Au-delà de l’horizon… Le toit de l’Éthiopie.

À travers les sublimes panoramas des massifs du Simien et de Tselemti serpente une route considérée comme l’une des plus dangereuses du monde. Construite par les Italiens pendant la Deuxième guerre mondiale aux prix d’efforts surhumains, elle causa la perte de nombreux Italiens et d’Éthiopiens. Le toit de l’Éthiopie. De Gondar à Axoum, cette route, qui n’est en fait qu’une piste, est celle de la démesure. Lignes droites sur des crêtes effilées, enchainements d’innombrables virages en épingles à cheveux, descentes vertigineuses, montées pénibles, traversées de rivières, passages de plateaux ponctués de villages perdus au bout du monde. Sommets fantastiques, falaises abyssales, aiguilles déchiquetées, pentes densément boisées, vallées verdoyantes, rivières puissantes. La route, actuellement et depuis quelques années déjà en reconstruction, est aussi une alternance de zones de terrassement, tracées de pistes et de monticules de gros blocs de pierre. Une route de l’impossible. Une route cahoteuse, poussiéreuse. Une route sans fin. Une route à couper le souffle.

 

Le toit de l’Éthiopie, Highway Number 3, Éthiopie, novembre 2012.

 

Nous quittons Gondar à six heures du matin. Il fait encore nuit. L’air est frais, presque froid. La ville est déjà réveillée. Une foule de gens emmitouflées dans le gabi ou le chamma arpente les rues. Quelques échoppes sont déjà ouvertes. Des cafetières chauffent sur des feux ouverts envoyant d’épais nuages de fumée dans l’air nocturne. Les silhouettes austères des châteaux se dressent aux dessus des remparts. Soudain, plus personne, la route est déserte. Gondar est derrière nous, le « highway number 3 » nous attend.

 

 

Nous prenons la direction du nord. À l’horizon le ciel s’éclaircit, puis, brusquement, le soleil se lève. Les paysages se perdent dans l’immensité des hauts plateaux marqués par de majestueux acacias abyssinica. Nous traversons des villages animés bordés d’eucalyptus. La moisson est terminée et le foulage de blé en cours. Beaucoup de monde marche au bord de la route. Des bergers, drapés de gabis blancs, bâton sur les épaules, dirigent le bétail vers les pâturages. Hommes, femmes et enfants portant sur la tête sacs, paniers et paquets ou portant sur le dos de lourds fagots de bois avancent d’un pas déterminé. Les écoliers, qui doivent parfois parcourir des dizaines de kilomètres, sont des serpentins de couleurs spécifiques pour chaque école ; rose, bleu, violet, au fil des kilomètres. Le spectacle des déplacements incessants de ces silhouettes frêles, le plus souvent pieds nus, gabi ou chamma sur les épaules, porté sur la tête ou noué autour de la taille, est l’image même des hauts plateaux abyssiniens.

 

 

La route passe sur une crête. En contrebas, des deux côtés, quelques pics et aiguilles dominent des vallées boisées encore dans l’ombre. Un voile flotte entre les sommets. Paysage fantomatique. La route étant asphaltée nous avançons bien et arrivons à Debark à huit heures. Nous nous y arrêtons pour boire un café. La petite ville d’où partent les expéditions pour les montagnes de Simien est située à 3200 mètres d’altitude et l’air est vif. C’est également un centre caravanier situé entre le pays amhara et le Tigré.

 

 

La rue principale, boueuse, est bordée de petites échoppes. Enfants et adolescents jouent au baby-foot. Philippe, entouré d’Éthiopiens, se démarque vraiment comme « faranji », appellation donnée en Éthiopie à l’étranger, blanc en particulier. Grimpant contre les collines s’entassent des maisons aux toits en tôle ondulé dominées par une mosquée au minaret trapu. Le soleil cru de haute montagne baigne l’endroit dans une lumière blanche. Il règne une atmosphère de « Far West » un peu irréelle.

 

 

Nous quittons Debark une demi heure plus tard. Fin de l’asphalte. Les prochains deux cents kilomètres s’effectueront sur la piste. Après avoir passé le col de Wolkafit à 2900 mètres d’altitude, nous entamons la fameuse route de Limalimo : une descente vertigineuse taillée dans les parois du mont du même nom. La piste est mauvaise et les virages en épingle à cheveux sans fin. Ermias, notre chauffeur, stoïque, ralentit la cadence de notre vieux minibus et aborde chaque virage avec prudence. Il contourne habilement les trous profonds creusés par les camions et les éboulements.

 

 

Le regard porte sur l’amphithéâtre du Simien et du Tselemti. Les paysages dominés par les hauts sommets sont somptueux. La route sinue entre crêtes et coteaux. Les panneaux triangulaires indiquant une pente sont nombreux mais ne mentionnent jamais le degré d’inclinaison. C’est mieux ainsi !

 

 

Nous traversons le village de Dib Bahir, puis, enfin, après une dénivellation de presque deux mille mètres, nous atteignons une vallée étroite située à une altitude de 1300 mètres au pied du haut plateau de Debark. Nous traversons la rivière Zarima qui coule au fond de cette vallée sur un lit de galets. Le village du même nom s’étale le long des berges. Le soleil est haut dans le ciel et l’eau scintille. Dans « Voyage en Abyssinie, dans le pays des Galla, de Choa et d’Ifat 1835-1837 », par MM. Ed. Combes et M. Tamisier, les auteurs mentionnent le marché de Douro-Guubia, marché des poules, « ainsi nommé parce que la volaille y afflue » qui se tient tous les samedis sur la rive droite de la Zarima.

 

 

Nous entamons une montée interminable le long des parois vertigineuses. Ce tronçon est en très mauvais état, notre minibus a parfois du mal à passer les virages, mais les paysages sont à couper le souffle. Aiguilles effilées et mamelons bombés, précipices abrupts et abîmes sans fond. Nous contournons un village blotti au pied d’une montagne en forme de dent de requin. Au loin, quelques hameaux isolés entourés de champs en terrasse. Un habitat traditionnel et une agriculture archaïque. Au loin nous apercevons les sommets déchiquetés des hautes montagnes du parc national du Simien. Le mot semien signifie « nord » en amharique, mais « sud » en guèze, langue ancestrale, probablement par rapport à sa situation à la ville d’Axoum. Dans l’ouvrage du IVe siècle Monumentum Adulitanum, les monts Simien sont décrits comme « des montagnes inaccessibles couverte de neige couvrant les soldats jusqu’aux genoux ». Faits également constatés par le jésuité du XVIIe siècle Jeronimo Lobo et l’explorateur du XIXe siècle Henry Salt. C’est l’un des rares endroits en Afrique où il neige régulièrement.

 

 

La route semble interminable, Nous ne comptons pas les kilomètres parcourus mais les cent mètres. De temps à autre, sortant d’on ne sait où, des enfants accourent vers nous en hurlant « highland, highland ». « Highland » étant le nom de la plus célèbre marque de l’eau minérale en bouteille, c’est la référence pour demander nos bouteilles vides, que nous leur abandonnons, remerciés par des sourires et des gestes d’adieu.

 

 

Vers midi, nous arrivons à Adi Arkay, « pays de bambou ». Nous avons roulé trois heures et demie pour couvrir une distance d’environ quatre-vingt dix kilomètres. C’est ici que nous quittons le pays amhara et pénétrons dans le Tigré. Nous nous installons à une table sur le trottoir, entourés de veaux, de chèvres, de villageois curieux et d’enfants qui nous dévisagent avec espoir. Philippe et moi nous contentons de commander un Coca-Cola et de manger le pain d’épices et les bananes emportés sur les recommandations d’Ermias, qui, lui, mange avec goût un injera servi avec des garnitures diverses et le wots, sauce à base de tomate et de piment. Les restes du repas sont vite récupérés par les enfants qui se sauvent aussitôt. Adi Arkay est un gros bourg habité par des éleveurs de bétail et la rue principale est parcourue par des troupeaux, les bêtes ayant une priorité absolue sur les véhicules, rares. Ermias termine son injera et demande l’addition. Nous reprenons la route dans la chaleur.

 

 

À l’horizon se dessine la silhouette du Ras Dashan. Avec 4 550 mètres d’altitude, c’est le point culminant de l’Éthiopie et des monts Simien. Ras Dashan, en amharique, signifie le « général qui a combattu en face de l’empereur ». La montagne est constituée de neuf cimes distinctes. Elle est séparée du mont Biuat, 4510 mètres, par une gorge profonde, la vallée de la rivière Meshaha. Selon Erik Nilsen, Ras Dashan est le sommet du rebord oriental d’une énorme caldera dont les pentes nord sont entaillées de nombreux ravins qui rejoignent la rivière Tekkeze. De nos jours, il n’existe plus aucune activité volcanique mais la montagne est principalement composée de basalte. « Comme j’aimerais escalader ces parois », soupire Philippe. Il scrute les magnifiques parois qui s’élancent à la verticale, immenses tours de pierre, prétentieuses de puissance et de grandeur, robustes et austères. Au premier plan s’étendent des cultures en terrasses, bien vertes. De gros nuages noirs se sont accumulés dans le ciel, dramatisant davantage l’impression que donne ce spectacle.

 

 

Nous avançons. La piste est moins chaotique pendant quelques kilomètres, puis un important chantier nous ralentit de nouveau. Nous devons nous arrêter régulièrement pour laisser passer le ballet incessant des camions et des bulldozers qui charrient des tonnes de pierre. Parfois les tractopelles nous ouvrent la voie. Ermias manœuvre son minibus au milieu de ce chaos dans un nuage de poussière. Notre véhicule menace de rester coincé dans une côte pas encore stabilisée. La terre est rouge vif. Cramponnée sur ma banquette, je suis balancée dans tous les sens. J’ai l’impression que tous mes organes ont changé de place ! La poussière pénètre partout. Nous traversons quelques villages perdus au milieu de nulle part. Le ciel se voile sous la chaleur en dépit de l’altitude. Les perspectives se perdent dans les ocres fanées, les rouges pâles et les verts tendres.

