Au-delà de l’horizon… Forteresses des sables rouges.

Les oasis furent comme des phares au milieu des étendues hostiles, aux climats extrêmes et aux populations déterminées. Parcourues par des archers montés, les Massagètes, de grands nomades scythes, les steppes de Khorezm furent le lieu d’affrontements sans fin entre nomades et sédentaires pour le contrôle des cités. Les eaux de l’Oxus donnèrent la vie jusqu’au moment où elle détourna son cours, asséchant les plaines autrefois fertiles. L’histoire de cette région au sud de la mer d’Aral, en Ouzbékistan, passe par Cyrus le Perse, les conquêtes d’Alexandre le Grand venu de la lointaine Macédoine, par la horde de Gengis Khan ou encore par Timour le boiteux. Le Kyzyl Koum, « sables rouges », a repris dans son sein cités et forteresses, les vents caressent désormais les murailles effondrées et le soleil s’abat impitoyablement sur le passé.

 

Forteresses des sables rouges, désert du Kyzyl Koum, Ouzbékistan, juin 2005.

 

Ayant quittés Boukhara à l’aube, nous traversons le paysage monotone et plat du Kyzyl Koum. Le sable est parsemé de petits arbustes secs. Le bitume fond sous la chaleur et le seul divertissement sont les varans, certains de près d’un mètre, qui traversent la route. Au bout de deux heures, des dunes basses de sable rouge remplacent la plaine et un vent chaud se lève. Puis le paysage change de nouveau : au loin quelques plateaux et soudain les eaux bleues intenses de l’Amou Daria. Le fleuve est très impressionnant : très large, au courant fort. Long de mille quatre cent trente-sept kilomètres, il prend sa source dans l’Hindou Kouch et traverse les hauts plateaux du Pamir au Tadjikistan pour suivre la frontière afghane avant de s’orienter vers le nord-ouest, parallèle au Syr Daria. L’Amou Daria sépare le désert du Kyzyl Koum des « sables noirs » du désert de Kara Koum au Turkménistan. Le fleuve a depuis toujours constitué la frontière entre les mondes turc et persan.

 

 

Le désert du Kyzyl Koum se situe au sud de la mer d’Aral dans le Khorezm, « Pays du soleil » en vieux-perse. Cette région fait partie de la Transoxiane. Le nom Transoxiane est d’origine latine et signifie « au-delà du fleuve Oxus », l’ancien nom de l’Amou Daria. Géographiquement, il s’agit de la région située entre les fleuves Amou Daria et Syr Daria, l’ancien Iaxarte. Aujourd’hui, la Transoxiane correspond approximativement à l’Ouzbékistan et au sud-ouest du Kazakhstan. Grâce aux exploits d’Alexandre le Grand la Transoxiane représentait l’extrémité nord-est de la culture hellénistique. Depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du Ier millénaire, la Transoxiane fut habitée par des peuples de langue iranienne, en particulier par les Sogdiens. Au sud, sur le cours supérieur de l’Amou Daria, vivaient les Bactriens.

 

 

Au village de Tourt Koul, nous quittons la route et nous bifurquons vers le nord. Nous pénétrons dans le Karakalpakstan, République autonome appartenant à l’Ouzbékistan, située sur la rive droite de l’Amou Daria. Le vent se renforce quand nous nous arrêtons devant les fortifications gigantesques de Gouldoursan datant du IVe siècle avant Jésus-Christ. La légende veut que la cité doive son nom à la princesse Gouldoursan. Tombée amoureuse d’un chef ennemi, elle trahit son peuple en lui ouvrant les portes de la ville. Rejetée à son tour, toute la population fut massacrée et la cité pillée. Plus plausible est la destruction de la ville par les Mongols en 1221. Aujourd’hui, la citadelle ressemble à un château de sable effondré. Nous ne nous attardons pas. Le ciel est devenu noir et l’air est lourd, étouffant. L’orage menace ; à l’horizon la pluie tombe déjà.

 

Au premier millénaire avant Jésus-Christ la région du Khorezm fut extrêmement fertile et même propice à la viticulture. De nombreuses citadelles furent construites pour protéger la population sédentaire des incursions des nomades. Les plus anciennes forteresses datent du IV siècle avant Jésus-Christ. Importantes étapes sur les routes des caravanes, les cités s’enrichissent. L’évolution naturelle des cours des fleuves entrainant la désertification de la région a nécessité la réalisation d’un système d’irrigation contrôlé par les seigneurs féodaux. Cependant, ces canaux détournant l’eau de l’Amou Daria étaient vulnérables aux attaques des nomades et, privées d’eau, les villes furent abandonnées et laissées aux éléments. Des centaines de forteresses abandonnées jonchent le désert du Kyzyl Koum, la plupart réduites aux fondations, d’autres laissant des témoignages inestimables du passé. Beaucoup d’entre elles sont inaccessibles situées dans des zones dangereuses. Un royaume muet des ruines engloutis par les sables…

 

Au milieu d’un paysage de désolation de sables mouvants apparaît Ayaz Kale. L’ensemble est composé de trois citadelles perchées sur trois collines de hauteurs différentes. La plus grande, Ayaz Kala 1, est un refuge défensif situé sur un promontoire escarpé d’environ cent-quatre-vingt mètres sur cent cinquante. Construite au IVe siècle avant Jésus-Christ, c’est une des forteresses les plus anciennes du Khorezm.

 

 

Ayaz Kala 2 est bâtie sur une colline conique au sud-ouest d’Ayaz Kala 1. C’est un fort féodal beaucoup plus petit datant du VIe siècle de notre ère, période de développement du Khorezm. Une nouvelle classe de propriétaires terriens féodaux avait émergé, les dihqans : descendants de l’ancienne noblesse, courtisans ou  militaires récompensés pour des actes loyaux. Ils vivaient en général dans des petits forts situés à la tête du canal qui irriguait les terres agricoles. Construit en briques de terre rectangulaires sur une base d’argile nommé paksha, le fort a une forme irrégulière. Une longue rampe mène au palais. Des traces de nombreuses maisons entourant la colline laissent penser qu’ici vivait une petite communauté agricole rurale. Ayaz Kala 2 fut utilisé jusqu’à l’invasion mongole au début du XIIIe siècle.

 

Datant du Ier et IIe siècles, Ayaz Kala 3 fut une importante garnison fortifiée. Construite sous la forme d’un parallélogramme, c’est une des plus grandes cités de la région. Chaque angle possède une tour carrée tandis que des tours rectangulaires protégeaient chaque flanc. Elle se situe à environ un kilomètre au sud d’Ayaz Kala 1.

 

Dans cette atmosphère orageuse, la citadelle d’Ayaz Kala 1 apparaît comme une impressionnante et austère cité, dégageant puissance et prestige. De grosses gouttes commencent à tomber mais nous décidons de braver les éléments et nous partons à la découverte du château. Le chemin qui monte vers l’entrée est vite transformé en boue gluante mais une fois au sommet nous trouvons refuge le long des remparts renforcés par quarante-cinq tours de guet semi-elliptiques. Nous découvrons un couloir voûté et trois pressoirs à vin. Les gouttes se transforment en une pluie abondante. Le vent siffle, le tonnerre résonne et les éclairs déchirent le ciel noir. Nous nous résignons et nous rebroussons chemin et songeant au destin tragique de ces villes abandonnées, leur gloire évaporée.

 

Une heure plus tard, la pluie a cessé, mais le ciel reste sombre. Nous traversons le désert autrefois parcouru par des archers montés, les Massagètes, peuple de cavaliers guerriers apparentés aux Scythes, armés de l’arc, du sabre court et de la hache à double tranchant. Cavaliers et montures étaient entièrement cuirassés et probablement à l’origine des cataphractes. Nomades, les Massagètes, « Grand Gètes », pratiquent l’élevage, mais vivent surtout de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Ils vénèrent le soleil, culte probablement d’origine perse.

 

Sous l’emprise de l’Empire perse, les Massagètes ne cessèrent jamais les guerres contre leur ennemi Cyrus le Grand. Lors de la dernière bataille, en 530 avant Jésus-Christ, le roi fut vaincu et périt avec la plus grande partie de son armée. La reine des Massagètes, Tomyris, outragée par le mort de son fils, prendra sa revanche. Elle remplit une outre de sang humain et fit chercher le cadavre de Cyrus parmi les Perses morts. Elle lui plongea la tête dans l’outre et lui adressa ces paroles : « Roi, bien que je sois vivante et que je t’aie vaincu les armes à la main, tu m’as perdue en t’emparant par ruse de mon fils ; moi à mon tour, comme je t’en ai menacé, je te rassasierai de sang ». Ainsi raconte Hérodote. Les historiens anciens s’accordent en général que Cyrus aurait péri au cours d’une expédition guerrière au nord-est de son empire, mais son corps fut rendu aux Perses et inhumé à Pasargades, capitale des Achéménides. Xénophon le fait mourir dans son lit.

 

 

La vaste citadelle Toprak Kala est entourée par les monts du Sultan Vaïs. Cette cité atteignit son apogée vers le IIIe siècle avant Jésus-Christ comme capitale de la région sous les seigneurs kouchan. Elle comptait alors une population de trois mille âmes. Les ruines sont imposantes et les fouilles systématiques ont laissé un espace organisé et nettoyé. Toprak Kala, « forteresse d’argile », fut découverte par l’archéologue soviétique S. Tolstoï en 1938. Les vestiges ont une forme rectangulaire de cinq cent mètres sur trois cent mètres. La citadelle fut protégée par des remparts de vingt mètres de hauteur et de nombreuses tourelles carrées. Elle comprend un immense palais appartenant au gouverneur où plusieurs salles ont été identifiées, un temple du feu, la place du marché et un important quartier résidentiel, chakhristan. Toprak Kala fut abandonnée au IVe siècle. Nous prenons le temps d’arpenter les ruines. Loin de tout, encerclés par le désert, frappe la réalité de ce qui n’est plus.

 

 

Un peu plus vers l’ouest se dresse la petite bourgade fortifiée de Kyzyl Kala. Le fort en briques crues a une allure très compacte, très massive. Contemporain de Toprak Kala, on pense, vu sa petite taille et la somptueuse décoration intérieure, qu’il s’agissait de la résidence fortifiée d’un aristocrate ou d’un personnage de haut rang. Des objets en céramique, verre, grès et fragments de bronze furent découverts ainsi que des restes de fresques murales. Le site est entouré de hautes herbes épineuses et le fort est inaccessible.

 

 

Le soleil est revenu, la chaleur suffocante, la steppe s’étend à l’infini. Nous sommes entourés d’étendues hostiles. Il est facile d’imaginer ces terres sans horizon il y a deux mille ans, sillonnées par les cavaliers Massagètes, arc à la main, prêts pour la bataille…

 

Nous quittons le Karakalpakstan, direction Ourguentch. Nous traversons l’Amou Daria sur un pont flottant : une série de grosses barges rouillées reliées entre elles par des chaînes. Dès que la voiture s’engage sur une barge, elle s’abaisse d’une dizaine de centimètres, la barge derrière, libérée du poids, remonte. Un bateau des douanes est amarré vers le milieu du fleuve. Les eaux de l’Amou Daria sont tumultueuses, la largeur du fleuve est bien d’un kilomètre. Les contrôleurs à chaque extrémité du pont vérifient méticuleusement nos passeports. Il est interdit de filmer ou de faire des photos ! La région reste sensible.

 

 

Je songe à l’étrange atmosphère qui plane sur toutes ces forteresses abandonnées, sculptées par des siècles d’érosion. Le silence est total et une certaine mélancolie hante les lieux. Finalement tout est éphémère. Des villes somptueuses réduites en un amoncellement de terre, vaisselle et verres dont il ne reste que tessons. Terrains fertiles propices à l’agriculture avec des récoltes abondantes remplacés par un désert aride. Une population autrefois nombreuse… plus que des fantômes errants…

 

© Texte & photographie : Annette Rossi.

 Image : Ayez Kale 2.

Au-delà de l’horizon… Figée dans le temps.

Son nom évoque un de ces lieux improbables, isolé dans les terres lointaines du Khorezm, entre le Kyzyl Koum et le Kara Koum, le « désert rouge » et le « désert noir ». Khiva, liée au delta du fleuve Amou Daria, est la plus reculée des villes sur le chapelet des lieux mythiques de la route de la soie. Dans l’ouest de l’Ouzbékistan, près de la frontière turkmène, la cité, dans l’Antiquité connue sous le nom de Raml, « l’endroit où le sable abonde », aurait été fondée, selon la légende, par Sem, le fils de Noé. Au XVIe siècle elle remplaça l’agonisante Ourguentch, aujourd’hui au Turkménistan, comme capitale du Khorezm. Elle dut sa prospérité au commerce des esclaves. De la cité médiévale aux allures féeriques, baignée dans les tons ocre du désert, vert et turquoise des briques émaillées, émane une atmosphère étrange et ensorcelante. Si l’âme de la ville paraît l’avoir quitté, si le cœur semble avoir cessé de battre, le corps résiste et à l’heure ou les ombres s’allongent, les esprits du passé du khanat de Khiva continuent de hanter les ruelles désertes.

 

Figée dans le temps, Khiva, Ouzbékistan, juin 2005.

 

Après avoir passé la veille à parcourir le désert du Kyzyl Koum pour découvrir les châteaux du désert, imposantes forteresses en ruine, et une nuit dans un hôtel comfortable à Ourguentch, ville à l’allure soviétique, nous arrivons très tôt à Khiva devant l’Ota Darvoza, porte du Père ou porte de l’Ouest. Derrière les murailles crénelées et ondulantes aux bastions bombés hauts d’une dizaines de mètres se dessine Itchan Kala, la ville intérieure. Un ensemble compact de bâtiments ocre, minarets élancés, portails voûtés et coupoles émaillées. Au premier plan les bandes vertes, turquoises et ocres du Kalta Minor, image emblématique de la cité.

 

 

En franchissant la porte nous remontons le temps. À l’est de la façade de la médersa Mohammed Amin Khan se dresse le Kalta Minor, « minaret court », dans toute sa splendeur avortée. En 1852, le khan Mohammed Amin voulut bâtir le minaret le plus haut du monde musulman. Il devait s’élever à plus de soixante-dix mètres avec une forme fuselée, le diamètre diminuant au fur et à mesure. Selon Agakhi, historien de Khiva, sa construction fut abandonnée à vingt-neuf mètres suite à la mort du khan en 1855. Cependant, une légende affirme que l’émir de Boukhara avait l’intention de bâtir un minaret aussi haut et aussi beau que celui de Khiva et il demanda au maître d’œuvre de se présenter à Boukhara après la fin des travaux. Mais le khan de Khiva, informé de l’affaire, ordonna l’exécution du maître aussitôt le minaret terminé. Celui-ci, par chance, eu vent de son sinistre destin et s’enfuit, laissant la construction inachevée. La vérité est nettement moins épique. Les travaux furent interrompus car le minaret risquait de s’effondrer. Néanmoins, le Kalta Minor, en dépit de son allure tronquée s’impose, rayonnant dans la douce lumière matinale. Les briques à la glaçure turquoise et vert jade forment de somptueux motifs géométriques sur la masse imposante de l’édifice.

 

 

Au hasard nous nous enfonçons dans le dédale de ruelles étroites et sombres bordées de médersas. Khiva, lieu mystérieux, oasis énigmatique sur la route de la soie. Khiva, image d’un songe oriental ; ville des Mille et Une Nuits. Les immenses richesses de Khiva se déclinent en édifices monumentaux ; coupoles et pichtaqs, hautes voûtes et minarets élancés, et une magnifique palette de couleurs ; ocre, bleu, vert, turquoise : équilibre et harmonie. « La capitale du pays elle-même, s’élevant avec ses dômes et ses minarets au milieu de ces jardins, impressionne favorablement le spectateur qui la contemple dans le lointain… », observe Arminius Vambery, orientaliste hongrois qui se rend à Khiva en 1863 sous le déguisement d’un derviche.

 

Nous sommes émus de découvrir enfin Khiva. En novembre 2002, nous étions partis pour un long périple sur la route de la soie, de Xi’an jusqu’à Téhéran. Hélas, après quatre semaines, des problèmes de santé mirent un terme à notre périple à Boukhara. Aujourd’hui nous sommes de retour en Asie centrale et après Tashkent, Samarcande, Pendjikent au Tadjikistan, Termez, et Boukhara, nous voici à Khiva, l’oasis secrète, la cité qui n’a pas vraiment changé depuis le passage d’Arminius Vambery…

 

Un mausolée couronné d’une coupole turquoise abrite la tombe de Pakhlavan Mahmoud mort en 1325. Le héros et saint patron de Khiva est connu sous des personnalités multiples : l’Hercule de l’Orient, Palvan Sir, le lutteur saint, Pirar Vali, le poète perse anti-religieux et Mahmoud, le fourreur du district. Son tombeau, devenu lieu de pèlerinage s’est paré de sa gloire actuelle qu’à partir de 1810-1835 quand les khans de Khiva érigèrent le grand mausolée, le dernier du genre construit en Asie Centrale.

 

 

L’histoire de Khiva est liée aux puits de Khivak qui approvisionnaient les caravanes en eau douce. Khiva fut une des nombreuses villes du Khorezm dépendante des eaux de l’Amou Daria. Le fleuve changea son cours plusieurs fois tout au long de son l’histoire entraînant le déclin et la disparition de la plupart d’entre elles. Khiva résista. Au VIe siècle avant Jésus-Christ, le Khorezm était le territoire des Massagètes, peuple de Scythes nomades vaincu par Cyrus le Grand vers 540 avant Jésus-Christ. Le souverain perse fonda sa seizième satrapie sur les terres du Khorezm et de la Transoxiane. L’appellation Khorezm vient du vieux-perse « xw-ra-zini » : « pays du soleil ». En 530 avant Jésus-Christ Cyrus fut à son tour vaincu par ces mêmes Massagètes et mis à mort par leur reine Tomyris. Au VIIIe siècle, certaines sources font état de trois villes dans la région : Al Fir, détruite par une crue de l’Amou Daria, Ourguentch, devenue capitale de la province et la petite cité de Khiva. Ourguentch fut dévastée par Gengis Khan, puis par Tamerlan ; elle ne s’en remettra jamais. Son déclin devient irréversible après un nouveau changement du cours de l’Amou Daria. Khiva survécue de justesse.

 

Par une petite porte basse, nous pénétrons dans la pénombre de la mosquée Juma, la mosquée du Vendredi, achevée en 1788. La fraîcheur et l’ambiance ascétique sont apaisantes après la chaleur et l’intense lumière. Plus de deux cent colonnes de bois sculptées, dont certaines datant du Xe siècle, façonnent un ensemble verticale. À travers cette forêt aux nuances sombres le soleil pénètre par deux ouvertures dans le toit ; deux flaques de lumière animées par la poussière qui danse. Sous l’une d’entre elles pousse un arbre. La Juma a gardé pour modèle l’apadana, salle d’audience des anciens Perses. Nous errons au milieu de cette multitude de colonnes et admirons le travail des artisans disparus depuis si longtemps. Étoiles, palmettes, fleurs et feuilles stylisées sont en harmonie avec la calligraphie arabe et les motifs géométriques. Le silence règne dans la salle, un silence sourd et dense. Et lorsque nous émergeons dans la rue par la porte principale, près du minaret, nous avons l’impression de sortir d’une illusion.

 

 

Des bandes de faïence émaillée dans des tons verts parcourent le plus haut minaret de Khiva, le minaret Islam Khodja. Au début du XXe siècle, à la cour d’Isfandyar Khan, un besoin de réformes fut à l’origine de grands bouleversements. Sur l’ordre du grand vizir Islam Khodja furent construits une école publique et un hôpital. Il lança également une série de réformes de l’enseignement qui lui valut le courroux du clergé. En 1908, il fut le commanditaire de la construction d’une médersa et d’un minaret haut de quarante-cinq mètres, les derniers grands monuments architecturaux des khanats d’Asie centrale. Islam Khodja fut assassiné en 1913 sur l’ordre de son ennemi Nazar Beget et son architecte enterré vivant par Isfandiyar Khan. En 1924, durant le siège de quatre jours mené par le leader Junaid Khan, à l’apogée du mouvement basmatchi ; le rassemblement des partisans armés en Asie centrale résistant à la soviétisation, le minaret fut utilisé comme tour-radio. Aujourd’hui encore, le minaret domine la vieille ville comme un phare.

 

 

La chaleur est étouffante en ce début du mois de juin et les rues sont calmes. Pas un touriste, seuls les rares habitants de Khiva animent la cité. Les femmes en longues robes légères et colorées, le foulard simplement noué sur le chignon, se protègent du soleil avec des parapluies. Le statut de ville-musée, acquis en 1967 sous la domination soviétique a permis à Itchan Kala et ses magnifiques palais, mausolées, mosquées et médersas de survivre, mais, largement restaurés et les habitants chassés, l’a également figée dans le temps. Le classement au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1990 a d’avantage contribué à la préservation du site. Aujourd’hui, les habitants de Khiva sont autorisés à revenir habiter au sein des anciennes murailles. Le rire des enfants, le bavardage des femmes, une dispute animée et les bruits d’un seau d’eau vidé ou une porte qui claque font désormais à nouveau partie de la vie quotidienne de la ville.

 

 

Koukhna Ark, l’ « ancienne citadelle » fut la résidence principale des souverains de Khiva. Même si les khans possédaient plusieurs résidences au siècle qui précède l’ère soviétique, Koukhna Ark reste le refuge fortifié de tous les temps. La mosquée possède de jolies céramiques bleues et blanches dont les arabesques florales forment des spirales sur les murs. Dans la Kourinich Khana ou salle de trône, le khan recevait soit dans l’iwan d’été, soit dans une yourte chauffée installée sur une plateforme circulaire l’hiver.

 

 

En 1556, Dutchan Ibn Boejgi fait de Khiva la capitale du Khorezm. Un demi-siècle plus tard, Arab Mohammed Khan débute la construction à grande échelle des complexes architecturaux. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle Khiva vit une grande période de développement avec l’accession au pouvoir d’Abdoul Gazi Khan en 1642, puis celle de son fils Anoucha Khan en 1663. En 1717, le tsar Pierre le Grand, voulant établir une route vers l’Inde via l’Oxus, perd six mille hommes envoyés avec le prince Bekovitch, massacrés aux portes de la ville. Le XVIIIe siècle est marqué par le retour des divisions tribales, puis le Khorezm tombe sous la tutelle du roi de Perse Nadir Shah. Khiva connaît alors une importante influence persane. En 1770, les Koungrats inaks s’emparent du pouvoir. Mohammed Rahim Khan (1806-1825), puis Allakouli (1826-1842) instaurent un pouvoir central puissant, contrôlent les tribus, améliorent l’irrigation et reculent les frontières. Khiva et le Khorezm atteignent leur apogée, essentiellement grâce au commerce avec la Russie et la Volga. Néanmoins, la cité est réputée être un repaire de voleurs, de brigands, de pirates et de trafiquants d’esclaves. En 1839, prétextant son soutien aux esclaves russes retenus prisonniers à Khiva, le tsar organise une expédition menée par le général Petrovsky : cinq mille hommes succombent au froid des terres enneigées du Kyzyl Koum. Dans les années 1850, Khiva est un des points d’affrontement entre russes et anglais lors du « Grand Jeu ». Le 29 mai 1873, la cité tombe sous domination tsariste et le khanat approche de sa fin. Le 27 avril 1920, la République populaire de Khorezm est proclamée et le khan Abdoullah abdique. En 1922, la région est promue république soviétique, en 1924, elle intègre la RSS d’Ouzbékistan.

 

Nous déjeunons au chaikaneh Farrakh, face à la moquée Juma, puis nous descendons la rue principale jusqu’à la minuscule mosquée Ak, « mosquée blanche » et ses belles portes ciselées. Là, nous bifurquons à gauche. Faisant face à la médersa Allakouli Khan (1834) avec son haut portail et décorée de céramiques bleues glaciales, malheureusement fermée, se dresse la médersa Koutloug Mourad Inak (1804-1812). Ses sublimes tours d’angles sont ornées de plaques traditionnelles, rares, en terre cuite. Depuis la cour intérieure, des marches humides et glissantes descendent vers le Sardoba, la réserve d’eau souterraine. Il y fait frais et une odeur de renfermé sature l’air.

 

 

En 1830, Allakouli Khan commanda la construction du palais Tach Khaouli, le Palais de Pierre, résidence plus luxueuse que l’austère Koukhna Ark. Huit années et mille esclaves furent nécessaires pour édifier l’édifice qui comprend deux cent soixante pièces. Le palais reste un lieu de résidence des khans jusqu’en 1880, quand Mohammed Rahim Khan II revint à Koukhna Ark. L’édifice est composé d’un ensemble regroupé autour de trois cours correspondant aux trois fonctions principales : le harem, la salle de réception, et la cour de justice. Le khan y vivait entouré de son entourage extravagant. Nous tentons de percer les mystères du palais en parcourant couloirs voûtés, cours aux décorations luxuriantes, dépendances tapissées de motifs émaillés. Alternent jeux d’ombres et de lumières. Nous traversons la salle de réception recouverte de céramiques miroitantes où, sur une plateforme circulaire, était installée la yourte pour l’hiver. C’est ici qu’en 1840 le général Sir James Abbott avait tenté d’expliquer à Allakouli Khan et sa cour hilaire pourquoi en Angleterre régnait une jeune femme, la reine Victoria, dont le futur mari n’aurait pas le contrôle de la couronne.

 

 

« Une garde de trente à quarante hommes se tient à la porte du palais. Nous passâmes ensuite dans une petite cour ; les gardes du khan portaient tous de longues robes de soie de différentes formes ; d’éclatantes ceintures enroulées autour de leur corps et de grands chapeaux cylindriques sur leur tête bronzée complètent leur costume. Cette cour est entourée de bâtiments peu élevés : cette partie du palais est habitée par les gens de service. De tout jeunes garçons à l’aspect efféminé, les cheveux tombant sur les épaules et vêtus comme de petites femmes se promènent de long en large en vrai désoeuvrés. » