh, le maître de cérémonie. Monsieur Karimi fait les présentations après quoi le cheikh les invite à entrer dans la pièce principale. Les derviches membres de la confrérie, tous vêtus du costume kurde, se tiennent en tailleur sur les tapis qui couvrent toute la surface de la salle. L’atmosphère est détendue. Les hommes bavardent et plaisantent discrètement en fumant et en buvant le thé. Philippe et Ahmad sont accueillis avec enthousiasme et ils acceptent le thé qu’un jeune garçon leur apporte. Puis, les uns après les autres, les derviches quittent leurs turbans, dévoilant leurs longues chevelures. Certains commencent à accomplir des prosternations rituelles ou à réciter une prière, d’autres sont déjà plongés dans une méditation. La dévotion est profonde. Une perception d’attente plane dans l’air. Lorsque le cheikh décide que le dhikr peut débuter, les lieux s’emplissent d’un silence insolite.

 

Les chanteurs et les percussionnistes se tiennent un peu à l’écart. Les derviches se regroupent pour former un cercle suivant un protocole bien défini. À genoux, serrés les uns contres les autres, ils commencent à psalmodier leurs litanies, en l’occurrence la répétition du nom d’Allah et la profession de foi musulmane « La Ilah illa Allah », « il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu ». Ils se balancent sur la cadence donnée par le tambour, de plus en plus vite, de plus en plus fort. L’atmosphère semble irréelle. Soudain, les derviches se relèvent. Ils se tiennent par la main et se laissent emporter par le rythme des percussions. Leurs mouvements deviennent plus rapides. Ils balancent le torse vigoureusement de haut en bas, leurs longs cheveux fendent l’air. Leur vision est concentrée uniquement dans ce cercle qui est devenu leur univers et leur support pour entrer en transe. La scène est impressionnante. Le rythme du tambour s’accélère. L’intensité que prend le dhikr est envoûtante, même pour Philippe et Ahmad, habituellement très terre-à-terre. Les deux hommes se sentent comme ensorcelés par cette manifestation de foi et cette quête pour l’extase.

 

 

Installée sur d’épais tapis à l’étage supérieur, je me berce dans l’attention que me portent les femmes. Toutes communiquent avec gestes, sourires et quelques mots, des verres de thé sont apportés. Soudain résonnent la musique et les chants : envoûtants. Comprenant ma curiosité, elles tentent de m’expliquer le déroulement du dhikr. Puis, à l’instant où la musique atteint une nouvelle intensité, apparaît Monsieur Karimi. Il vient me chercher en m’offrant une séance de voyeurisme. Si la situation n’était pas si captivante, elle serait comique. Dans la cour, accroupie, le front collé contre la vitre d’une fenêtre près du sol, je regarde, intriguée, les hommes évoluer en cercle en se tenant la main en hurlant des versets religieux, leurs longs cheveux suivant le mouvement de leurs têtes. Dans un coin j’aperçois Philippe et Ahmad. Envahie par le froid, courbatue par la position inconfortable, je ne parviens pas à quitter des yeux le spectacle insolite qui se déroule de l’autre côté de la vitre. La musique va crescendo. Je suis fascinée.

 

Les percussions continuent à scander les mouvements et une nouvelle impulsion s’empare des derviches. Leurs gestes deviennent saccadés, des cris retentissent. Puis, brusquement, l’ensemble se désagrège, chacun s’exprime à sa manière. Un cri spontané, une lamentation. Quelqu’un hurle. Un homme se place au centre. Ont-t-ils atteint l’extase ? Les tambours cessent. Le silence est aussi intense que le fut la musique. Les derviches ont du mal à assimiler le calme qui est revenu. Leur respiration saccadée emplit la pièce et finalement c’est le chant lent et poignant du cheikh qui adoucit les esprits.

 

Une heure s’est écoulée. Le temps qu’il a fallu pour que les derviches reviennent sur terre. Pour certains, plein d’énergie et d’enthousiasme, ce fut l’occasion de discuter avec les étrangers, d’autres, encore sous l’emprise du dhikr se sont isolés, épuisés comme drogués. La pièce est remplie de l’odeur du tabac et du thé parfumé. Finalement, les derviches, les uns après les autres, remettent leur turban, se vêtissent de leurs manteaux et quittent la khanagha. Après avoir fait mes adieux aux femmes, encore sous l’emprise de ce dont j’ai été témoin, je retrouve Philippe, Ahmad et Monsieur Karimi dans la cour. Nous sommes tous épuisés. La nuit vit ses heures les plus sombres : il est près de trois heures du matin. Monsieur Karimi nous ouvre le portail, la lumière dans la tourelle est éteinte. Une lune gibbeuse éclaire faiblement la rue. L’air est glacial. La ville est déserte et calme, mais combien de derviches ont célébré leur rite dans le secret cette nuit ? Et combien d’entre eux ont atteint l’ultime extase ? De retour à l’hôtel Ahmad, toujours aussi pragmatique, nous annonce sèchement qu’une autre fois, il ira se coucher tôt au lieu d’aller au « derviche show »… Pour nous, l’expérience était à la hauteur de l’affrontement de ce pays passionnant qu’est le Kurdistan…

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

Image d’en tête : Les monts Zagros.