 

 

La route en lacet continue de monter et de descendre entre le massif du Tselemti et les sommets tabulaires, les tours et les aiguilles du massif d’Awasa, paysage tourmenté à perte de vue. Enfin nous apercevons, loin en contrebas, le linteau brillant du Tekkeze. Fleuve sacré de l’ancien empire d’Axoum, il prend sa source dans la région de Lalibela avant de sillonner les hauts plateaux au fond d’une vallée bordée de baobabs et d’arbres à encens et se jette dans le Nil au nord de Khartoum. Nous entamons la descente dans les gorges de la rivière, minérales et arides. La piste, creusée dans le flanc de la montagne, est étroite et glissante. Nous apercevons des arbres à encens. Un singe se faufile. La température grimpe. De 1450 mètres d’altitude nous arrivons à 850 mètres, au niveau de la rivière que nous longeons. Pour la première fois depuis notre arrivée en Éthiopie nous plongeons sous les 1000 mètres. Le paysage est plus sec. De majestueux baobabs découpent le ciel de leurs branches irrégulières.

 

 

À trois heures moins le quart nous traversons le Tekkeze sur un pont reconstruit en 1993 après la destruction, pendant la guerre civile, du pont métallique érigé par les Italiens en 1937. Sur la rive opposée quelques échoppes vendent café, eau et fruits. Des enfants, vêtus de loques, les visages sales et les yeux curieux accourent. Nous échangeons sourires et poignées de main mais ne trainons pas.

 

 

La montée de la gorge est effrayante. La piste, encaissée entre de hautes parois dénudées, nous fait penser à la Karakoram Highway entre la Chine et le Pakistan. La chaleur est pénible et les travaux en cours soulèvent d’épais nuages de poussière. De grosses pierres jonchent la chaussée. Nous sommes secoués comme des pruniers et je m’agrippe désespérément au siège d’Ermias devant moi. Un ouvrier nous fait signe de boire et nous lui jetons notre dernière bouteille d’eau. Les conditions de travail sont épouvantables. Les virages serrés et raides continuent sur une dénivellation de mille mètres. Ernias brûle les dernières ressources de notre minibus pour parvenir au plateau. Immédiatement, le paysage est plat. Le calme arrive si brusquement que j’ai l’impression que nous sommes arrêtés.

 

 

La piste qui traverse le gros bourg d’Indabaguna, situé à 1830 mètres d’altitude, est rouge. Elle tranche avec les maisons colorées la bordant. Nous pouvons rouler plus vite et traversons plusieurs villages. Ici, les maisons ne sont plus en torchis mais en pierres de taille. Par ci et par là nous apercevons les épaves de tanks abandonnées ici en 1991 après d’âpres affrontements qui opposèrent les rebelles du Front de Libération du Tigré et les troupes gouvernementales. À une dizaine de kilomètres avant la ville de Shire nous effectuons un dernier long détour sur le bas côté de la piste, en cours de goudronnage, avant de retrouver définitivement l’asphalte. Quel luxe !

 

La plaine d’Enda Sélassié, « Maison de la Trinité » en tigrigna, s’étire à perte de vue. Bien que très rocailleuse, chaque parcelle de cette terre est exploitée. La chaussée est une bande noire dans un univers pastel. La population anime les bords des routes. Les troupeaux de petites chèvres nerveuses et de vaches habillées de belles robes et couronnées de cornes bien dressées comme sur les images de la déesse Hathor sur les fresques égyptiennes s’égrainent derrière leurs bergers.

 

 

Les femmes portent les cheveux tressés vers l’arrière laissant une touffe libre dans la nuque. Elles accompagnent de petites caravanes d’ânes portant des bidons jaunes remplis d’eau. Pour la première fois depuis notre arrivée en Éthiopie, nous croisons des dromadaires. À l’horizon surgissent quelques cônes. Étranges formations rocheuses dans ce paysage immuable.

 

 

La lumière baisse. Quelques nuages blancs flottent dans le ciel. Nous traversons le col Af Gaga, 2044 mètres. Axoum n’est plus très loin. Je regarde ma montre. Il est presque six heures de l’après midi. La journée a été longue. Douze heures pour parcourir trois cent cinquante kilomètres. Je suis secouée, poussiéreuse, mais, étrangement, pas fatiguée. Car tout au long de cette route la beauté du haut plateau abyssinien s’est dévoilée. Au fils des virages, le long des précipices, à chaque détour d’une colline, des panoramas somptueux se sont offerts. Un ensemble confus d’une multitude d’images du highway number 3 défilent dans mon esprit. Sommets impassibles, plaines éternelles. Autant de grandeur, autant de force qui émane de ce pays. Ermias désigne les premières maisons d’Axoum. Je soupire. Nous sommes arrivés au terme de ce périple improbable. Le soleil sombre derrière les montagnes.

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

 Image d’en tête : Les monts Simien et le Ras Dashan, 4550 mètres.

 

Au-delà de l’horizon… Rois, reines, empereurs et le duce.

Menelik, fils de la reine de Saba et de Salomon, roi de Juda, répond à son père à sa demande de demeurer auprès de lui : « Les montagnes du pays de ma mère sont mieux pour moi. » Entourée de savanes et de déserts torrides s’élève une forteresse de hauts plateaux verdoyants dominés par des sommets de plus de quatre mille mètres traversés par de puissantes rivières. Au centre de ce paradis sur terre s’établit le glorieux royaume d’Axoum. La « Terre des Dieux », selon des textes hiéroglyphiques égyptiens du VIIIe siècle avant notre ère, regorge d’ivoire, d’or, d’encens et de myrrhe. Situé sur le plateau d’Abyssinie dans le nord-est de la Corne d’Afrique, près de la frontière avec l’Érythrée, Axoum est le cœur de l’Éthiopie antique, cité de la fascinante reine de Saba, héritière des monumentales stèles, berceau de l’orthodoxie éthiopienne, gardienne de l’Arche d’alliance. Mystères, secrets, vérités, royauté et divinité, à Axoum se confondent légende et réalité.

 

Rois, reines, empereurs et le duce, Axoum II, Éthiopie, octobre 2013.

 

Moins d’une année après notre dernière visite nous sommes de retour à Axoum après avoir parcouru une grande partie du nord du pays en compagnie de Yohannes et Ermias. Nous avions rencontré les deux jeunes Éthiopiens l’année précédente et nous nous étions liés d’une étroite amitié. La joie de se retrouver fut réciproque et nous venons de partager douze jours pleins de complicité. À Axoum, le crépuscule s’est installé et il fait frais. La ville semble étrangement calme. Nous l’avons connu en pleine effervescence prise d’assaut par des dizaines de milliers de pèlerins à l’occasion de la fête de Hidar Sion, la fête de Marie et l’Arche d’alliance, qui se déroule chaque année fin novembre. Aujourd’hui, les rues sont désertes, peu de lumière perce l’obscurité et une petite pluie chasse les derniers courageux à l’intérieur des maisons. Nous nous installons au Sabean Hotel, le tout dernier hôtel « de luxe » d’Axoum. Les deux premières chambres que nous visitons sont inondées. Nous prenons donc la troisième qui ne s’inondera qu’après avoir pris une douche.

 

Dès le IIe millénaire, et jusqu’au IVe siècle de notre ère, l’Éthiopie est une zone d’immigration pour les peuples venant de l’ouest du Yémen, associés à la culture sabéenne. Le nom d’Axoum apparaît pour la première fois au Ier siècle après Jésus-Christ, dans le « Périple de la Mer érythréenne », mais la ville est née plusieurs siècles avant notre ère comme capitale d’un État qui commerçait avec la Grèce, l’Égypte et l’Asie. L’Éthiopie antique était connue des Egyptiens sous les noms de « pays de Pount » ou de « Terre des Dieux », car le pays avait donné naissance à leurs dieux. Ces dénominations englobaient les régions productrices d’encens qui s’étendaient entre l’Afrique orientale et le sud de l’Arabie, l’Arabie heureuse, sur les deux rives de la mer Rouge. Avec sa flotte qui commerçait jusqu’à Ceylan, Axoum devint plus tard le principal pouvoir entre l’Empire romain et la Perse et contrôla un temps certaines zones de l’Arabie du Sud. La ville, considérée comme le cœur de l’ancienne Abyssinie, Habasha, de la racine sémite hebeshe signifiant « mélangé », ou Éthiopie, « pays des hommes brûlés » en grec, donna son nom au royaume qui s’étendit alors à toute cette région. Au IIIe siècle le prophète mésopotamien Mani cite le royaume parmi les quatre plus importantes puissances au monde. Dans le courant du IVe siècle, Axoum est à l’apogée de son développement territorial, et son royaume englobe le sud de l’Égypte, la partie orientale du golfe d’Aden, le sud du cours de l’Omo et, à l’ouest, le royaume koushite de Méroé. On parle de cités mystérieuses, de richesses fabuleuses.

 

Le temps est magnifique. Le ciel est bleu et l’air frais. Un tuc-tuc nous emmène au May Hedja, le champ de stèles. Vestiges de l’âge d’or d’Axoum, ces monolithes sculptés ornent les sépultures des rois, des princes et des nobles, dont ils attestent l’autorité et le prestige. Dans ces caveaux et cryptes règne une atmosphère un peu mystérieuse entre ombre et lumière. Le champ funéraire d’Axoum compte une centaine de stèles donc sept de taille impressionnante, fleurons architecturaux du pays. Le site a été inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 1980. La stèle « numéro 1 », la plus haute, trente-trois mètres, d’un poids de quatre cent tonnes, s’est effondrée lors de son érection, ou peu après. La « numéro 3 » est dédiée au roi Ezana. Mais elle penchait dangereusement à cause de fondations insuffisantes et de séismes, et a été consolidée. La « numéro 2 », appelée simplement « stèle d’Axoum », a connu une histoire mouvementée, étroitement liée à la colonisation du pays par l’Italie.

 

 

À la fin du XIXe siècle l’Italie s’est résolue à se lancer dans l’aventure coloniale dans le sillage de la France et du Royaume-Uni. Le jeune royaume jette son dévolu sur l’un des derniers états indépendants du continent africain, le mythique Empire d’Éthiopie qu’il espère soumettre à partir de sa colonie d’Erythrée. Le 1er mars 1896, un corps expéditionnaire de trente cinq mille soldats, bien entrainé et puissamment armé, affronte les tribus éthiopiennes dans le nord du pays. Profitant du relief accidenté de la région montagneuse d’Adoua, le negusse negest Menelik II remporte une écrasante victoire sur les envahisseurs. Cette lourde défaite face à un ennemi farouche qu’il avait fatalement sous estimé, signe la fin de la campagne militaire italienne engagée en Abyssinie quelques mois auparavant. C’est la seule et unique fois dans l’histoire qu’une armée européenne est défaite par des Africains. Cette bataille, la « honte d’Adoua » reste sur la conscience collective des Italiens et particulièrement du mouvement fasciste.

 

Pendant des décennies, la défaite d’Adoua marquera profondément les esprits en Italie, engendrant rancœur et sentiment d’humiliation. Au début des années 1930, Mussolini, déjà maître de la Libye et de la Somalie, est décidé de prendre une revanche sur les Éthiopiens. Son objectif est de fonder l’Africa Orientale Italiana, pendant italien des empires français et britanniques. En octobre 1935, sous le prétexte d’un différend sur le tracé des frontières, il lance ses troupes à la conquête de l’ancienne Abyssinie avec laquelle l’Italie avait pourtant signé un traité d’amitié en 1928. À la Société des Nations, organisation dont l’Éthiopie est membre depuis 1923, l’empereur Hailé Sélassié dénonce vainement cette agression. Sept mois et des centaines de milliers de morts plus tard suite à l’utilisation massive de gaz moutarde et d’armes chimiques, l’Italie scelle une victoire militaire incontestable. L’invasion et la défaite du plus ancien royaume souverain d’Afrique, jusqu’alors jamais colonisé, sont une rupture majeure dans l’histoire linéaire du pays. Quarante ans après l’humiliation d’Adoua, l’Italie tient sa revanche.

 

Mussolini entend identifier son régime avec la puissance et la grandeur de la Rome antique et il décide de renouer avec la pratique des empereurs romains qui, de retour de leurs expéditions guerrières, exposaient dans la capitale des trésors arrachés à l’ennemi. La mission archéologique italienne chargée de répondre sans délai aux convoitises du duce se rend à Axoum où subsistent les majestueuses stèles de l’ancienne capitale du royaume d’Abyssinie. La plus belle d’entre elles, en granite, gravée sur ses quatre côtés, d’une hauteur de vingt-quatre mètres et d’un poids de plus de cent cinquante tonnes, gît à terre depuis douze siècles, fragmenté en cinq morceaux. C’est cette stèle qui sera choisie pour être acheminée vers Rome. Après avoir parcouru quatre cent kilomètres de piste, elle arrive au port de Massaoua et embarque sur le vapeur Caffaro en direction de Naples le 22 octobre 1937. De là, le butin est convoyé à Rome et symboliquement érigé devant les bâtiments du Ministère des Colonies. Le monument est inauguré le 31 octobre 1937 pour célébrer la naissance officielle de l’Afrique orientale italienne.

 

 

En 1941, l’Éthiopie est libéré par les Britanniques. Le régime fasciste tombe deux ans plus tard. Hailé Sélassié est rétabli sur son trône et la démocratie réinstaurée. Un traité de paix est signé en 1947 sous l’égide de l’ONU. Ce texte stipule que l’Italie « dispose de dix-huit mois pour restituer tous les biens et œuvres d’art pillés durant la guerre ». Pourtant, il faudra attendre 1997 pour que l’Italie et l’Éthiopie signent un accord sur la restitution de la stèle. Mais la réticence italienne et le conflit frontalier entre l’Éthiopie et l’Érythrée vont compromettre pendant plusieurs années l’opération. En 2002, Silvio Berlusconi, alors ministre de la culture, décide de la restitution effective par l’Italie des œuvres d’art et trésors culturels arrachés à ses anciennes possessions coloniales. La splendide stèle est finalement rendue à l’Éthiopie en 2005. Trois blocs massifs de granite gravé, pesant chacun entre trente-sept et cinquante-sept tonnes, ont voyagé à bord d’un Antonov de Rome jusqu’à Axoum. Acheminés en camion jusqu’au champ de stèles, ils ont été salués tout au long de leur parcours par des scènes de joie populaire. En octobre 2005, les gouvernements italiens et éthiopiens ont sollicité l’appui de l’UNESCO afin de diriger la difficile entreprise de la réinstallation de la stèle in situ.

 

Nous flânons dans le jardin, impressionnés de nouveau par ces monumentales stèles. Je m’assied sur un bloc de granite pris d’assaut par des herbes folles et me gratte vigoureusement les jambes. Les puces, cette année, juste après la saison des pluies, ont eu raison de moi et je n’ai pas pu échapper à leur voracité. Mon regard croise celui de Philippe et de Yohannes. Les deux hommes se moquent de moi et je fais la grimace.

 

Un petit café situé au fond du jardin sert le buna, café, dans la pure tradition éthiopienne selon un rituel particulier. Le chefie, herbe fraichement coupée, est répandue sur le sol et l’encens diffuse un parfum délicat rivalisant avec celui des grains de café grillés. Pour chaque commande le café est torréfié sur un brasero. Notre hôtesse nous présente la petite poêle pour apprécier les arômes. Les grains sont ensuite pilés puis infusés dans une cafetière en terre cuite. Le nectar est versé dans de petites coupes en porcelaine et servi accompagné de popcorn. Deux belles jeunes femmes gèrent ce petit commerce que le gouvernement encourage pour stimuler l’indépendance des femmes.

 

 

En sirotant mon café, je pense à ce royaume qui a laissé de tels vestiges, témoins palpables d’une grande puissance dont l’essor a perduré tout au long du premier millénaire de notre ère. Axoum, capitale d’un empire prestigieux et foyer du christianisme. J’ai du mal à imaginer la grandeur ancestrale de la ville. Pourtant au IIIe siècle le prophète mésopotamien Mani cite le royaume parmi les quatre plus importantes puissances au monde : « II y a en ce monde quatre grands royaumes. Le premier est celui de Babylone et de la Perse. Le deuxième est le royaume des Romains. Le troisième est celui des Axoumites. Le quatrième est le royaume de Silis ».

 

Mille huit cents ans plus tard, la ville, dans la lumière crue d’un soleil haut dans le ciel, semble insignifiante et les stèles à elles seules ne satisfont pas mon imagination. Les rues sont bordées de maisons délabrées, de boutiques poussiéreuses, quelques immeubles bas aux murs lézardés et de petits bâtiments en construction qui semblent abandonnés. Le calme règne, il y a peu de monde. L’année dernière, habitée par la foule drapée de blanc, la musique, les chants, les flammes des bougies, le clergé vêtu d’aubes immaculées et de toges somptueuses, la fervente dévotion, les croix étincelantes, Axoum faisait renaître les temps bibliques. La force de l’Arche d’alliance rayonnait sur les lieux. Aujourd’hui ce n’est qu’une petite ville assoupie qui s’appuie sur son passée prestigieux. Mais, comme souvent, ce n’est pas ce qui capte l’œil qui frappe, mais ce qui gît sous la surface…

 

 

Car c’est ici qu’est gardée la mystérieuse Arche d’alliance, le coffre contenant les Tables de la loi. L’Arche, transmise par Moïse aux Hébreux à la sortie de l’Égypte, conduite à Jérusalem par le roi David et déposée dans le saint des saints du Temple par son fils Salomon. L’Arche, dérobée par Menelik, fils de ce même Salomon et de la reine de Saba, selon la volonté de Dieu, et sauvegardée dans un monastère sur une île du lac Tana. « L’Éthiopie se réjouit de l’arrivée de l’arche de l’alliance et de l’élection du peuple de Saba, par le Dieu d’Israël. L’Arche de l’alliance fut appelée Sion mezgeba Axoum, Sion trésor d’Axoum ». Extrait du Kebra Nagast, « Gloire des Rois ». L’Arche d’alliance qui, à l’aube de la christianisation de l’Abyssinie, s’avère un atout significatif pour convaincre les Éthiopiens qu’ils sont, selon le mythe salomonien, le Peuple élu sur une Terre sainte.

 

Le christianisme fait son apparition en Éthiopie au début du IVe siècle avec l’arrivée de Frumentius et Aedesius, deux jeunes gens de Tyr, d’origine syrienne et de culture grecque. Leur navire attaqué, ou naufragé, ils sont réduits en esclavage et conduits au roi d’Axoum. Grâce à leur intelligence, ils sont chargés de fonctions cléricales à la cour. Après la mort du roi, affranchis, la reine mère les prie de rester auprès d’elle et nomme Frumentius précepteur de son fils Ezana. Arrivés à leur majorité, Ezana son frère jumeau Sezana se convertissent et le christianisme devient religion d’état. Les frères rois seront désormais connus sous les noms Abreha, « il a illuminé » et Atsbeha, « il a apporté l’aube ». La monnaie d’Axoum, jusque là frappée du croissant et l’étoile, adopte la symbolique de la croix. Frumentius et Aedesius quittent le pays. Aedesius regagne Tyr mais son frère s’arrête à Alexandrie et raconte ses périples au patriarche Athanase. Ordonné évêque, Frumentius retourne à Axoum plaçant l’Église éthiopienne sous l’autorité de l’Église copte d’Égypte. Il se voit accorder les noms Abba Salama, « Père de paix », et Kassate Berhan, « Révélateur de lumière ». Son retour vers l’Éthiopie est prouvé par une lettre de l’empereur byzantin Constantin écrite en 356 à ses « précieux frères, Ezana et Sezana, dirigeants d’Axoum », dans laquelle il évoque la présence à Axoum de Frumentius. À Axoum est construite la première église dédiée à sainte Marie de Sion et, selon la légende, l’Arche d’alliance y fut placée.

 

 

Considérée comme la principale église éthiopienne, gardienne de l’Arche d’alliance, l’église Saint-Marie-de Sion était le lieu traditionnel où se déroulait le couronnement du negusse negest, le roi des rois, d’Éthiopie. Edmond Combes, dans son « Voyage en Abyssinie, dans le pays des Galla, de Choa et d’Ifat 1835-1837 », décrit les cérémonies usitées au couronnement des anciens souverains. « Le jour du sacre, le roi, monté sur un cheval blanc magnifiquement harnaché, se dirige vers l’église d’Axoum. Il était suivi du grand prêtre, gardien du livre de la loi. Après lui venaient les oumbares, juges suprêmes, l’abouna et l’etchégué à la tête du clergé : on voyait ensuite s’avancer les courtisans, les gouverneurs et les officiers en sous-ordre. Les soldats qui encombraient la place qui précède l’église se livraient à des jeux bruyants ; on entendait résonner une musique sauvage interrompue souvent par le bourdonnement des négarits, énormes timbales en peau d’âne. Après avoir brisé d’un coup de sabre un cordon de soie tendu par les jeunes filles des premières familles qui semblent vouloir s’opposer à son passage, le roi descendait de cheval et recevait sur sa tète l’huile sacrée dont il imbibait ses cheveux crépus. Un casque d’or et d’argent, surmonté d’une sphère en verre, lui servait de couronne : lorsqu’on l’avait posé sur son front, il allait s’asseoir sur le trône ; et, un instant après, il montait les gradins qui conduisaient à l’église afin d’assister à la célébration du service divin. La messe terminée, le nouveau roi se tournait vers le peuple, la couronne en tète, et tous se prosternaient la face contre terre : la majesté royale venait d’être relevée, aux yeux des spectateurs, par la cérémonie qui venait de s’accomplir. Dès que le roi sortait de l’église, il ôtait sa couronne et ceignait son front d’un diadème de mousseline blanche dont les deux bouts flottaient en arrière. Les environs d’Axoum étaient couverts de tentes, les bœufs étaient immolés par milliers, et l’hydromel ruisselait pendant les quinze jours que duraient les fêtes publiques. Le roi recevait et distribuait des présents magnifiques. Les frais du couronnement s’élevaient à plus d’un million. Les souverains d’Abyssinie étaient alors plus magnifiques et plus puissants qu’ils ne le sont aujourd’hui. Le cérémonial dont nous venons de parler a été usité jusqu’au Xe siècle. »

 

Contrairement au monde gréco-romain, en Éthiopie le christianisme fut introduit d’abord à la cour royale puis s’est graduellement répandu parmi le peuple. L’église est non seulement une institution religieuse, mais le dépositaire de la vie culturelle, politique et sociale. L’évangélisation de l’Éthiopie prend son essor vers la fin du Ve et le début du VIe siècle avec l’arrivée de missionnaires venant de l’Empire romain d’Orient dont les célèbres « Neuf saints romains » considérés comme les véritables pères fondateurs de l’Église éthiopienne. Les premières communautés monastiques apparaissent et la Bible et le Nouveau Testament sont traduits du grec en ge’ez. L’Église éthiopienne orthodoxe a longtemps vécu dans un grand isolement et a développé une spiritualité, une théologie et des usages liturgiques particuliers très marqués par l’Ancien Testament. Elle conserve de profondes influences du judaïsme tandis que le lion de Juda est resté l’emblème de la royauté éthiopienne, leurs empereurs descendants de la dynastie davidique et salomonique par Menelik, fils du roi de Juda Salomon et Makada, reine de Saba. L’Église éthiopienne orthodoxe reste dépendante de l’Église copte d’Égypte jusqu’à ce que l’empereur Hailé Sélassié obtienne des autorités ecclésiastiques d’Alexandrie l’autonomie de l’Église éthiopienne. En 1959 est nommé le premier archevêque de nationalité éthiopienne.

 

Au sein d’une immense enceinte comprenant les deux églises dédiées chacune à saint Marie de Sion et les fondations de l’église du XVIe siècle se dresse la chapelle entourée de barrières censée contenir l’Arche d’alliance. Je regarde le petit bâtiment à l’intérieur de laquelle est conservée la relique. Construit en pierres de granite grises, surmonté d’une dôme verte, il est aussi insignifiant que la ville. Mais cela aussi, ne signifie rien. Car personne n’est autorisé à s’approcher de l’Arche. Seul le gardien de l’Arche, dévoué à vie, en a l’accès. Je soupire. J’aimerais tant savoir ce que contient ce bâtiment. Serait-ce réellement l’Arche d’alliance ? L’invisible relique existerait-elle vraiment ? Possède-t-elle les pouvoirs qu’on lui attribue ? Est-ce la force émanant de l’Arche qui a permis de dresser les immenses stèles en granite qui font la fierté d’Axoum ? Est-ce la présence de l’Arche sur le champ de bataille d’Adoua qui accorda la victoire inespérée aux Ethiopiens ? Le mystère reste entier. Peut-être c’est ça la magie de l’Arche ? Peut-être suffit-il d’y croire ? Les Éthiopiens disent simplement « l’Arche est là, c’est aux autres de prouver qu’elle n’est pas là ».

 

 

Au nord-est de la ville s’étend le May-Hedja, réservoir d’eau connu sous le nom de « bains de la reine de Saba ». Quelques enfants se baignent. Juste après la saison de pluie, l’eau est au plus haut contrairement à l’année dernière alors qu’il ne restait qu’une mare. Notre tuc-tuc le dépasse et nous dépose un peu plus loin au pied du mont Likanos. Nous montons le chemin caillouteux jusqu’à la terrasse où se situe la nécropole des rois axoumites. La vue porte sur les montagnes d’Adoua parsemées d’étranges formations rocheuses et de pics oranges en forme de pains de sucre. Des nuages gris se sont accumulés dans le ciel cachant le soleil. L’atmosphère est cotonneuse, un silence de plomb pèse sur les lieux.

 

 

Le sommet de la terrasse est recouvert des ruines d’une construction, probablement formée de deux sanctuaires chrétiens reliés par une terrasse, abritant les impressionnants tombeaux du roi Khaleb et de son fils Gebre Meskal. Le granite utilisé pour la construction provient d’une carrière située à cinq kilomètres. Deux magnifiques escaliers semblables, longs et droits, mènent chacun vers des tombes dans les profondeurs de la terre. Le tombeau de Gebre Meskal comporte cinq pièces. Celui de Kaleb est constitué de trois chambres funéraires construites avec de blocs irréguliers soigneusement assemblés et couvertes d’énormes dalles. Nous errons dans ce lieu habité par des fantômes. Dans la faible lueur d’une lampe de poche se matérialisent quelques croix pattées, rare en Éthiopie, gravées sur les murs. Dans la pièce centrale gisent trois sarcophages vides. L’un a été découpé en quatre. Une énigme de plus dans cette ville où les apparences sont trompeuses. Les tombes ont certainement été pillées dans l’Antiquité mais rien ne laisse supposer que le roi Kaleb et son fils furent inhumés dans les somptueux hypogés qui leur étaient destinés.

 

 

C’est au VIe siècle, sous le règne de Kaleb, du nom de règne Ella Atsbeha, qu’Axoum atteint son apogée. Grand conquérant, possédant d’une flotte considérable, il étend son empire jusqu’à la péninsule arabique après une expédition punitive contre le royaume juif d’Himyar, l’actuel Yémen, en 520, peut-être sous l’instigation de l’empereur byzantin Justinien pour protéger les chrétiens persécutés par les juifs. Hélas, la mainmise d’Aksoum sur le Sud de la péninsule arabique ne durera que jusqu’en 525 et après un certain nombre de tentatives infructueuses de Kaleb afin de rétablir son autorité sur les territoires d’outremer, il abdique et envoie sa couronne au Saint-Sépulcre à Jérusalem. Selon la légende, il finit ses jours dans le monastère de Saint-Pantaléon où il sera enterré.

 

 

Sonnera le glas de la suprématie axoumite. Cinquante ans à peine plus tard, en 572, alliés de Byzance contre les Perses, les Éthiopiens reculent en Arabie face à ces derniers qui s’emparent du Yémen et ravagent les côtes éthiopiennes. Le monopole commercial axoumite entamé, cet événement marque le début du déclin du royaume d’Axoum car au danger perse succède une menace bien plus redoutable encore : l’expansion musulmane. Les conquêtes arabes du VIIe siècle repoussent définitivement Axoum sur la rive africaine en coupant l’Empire éthiopien du monde byzantin et les routes commerciales. S’ensuit une période de sécheresse persistante, le déboisement, l’appauvrissement des sols lié à une agriculture intensive et la peste. Le royaume se replie vers les hautes terres.

 

En 2008, l’Université de Hambourg annonce qu’ « un groupe de scientifiques, sous la conduite du professeur Helmut Ziegert, a trouvé durant une campagne de recherche réalisée ce printemps, le palais de la reine de Saba, daté du Xème siècle avant notre ère, à Axoum-Dungur ». Une première version du palais aurait été remplacée par un bâtiment orienté vers l’étoile de Sirius, dont le fils Menelek serait devenu un adorateur alors qu’il avait la garde de l’Arche et « tous les édifices de culte sont orientés vers la naissance de cette constellation ». La note universitaire commente que « le culte de Sothis est arrivé en Éthiopie avec l’Arche d’alliance et le judaïsme et s’est maintenu jusqu’au VIe siècle de notre ère ». Le communiqué souligne que « dans ce palais a pu être gardé pendant un temps, l’Arche de l’alliance ».

 

 

Les restes du palais de la reine furent découverts sous d’autres vestiges, ceux du palais d’un roi chrétien, peut-être Kaleb, et se situent un peu à l’extérieur de la ville, en pleine campagne. Nous pénétrons à l’intérieur de l’enceinte sous un ciel chargé aux reflets argentés et traînons dans les couloirs tapissés d’herbe. Je m’installe sur la monumentale volée de marches et songe à la probabilité pour qu’il s’agisse réellement du palais de la reine de Saba. Puis, un autre dilemme traverse mon esprit. Quel lien entre l’Arche d’alliance et une déesse égyptienne ? Pourquoi embrasser le judaïsme mais adorer une étoile ? Mille pensées se bousculent dans ma tête. Sothis est le nom grec de la déesse égyptienne Sopdet et la personnification de l’étoile Sirius qui annonçait le début de la crue du Nil. Représentée sous les traits d’une femme, elle porte la grande couronne blanche surmontée d’une étoile à cinq branches, associée aux principaux cultes féminins des « déesses mères ». Sopdet est « l’âme d’Isis ». Isis, la déesse mère. Celle qui, à l’époque gréco-romaine, devient la déesse universelle, invoquée tant en Égypte que dans tout le bassin méditerranéen et bien au-delà. Isis, dont l’image la plus célèbre est celle où elle tient son fils divin Horus sur ses genoux. Je me relève et balaye mon regard sur les vestiges, peu parlants, puis une autre image me vient à l’esprit : Marie qui tient sur ses genoux l’enfant Jésus… Décidément, à Axoum, tout s’entremêle, tout se confond. Encore des questions, encore des incertitudes, encore des mystères…

 

De l’autre côté de la route, un paysan est en train de labourer le « champ de stèles de Gudit » avec une charrue en bois tirée par deux bœufs. Ce lopin de terre contient une centaine de stèles rudimentaires mais tant qu’aucune fouille ne soit entreprise, le terrain est toujours utilisé pour l’agriculture. Ce cimetière antique est nommé d’après la reine juive du IXe siècle responsable de la chute de l’Empire axoumite. Gudit la sanglante. Gudit qui «  tue l’empereur, monte sur le trône elle-même, et règne pendant quarante années ». Autre personnage énigmatique de ces hauts plateaux d’Abyssinie. Gudit qui incendia l’église d’Abreha et Atsheba et détruit l’un de ses piliers. Gudit qui pilla le monastère de Debra Dema. Gudit que l’on accuse d’avoir renversé la plus grande stèle pour récupérer l’or qui ornait son faîte. Gudit dont la cruauté sans bornes et les méfaits violents alimentent toujours les contes des paysans dans la campagne éthiopienne. La rage dévastatrice de la reine Gudit est la raison pour laquelle aucune femme n’a le droit de pénétrer dans l’ancienne église Sainte-Marie-de-Sion à Axoum.

 

Les juifs éthiopiens sont appelés falashas, « exilés » en amharique, mais ils préfèrent employer le terme Beta Israel, « maison d’Israël ». Ce seraient les descendant des prêtres lévites et des premiers nés des familles nobles qui accompagnèrent Menelik, fils de Salomon et de la reine de Saba, lorsqu’il rentre en Éthiopie avec l’Arche d’alliance. Une autre hypothèse stipule que leur ascendance serait issue de la tribu de Dan, une des « Dix tribus perdues d’Israël ». Néanmoins, ces Israélites s’installèrent dans la région du lac Tana, où fut entreposée l’Arche d’alliance. Au cours des siècles surgissent des petits États indépendants sans grande importance au sein de cette communauté mais au IXe siècle, les Beta Israel sont gouvernés par un roi puissant ; Gédéon IV. Le royaume d’Axoum commence une guerre d’expansion mais est vaincu par les armées des Beta Israel. La fille de Gédéon, la princesse Gudit, après avoir hérité du trône de son père, signe un pacte avec les tribus pagans d’Agaw. Dans une lettre envoyée aux officiels à Alexandrie, en Égypte, le dernier roi d’Axoum supplie une intervention en sa faveur contre les armées dévastatrices de la reine Gudit. En vain. La reine envahit Axoum et la met à sac. Connue pour sa haine envers les chrétiens, elle fait brûler les églises et ses bibliothèques, s’empare des trésors du monastère de Debre Damo qui devient prison royal, et élimine tous les hommes de la dynastie salomonique d’Éthiopie. La seule chose qu’elle ne trouvera pas est l’Arche d’alliance, mis en sécurité sur l’île de Debra Sion sur le lac Ziway dans le sud du pays. La reine Gudit règne sur le royaume de Beta Israel, le nouveau nom du royaume d’Axoum, quarante ans pendant lesquelles le judaïsme se développe.

 

L’historien arabe Ibn Hawqal, écrit : « le pays des Habashi est gouverné par une femme depuis de nombreuses années ; elle a tué le roi des Habashi appelé hadani (du ge’ez hassani, signifiant empereur). Jusqu’aujourd’hui elle règne avec une indépendance complète sur son propre pays et sur les régions du hadani, jusqu’aux frontalières méridionales du pays ». Un auteur contemporain mentionne qu’en 970 « le roi du Yémen a envoyé au sultan bouyide à Bagdad « une ânesse rayée provenant d’une des régions d’al-Habacha sur laquelle règne une femme ». Il s’agit d’un zèbre envoyé en cadeau à l’occasion d’une ambassade de la reine Gudit. Gudit transmet la couronne à ses descendants. Mais en 1270, la dynastie salomonique est restaurée par la seule descendance royale qui avait échappé à la tuerie de la reine sanguinaire.

 

Soudain, je pense à une toute autre reine issue de la communauté falasha. Pour la première fois de son histoire, l’État hébreu a couronné une reine de beauté noire, d’origine éthiopienne. Yityish Ayanaw, Titi, est née en 1992 en Éthiopie dans une famille juive. Immigrée en Israël pour retrouver ses grands-parents après avoir perdu ses parents à l’âge de 12 ans, elle fut élue Miss Israël le 27 février 2013. Pas étonnant car les Éthiopiennes sont souvent très belles, à la silhouettes longiligne, le visage ovale, les traits fins et de grands yeux noirs en amande.

 

Arnaud Michel d’Abbadie, géographe français, dans « Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie » écrit en 1868 : « Les Éthiopiens ont en général les traits de ce qu’on appelle communément la race caucasienne ; souvent ils représentent le type des statues des pharaons. Ils sont d’une stature moyenne ; leur ossature est plus légère que celle de l’Européen, leur carnation plutôt molle ; leur angle facial est ouvert comme celui des Caucasiens et leur front développé ; leurs attaches sont fines, leurs mains petites et bien faites, leurs membres inférieurs plutôt grêles. Ils ont en général le mollet placé trop haut, les genoux ou les pieds cagneux, le talon plutôt saillant, le pied charnu et plat et les jambes rarement velues ; leur denture est presque toujours irréprochable et leur musculature moins saillante que chez l’Européen ou le nègre. On trouve parmi eux très peu d’hommes contrefaits et peu d’une grande force musculaire ; leurs formes se rapportent plutôt au type d’Apollon qu’à celui d’Hercule. Ils sont adroits, souples et gracieux dans leurs mouvements ; ils ont la démarche libre, assurée, le geste sobre, distingué. Il n’est pas rare de trouver des hommes d’une très grande pureté de traits et des femmes d’une beauté accomplie ».

 

 

Le ciel est noir. La pluie s’annonce. Les rues sont obscures. Axoum se fond dans la nuit. Dans le tuc-tuc qui nous emmène au restaurant et qui contourne adroitement les nids-de-poule, mes pensées s’évadent. À quoi pouvait bien ressembler la ville à son apogée ? Lorsqu’elle était la capitale du royaume de Saba, puis celle du royaume d’Axoum, puis encore celle du royaume de Beta Israel ? Je songe à l’Arche d’alliance, cette fabuleuse relique biblique tant convoitée et entourée d’un voile de secrets impénétrables liée aux personnages ayant forgés histoires et légendes. Makada, la mystérieuse reine de Saba. Son fils Menelik, premier negusse negest de la dynastie salomonique. Ezana, souverain du prestigieux royaume axoumite, instigateur de la christianisation de l’Abyssinie, et son frère Sezana. Kaleb qui règne sur le pays à son apogée. La reine juive Gudit qui mettra en feu et à sang le royaume d’Axoum. Un freinage abrupt me ramène à la réalité. Une femme enveloppée dans son netelas traverse la rue. Une silhouette blanche dans l’obscurité. Un port de tête majestueux. Je réprime un sourire. Il y a trois mille ans, une reine éthiopienne, une femme sublime et d’une profonde sagesse, s’était rendue en Israël. Aujourd’hui, une Éthiopienne a été couronnée « reine » en Israël. L’Arche d’alliance, il y a trois mille ans, était en Israël. Aujourd’hui, elle serait à Axoum. La boucle est bouclée.

 

© Texte & photographie (sauf image d’archives) : Annette Rossi.

Image d’en tête : Cérémonie du café. 

Au-delà de l’horizon… Sur les traces de l’Arche perdue.

La grande vallée du Rift, un des plus longs systèmes de faille au monde, s’étend de la vallée de l’Oronte, en Syrie, vers la mer Morte et la mer Rouge, et le long de l’Afrique de l’Est jusqu’en Mozambique. Longue de plus de neuf mille kilomètres et large de quarante à soixante kilomètres avec quelques centaines à quelques milliers de mètres de profondeur, cette immense cicatrice dans l’écorce terrestre a débuté sa formation il y a cent millions d’années lorsque, à la suite d’énormes éruptions volcaniques, les plaques se mirent à diverger provoquant un fossé d’effondrement. Le contexte favorable de sédimentation et de fossilisation rapides et continues en on fait berceau de l’Humanité, confirmé par la découverte de nombreux vestiges. Le grand rift est-africain coupe en deux la Corne de l’Afrique. La vallée du Rift éthiopien, située entre la plaque tectonique nubienne à l’ouest et la plaque somalienne à l’est est perlée d’un ensemble de lacs. À cent soixante kilomètres au sud d’Addis-Abeba, la capitale de l’Éthiopie, le lac Ziway est le premier, et le plus grand, de ces lacs.

 

Sur les traces de l’Arche perdue, Debra Sion, Éthiopie, novembre 2012.

 

Nous arrivons sur les rives du lac vers dix heures et demie du matin. Il fait bon. Le soleil est déjà haut dans le ciel et rayonne intensément sur l’immense étendue d’eau entourée de montagnes et ponctuée de cinq îles volcaniques. À l’horizon flottent quelques nuages cotonneux. Autour de la jetée, à l’ombre des figuiers sycomores, s’active beaucoup de monde. Ermias et Yohannes, nos compagnons de voyage locaux, négocient la location d’un bateau à moteur tandis que Philippe et moi approchons le marécage qui borde le lac. La surface de l’eau est partiellement couverte de nénuphars bleus, le lotus sacré représenté par les hiéroglyphes égyptiennes. Parmi les roseaux glissent des pêcheurs, perche en main, sur de frêles embarcations de papyrus. Quelques petits bateaux, la peinture écaillée, se disputent la place le long des berges.

 

 

D’énormes marabouts d’Afrique, la tête rentrée dans les épaules, se baladent paresseusement. Chauves, disgracieux, pourvu d’un bec imposant, le dessus gris-ardoise, le dessous blanchâtre, supportés par de longues pattes sales, à la collerette ébouriffée et avec une poche gulaire nue et pendante au cou, cet oiseau affreux de plus d’un mètre vingt de haut ne peut qu’être un descendant direct du ptérodactyle !

 

 

D’innombrables autres espèces d’oiseaux évoluent autour de nous. Pélicans aux tendres couleurs de blanc, rose et jaune, jacanas à poitrine dorée, canards et oies sauvages, cormorans, martin pêcheurs, ombrettes africaines et tous ceux donc nous ne connaissons pas le nom. Un majestueux pygargue vocifère, appelé fish eagle en Éthiopie, prend son envol et passe devant nous ailes déployées, cou allongé, poussant des « kiou-kiou » aigus, chant que l’on appelle la « voix d’Afrique ».

 

 

Le sommet d’un arbre est occupé d’ibis sacrés. Le robuste mais élégant oiseau blanc et noir au long bec recourbé est très présent en Ethiopie. Il fait parti de toutes ces représentations que nous avons contemplées sur les bas reliefs de l’époque pharaonique et qui n’existent plus en Égypte : la coiffure traditionnelle des femmes qui consiste en de nombreuses tresses fines, sheruba, étroitement vissées sur la tête pour garder un épais touffe de cheveux libre dans la nuque, le sistre, instrument de la déesse Hathor, utilisé par les prêtres dans les cérémonies religieuses, le lotus bleu, les embarcations en papyrus, l’hippopotame, le crocodile et l’ibis, autrefois niché en Égypte où il était vénéré et souvent momifié comme symbole de Thot, dieu du savoir et de la religion. L’Égypte antique renaît ici, dans l’Éthiopie du XXIe siècle.

 

 

Un chariot tiré par deux petits chevaux passe. Le cocher tire sur les rennes et nous demande si nous voulons aller en ville. Nous secouons la tête et désignons l’horizon : « Tullu Guddu ». Il sourit et passe son chemin. Un troupeau de vaches s’aventure dans les eaux peu profondes du marécage, surveillé par un berger haut comme trois pommes, qui, pieds nus, vêtu d’un short et d’un t-shirt usés jusqu’à la trame, brandit un bâton de manière énergique. Deux fillettes, assises les fesses dans l’eau, vendent des petits poissons étalés sur une pierre plate. Quelques femmes, en jupe longue, foulard coloré noué autour de la tête, font leur lessive un peu plus loin. Nous attirons l’attention. Des enfants s’attroupent autour de nous, le regard curieux, le sourire aux lèvres. Les adultes nous surveillent à distance. Peu d’étrangers viennent ici. Finalement Yohannes nous hèle.

 

 

Entourés d’une foule d’hommes, femmes et enfants, nous embarquons. Notre bateau, long de cinq mètres, est d’un bleu éclatant. Nous nous installons sur les banquettes qui longent la coque. Ermias nous regarde d’un air légèrement inquiet. Excellent chauffeur quelque soit l’état du terrain, ce matin, il nous a avoué de ne pas aimer l’eau et ne pas savoir nager. Le fait qu’il ait décidé de nous accompagner malgré son malaise nous touche et témoigne de l’amitié qui est en train de se lier. Philippe le rassure en lui rappelant qu’ici « pas d’Al Khaïda », nom cynique qu’Ermias donne aux chauffeurs de petits camions Isuzu en raison du nombre de morts causés lors de leurs fréquents accidents, ce qui le fait réagir avec un « ohhh », en se tenant la tête qu’il secoue désespérément. Yohannes se joint à nous. Notre guide se réjouît de se rendre sur l’île de Tullu Guddu, Debra Sion en langue amharique. Pour lui aussi c’est une première. Le jeune capitaine Mintesenote désigne son assistant. Aussitôt une dispute éclate. Le travail est rare et chacun estime que c’est son tour. Nos regards s’évadent en direction du lac tandis qu’un arrangement est trouvé. Mintesenote, à l’aide d’une perche, sort le bateau du marécage où de grandes plantes de papyrus forment un toit ombragé. Une fois en eau ouverte, le soleil s’abat sur nous et nous déroulons le dais et l’arrimons sur le support en fer. Notre capitaine met le moteur en marche. C’est parti ! Nous sommes sur les traces de l’Arche perdue !

 

 

L’Arche d’Alliance est un coffre oblong de bois d’acacia recouvert d’or renfermant les tables de la loi dictées par Dieu à Moïse. Le propitiatoire, surmonté de deux chérubins aux ailes déployées se faisant face, est considéré comme le trône, la résidence terrestre de Yahweh. L’Arche accompagne les Israélites lors de la sortie d’Égypte jusqu’à la terre promise, le pays de Canaan, et elle est conduite à Jérusalem dans un tabernacle par le roi David. Enfin c’est le roi Salomon qui édifie un temple digne de la relique où elle est installée dans le saint des saints mais d’où elle disparaît mystérieusement. L’Éthiopie prétend que l’Arche se trouve dans une chapelle annexe de l’église Sainte Marie de Sion à Axoum dans la région du Tigré, au nord du pays. Seul le gardien de l’Arche est en mesure de la voir. Ce prêtre, désigné à vie, ne quitte jamais l’enceinte de la chapelle. Pourtant, en Éthiopie, chaque église, pour être consacrée, doit posséder dans son saint des saints un tabot, en pluriel tabotat, en bois ou en pierre, réplique des tables de la loi, représentant l’Arche d’alliance. Sans ces reproductions des commandements de Dieu, l’église s’apparente à un corps sans âme. Le mot tabot, en ge’ez, la langue liturqigue d’Éthiopie, vient de tebuta en araméen, qui lui-même vient de l’hébreu tebah, signifiant « coffre ».

 

Nous mettons le cap vers Gelila Deset. Après avoir contourné la petite île montagneuse recouverte d’une épaisse végétation, nous distinguons vaguement l’île de Tullu Guddu au loin. Ses contours, marqués par deux sommets, se confondent avec les collines volcaniques de la rive opposée du lac. L’eau est peu profonde, pas plus de quatre mètres, et sa couleur est vert tilleul. Une légère brise plisse l’eau. Un pélican rase la surface. Philippe et moi nous nous tenons à la proue du bateau qui s’est élevée sous la puissance du moteur. Elle fend la houle formée par la brise et nous douche à intervalle régulier. Soudain, nous attendons marmonner le générique du film Titanic, « My heart will go on ». Nous nous retournons pour croiser les yeux malicieux de Yohannes et Ermias qui, du coup, montent le ton. Sous les regards amusés de Mintesenote et son assistant nous partons d’un éclat de rire. « J’ai adoré ce film », nous dit Yohannes, « je l’ai vu au moins trente fois ». Ermias, lui, moins romantique, s’abstient de commentaire. Il remonte ses lunettes de soleil sur le front, lève les yeux au ciel et hausse les épaules.

 

 

De cinéma, la discussion dérive vers la musique, puis, inévitablement, vers l’Arche d’alliance, sujet aussi vif qu’énigmatique. Nous évoquons le livre du journaliste britannique Graham Hancock ; « Le mystère de l’Arche perdue : à la recherche de l’Arche d’alliance ». Yohannes, les sourcils haussés, l’index levé, nous dit : « if you want to hide a tree, put it in the forest », « si vous voulez cachez un arbre, mettez le dans la forêt ». Sachant que chaque église d’Éthiopie, sans exception, possède dans son saint des saints une réplique de l’Arche sous la forme de tabot, cela signifie que, théoriquement, l’Arche d’alliance peut être dissimulé dans n’importe quelle église à travers le pays. Qui peut affirmer que la véritable Arche est celle qui se trouve dans sa chapelle à Axoum si ce n’est un seul homme ; son gardien. Le seul homme au monde connaissant la vérité ! Nos regards dérivent vers Tullu Guddu et soudain la petite île prend d’avantage d’importance à nos yeux. Elle fait intégralement partie de l’histoire mouvementée de l’Arche d’alliance. Nous sombrons dans le silence, le bruit monotone du moteur bourdonnant dans nos oreilles. Tullu Guddu se rapproche lentement.

 

Le sujet central dans le Kebra Nagast, « Gloire des Rois », récit épique éthiopien du XIVe siècle, est la rencontre entre la reine Makeda de Saba et le roi de Juda Salomon. De cette union est né un fils, Menelik. À l’âge adulte, il se rend chez son père à Jérusalem. Au moment de regagner l’Éthiopie, Salomon, attristé, lui donne alors une escorte de premiers-nés des Anciens de Juda et une douzaine de lévites, prêtres. Ces derniers auraient emporté avec eux l’Arche d’alliance du Temple de Jérusalem pour l’emmener vers l’Éthiopie. « Ton fils a emporté l’Arche d’alliance, le fils que tu as toi-même engendré, ce fils issu d’un peuple étranger auquel Dieu ne t’avait pas commandé de t’unir, ce fils né d’une femme éthiopienne qui n’a ni ta couleur ni la moindre parenté avec ton pays et qui, du reste, est noir. Pourquoi t’attrister ainsi ? Car cela est arrivé par la volonté de Dieu. L’arche a été donnée à ton fils premier-né. » Et le roi, réconforté par ces paroles, dit : « Que la volonté de Dieu soit faite et non la volonté de l’homme ».
 Plus loin, il est mentionné que : « Mais les élus du seigneur sont le peuple d’Éthiopie. Car là se trouve la maison de Dieu, la Sion céleste, l’arche de son alliance ».

 

Selon la tradition, l’Arche d’alliance fut entreposée sur une île du lac Tana, puis, au IVe siècle, lors de la christianisation du pays, emportée à Axoum et déposée dans une église dédiée à Maryam Seyon, Sainte Marie de Sion. Au milieu du Xe siècle, la reine juive Gudit de la tribu agaw, sanguinaire et cruelle, parvient à s’emparer du pays d’Axoum qu’elle met à feu et à sang. Églises brûlées, monastères ravagés, la famille royale exterminée, persécution des chrétiens. Lors de la chute d’Axoum, un groupe de prêtres fuit la ville meurtrie en emportant des objets sacrés dont l’Arche d’alliance. Un manuscrit du Xe siècle décrit l’exode de l’Arche jusqu’à Debra Sion, mille deux cent kilomètres au sud d’Axoum. « Voyez vous, cette Gudit, c’était le Diable. Elle a brûlé beaucoup de synagogues au Tigré et dans d’autres régions d’Éthiopie. Ça a été une époque de grandes batailles et de grands dangers. Nos ancêtres ont redouté qu’elle ne s’empare de l’Arche. Alors, ils l’ont conduite ici, sachant qu’elle y serait en sécurité. Ils n’ont voyagé que la nuit ; ils se sont cachés durant le jour. Ils se sont dissimulés au cœur des forêts et dans des cavernes. Ils ont eu très peur, je vous le dis. Mais, en procédant de la sorte, ils ont réussi à échapper aux soldats de la reine, et ils ont apporté l’Arche à Zwai et dans notre île. » Les prêtres mettent à l’abri les reliques et construisent une église pour l’Arche. L’île, appelée Tullu Guddu, signifiant « grande montagne » en oromignia, langue parlée dans la vallée du Rift, fut nommé Debra Sion, « montagne de Sion ». Pendant quatre décennies, plus de cinq cent moines ont vécu sur l’île pour veiller sur l’Arche, jusqu’à elle regagne Axoum après que la paix soit revenue sous la dynastie zagwe. Néanmoins, une partie de la délégation reste à Debra Sion dont atteste la petite communauté zaï, descendant des Axoumites, parlant le tigranya, la langue du Tigré.

 

Après une heure et demi de navigation nous accostons à Tullu Guddu. Contents de nous dégourdir les jambes, nous sautons à terre. Quelques enfants accourent. Nous suivons Mintesenote le long des berges couvertes de hautes herbes. Vaches et chèvres paissent. Des tukuls, huttes circulaires recouvertes d’un toit de chaume en forme de cône, sont éparpillées sur les pentes. Les terrasses creusées dans les collines quand Tullu Guddu était plus peuplé sont à l’abandon, mais les champs d’orge, de blé et de maïs sont prêts pour la récolte.

 

 

Un prêtre vêtu d’une longue robe noire, le turban enroulé sur la chevelure, et couvert d’un gabi noir vient à notre rencontre. Traits réguliers, yeux en amande et barbe soignée, il nous salue avec le sourire et le regard bienveillant. Yohannes, Ermias, Mintesenote et son assistant s’approchent, baissent la tête et baisent la croix que le religieux tient dans sa main droite. Un moment qui nous émeut encore après presque trois semaines en Éthiopie ayant assisté à de nombreuses scènes identiques. Le prêtre est désolé de nous annoncer que ses collègues sont partis à Ziway et que l’église est fermée. J’échange un regard avec Philippe. Si la nouvelle église, relativement récente, n’est pas très intéressante, les manuscrits anciens qu’elle abrite, eux, le sont ! Nous décidons de nous y rendre quand même et après avoir chaleureusement pris congé du prêtre, nous poursuivons l’ascension sur un étroit chemin bordé d’une épaisse végétation.

 

 

Devant la porte en fer qui donne accès à l’enceinte de l’église nous nous dévisageons. Ermias tourne la poignée. Fermée. Nous montons sur une butte en terre. Par dessus les murailles nous apercevons l’église. Un bâtiment moderne octogonal assez banal. Quoi faire ? À défaut de la clef, nous ne visiterons pas l’église. « Allons à l’ancienne église », propose-je. Une conversation animée en amharique entre Ermias, Yohannes, Mintesenote et son assistant s’ensuit. Le verdict tombe. « It takes four hours to go and come back », dit Yohannes. « Nous n’avons pas le temps ». Quatre heures pour effectuer aller-retour ! Une grande frustration me saisit. D’avoir fait tout ce chemin pour rien ! Je me tourne vers Philippe. Il scrute la montagne. « Quatre heures me semble exagéré », constate-t-il, me donnant de l’espoir. Il consulte sa montre. Il nous faut une heure et demie pour le voyage de retour, deux heures de route pour notre étape de la nuit. Cela nous laisse deux heures. Je propose d’entamer la montée, chemin faisant nous prendrons une décision. Mintesenote hoche la tête. Il nous accompagnera. Son assistant se désiste. Ermias regarde ses pieds. Désignant ses tongs, il nous souhaite bonne chance. Nos chemins se séparent.

 

 

Le chemin qui monte vers le sommet est bordé d’acacias, d’épineux, de broussaille et d’énormes cactus candélabres dont les nombreuses tiges se terminent par des fleurs rouges. La vue porte sur la rive orientale du lac, succession de collines basses. En dessous de nous se dessine le toit rouge de la nouvelle église. Il fait chaud. Nous marchons en silence. Notre but est quelque part là haut, enfoui dans la dense végétation. Soudain Mintesenote s’arrête. Nous nous joignons à lui. « Un serpent », dit-il en scrutant les sous-bois. Haussant les épaules, il poursuit l’ascension. Nous suivons. Le chemin serpente entre ombre et soleil. La végétation devient plus dense. Les épineux accrochent nos vêtements et percent nos chaussures. Nous nous baissons pour éviter les branches d’arbres. Par endroit nous évoluons sous un tunnel de verdure. De grosses pierres constituent des marches irrégulières. Philippe me retient de justesse face à une immense toile d’araignée, habitée par une grosse araignée noire, tissée entre les branches d’un arbre. Mintesenote nous met en garde et nous montre une cicatrice dans son cou dû à une morsure de ce même type d’araignée. Je frisonne et pense à Indiana Jones couvert d’araignées lorsque celui-ci était, comme nous, à la recherche de l’Arche perdue. Quand la fiction se confond avec la réalité… Nous poursuivons.

 

 

Après une bonne demie heure de montée, Mintesenote désigne une terrasse en contrebas où nous apercevons quelques pierres dressées recouvertes d’herbe : l’ancien cimetière. Il nous dit que nous ne sommes plus très loin. Je soupire intérieurement. Nous allons y arriver ! Avec une nouvelle détermination, j’entame une série de virages serrés. Je trébuche et me rattrape de justesse. Mon esprit est occupé et une urgence prend possession de moi. Une sensation d’attente plane dans l’atmosphère. Une attente dont chaque minute me pèse. Je presse le pas.

 

 

Un mur fait de gros blocs arrondis se dresse devant nous. Le mur de l’enceinte ! Nous le rasons, le chemin s’étant rétrécie. Un dernier raidillon et nous y sommes ! Au centre d’un enclos, dominé par la crête de la montagne, sommeillent les ruines de l’ancienne église. Quelques pans de murs rudimentaires construits en pierres de taille noires disposés en cercle. Rien de spectaculaire. Une petite déception s’empare de moi, vite oubliée en me rappelant l’importance de cet endroit. L’Arche d’alliance serait venu jusqu’ici ! Ce lieu est lié à la mystérieuse l’histoire de l’Arche. Une histoire mouvementée et entourée de nombreux secrets. Des convictions et des doutes. Des certitudes et des contradictions. Mais ici, éloigné de tout, perché au sommet d’une montagne dominant l’île et entourée des eaux du lac Ziway, siège un sanctuaire singulier. Ce lieu entre ciel et terre a reçu la relique la plus précieuse de l’humanité. Une relique toujours convoitée grâce à ses pouvoirs. Des pouvoirs puissants. Des pouvoirs occultes. Des pouvoirs divins. Elle donnera à son propriétaire les pouvoirs de devenir le maître du monde !

 

 

Avec le ciel comme toit, le sanctuaire est illuminé par le soleil au zénith. Aucune ombre ne vient briser la pureté des lieux. Le silence est pesant. Le vent s’est apaisé. Les oiseaux se sont tus. Plus de bruissement de petits animaux dans les sous-bois. Le monde semble suspendu. Nous avançons. L’herbe sèche craque sous nos pas. Derrière les murs noirs se révèle un petit édicule cubique en tôle ondulée. D’un mètre cinquante de profondeur et d’environ deux mètres de hauteur, il est soutenu par des poteaux de bois et des planches, le toit tenu en place par des pierres. Une croix faite de deux morceaux de bois croisés couronne te toit. Je retiens mon souffle : c’est le maqdas, le saint des saints !

 

 

Irrésistiblement attirés par cette construction de biais qui semble tenir par miracle, nous pénétrons dans l’espace circulaire de l’église. Un passage à travers les hautes herbes mène au saint des saints. Nous nous approchons avec déférence. L’instant est insolite. Du sanctuaire à l’abandon émane une force palpable. Philippe et moi échangeons un regard. Nous sommes tout près du sanctuaire fragile. Une étroite fente semble une invitation muette. J’hésite. Puis je tente de capter une image de l’intérieur. La lumière éblouissante du soleil me gêne et je plaque mon front contre la tôle brûlante. Dans la pénombre je distingue une peinture de couleurs vives de la vierge Marie avec l’enfant Jésus dans les bras. Puis se dessine un drap qui couvre un objet du sol au plafond. Mon cœur accélère. Je recule d’un bond et fait part de ma découverte à Philippe qui se penche à son tour.

 

Yohannes me demande ce que j’ai vu. J’ai du mal à m’exprimer. Cet objet dissimulé sous ce drap ne peut-être autre chose que le tabot symbole même de l’Arche d’alliance. Je suis subjuguée. Même ici, dans cette église en ruine, la tradition est maintenue. Puis, en réfléchissant, j’admets que c’est logique. Pourquoi ce lieu, qui a abrité la véritable Arche d’alliance, n’aurait pas droit à une reproduction de la relique comme tout lieu sacré en Éthiopie ?! Yohannes, à son tour, jette un coup d’œil à l’intérieur. Il se retourne, l’expression perplexe. Nos regards fixent la chapelle. Un saint des saints faite de tôle et de bois. À tour de rôle nous scrutons encore l’intérieur. Nous avons l’impression d’avoir fait une vraie découverte. Yohannes soupire. « Peut être c’est la vraie Arche d’alliance », dit-il, les yeux pétillant. « Pourquoi pas, répond-je, « personne ne soupçonnerait qu’elle soit ici ».

 

Le temps passe et il est temps de quitter les lieux. Pourtant nous montons un peu plus haut en contournant les ruines. La vue porte sur les champs cultivés sur le rivage de l’île, les eaux vertes du lac et la terre ferme. Mosaïque de vert, d’ocre, de jaune et de gris. Pâle et lumineux à la fois. L’air est pur, le soleil franc. Il fait chaud. Une atmosphère insolite pèse sur le site. Les murs écroulés de l’église sont des taches noires dans cet univers pastel. Lourd de leur présence. Le maqdas n’est qu’un petit cube insignifiant. Pourtant il s’impose au centre du sanctuaire à sa place légitime dans ce haut lieu de l’histoire. Mais un lieu oublié, un lieu lointain, un lieu égaré dans les méandres du temps.

 

 

« Plus loin ? », demande Mintesenote, « il y a quelques vestiges de maisons ». Yohannes jette un coup d’œil sur sa montre et nous regarde. Philippe secoue la tête. Nous n’avons plus le temps. À contrecœur, nous entamons la descente. Je soupire et me retourne une dernière fois pour m’imprégner de l’image insolite qu’offre les vestiges. Une évidence me saute à l’esprit. Le saint des saints, une forme carrée. L’enceinte, un cercle. Le cercle et le carré : deux aspects fondamentaux de Dieu : l’unité et la manifestation divine. Le cercle symbolisant le ciel, l’univers, l’éternité. Le carré signifiant la terre, la stabilité, la protection. Le carré inscrit dans un cercle représente l’union du ciel et de la terre. Le carré, perfection de la création, renfermé dans un cercle protecteur. Associé au carré, le cercle évoque le changement. Mes yeux fixent le lac. Un lieu entouré d’eau. L’eau, source de vie, purificatrice, régénératrice. L’Arche d’alliance. Peut-il exister un lieu plus symbolique pour recevoir un objet aussi sacré ? L’Arche symbole de la présence de Dieu parmi les hommes, la présence divine parmi les mortels…

 

La descente se fait en silence. Nous sommes tous plongés dans nos pensées. Les yeux rivés vers le sol accidenté, nous sommes aveugles à la beauté de l’environnement. Parvenus à la nouvelle église, le petit frère de Mintesenote l’attend avec son déjeuner dans un porte-manger. Nous bifurquons vers le rivage. Le prêtre, tout sourire, est toujours là en train de labourer son champ. Apprenant que nous sommes allés jusqu’à là-haut, il approuve avec un sourire désarmant. Le bateau nous attend. Ermias et l’assistant de Mintesenote ne sont pas en vue. Quelques enfants nous observent timidement. Yohannes sort son téléphone portable et appelle Ermias. Scène étrangement moderne dans cet univers biblique où ni l’eau courante ni l’électricité ont fait leur apparition. Une vingtaine de minutes plus tard, tous réunis, nous prenons le large. La traversée se fait dans le calme. Le vent s’est levé et l’air s’est rafraîchi. Notre bateau fend l’eau, calmement mais sûrement. Mes pensées s’évadent…

 

Le mot « arche », désigne « coffre ». L’Arche d’alliance est le coffre, surmonté de deux chérubins ailés, dans lequel sont déposées les tables de la loi. L’Arche est portée par les hommes de la tribu de Lévi, les Lévites, qui deviendront prêtres au Temple lorsqu’il sera bâti. Dans l’Égypte antique, des coffres semblables, rectangulaires et ornées de divinités aux ailes déployées, ne sont pas rares. Ces coffres rappellent la forme générale de l’Arche d’alliance. Moïse, influencé par sa vie passée en Égypte, reprit sans doute les formes et les décors égyptiens pour sa conception de l’Arche d’alliance. À cette époque existaient également des coffres ayant la forme d’un bateau. La « barque sacré », mandjet, était un objet symbolique lié au cycle perpétuel du lever et du coucher du soleil comparable au cycle de la vie et de la mort, et à la divinité qui lui est associé, Rê. Le mandjet était un support bombé comme la coque d’un bateau surmonté d’un naos abritant la statue du dieu portée sur les épaules des prêtres lors des processions pendant la fête d’Opet. Cette image rappelle une autre arche : l’arche de Noé, navire que, selon la bible, construit Noé sur l’ordre de Dieu afin de sauver Noé, sa famille et toutes les espèces animales d’un déluge sur le point d’advenir. L’arche de Noé n’était pas un bateau destiné à naviguer mais une maison flottante, un immense coffre destiné à abriter les échappés du désastre…

 

Je suis brusquement tirée de mes réflexions à cause d’une grosse vague qui heurte notre bateau et qui nous asperge de fines gouttelettes d’eau. Ermias nous regarde d’un air inquiet et ajuste son gilet de sauvetage. Mintesenote diminue la puissante du moteur. Je souris et je pense à une autre arche. Celle sur laquelle je suis née ! Car mes parents, pendant les dix premières années de leur mariage, ont habité une arche, maison flottante, amarrée au bord de la Meuse aux Pays-Bas et lorsque je suis née, un soir de tempête, la sage-femme a dû venir en barque car nous étions partis à la dérive. Notre arche avait comme nom « Vesta », d’après la déesse romaine Vesta, déesse du feu et du foyer, déesse protectrice du foyer domestique et de la famille. Vesta avait un culte qui, en Asie et en Grèce, remontait à la plus haute antiquité. Paradoxalement, une chapelle dédiée à la déesse Veste, du nom égyptien Anoukis, fut découverte sur le site de Maschakit, au sud d’Abou Simbel, sur la rive droite du Nil. Érigée par le prince éthiopien Pohi, gouverneur de la Nubie sous le règne de Ramsès le Grand, il supplie la déesse de faire que « le conquérant foule les Libyens et les nomades sous ses sandales, à toujours ». Voilà, le cercle s’est refermé. De l’Égypte, en passant par l’Arche d’alliance, l’arche de Noé et l’arche « Vesta », nous sommes de retour en Égypte. Cette Égypte étroitement lié avec l’Éthiopie et l’Arche d’alliance.

 

Nous approchons de la terre ferme. L’animation sur la jetée n’a pas diminuée. Ermias pousse un soupire de soulagement. Nous quittons Mintesenote et son assistant en remerciant chaleureusement notre capitaine pour son aide précieuse à Tullu Guddu. Son sourire est franc. Yohannes, Ermias, Philippe et moi prenons la direction de la ville pour retrouver la voiture, accompagnés d’une foule d’enfants. Le soleil est déjà bas dans le ciel. Les ombres s’allongent. Il fait bon et nous marchons en silence sur le chemin poussiéreux. Les heures passées se sont déroulées dans une atmosphère d’une autre dimension et l’église en ruine et son saint des saints émouvant que nous avons découvert aujourd’hui ne cessent de hanter mon esprit. L’idée que l’Arche d’alliance aurait fait le même chemin que nous est fascinant. Je jette un dernier regard en arrière. Le lac est éblouissant dans le soleil déclinant. Une brillance spectrale. La montagne de Sion est invisible. Je soupire intérieurement. Tullu Guddu est déjà le passé. L’île et ses secrets se sont évadés dans le néant.

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

Image d’en tête : Le maqdas, le saint des saints, de l’église sur l’île de Debra Sion.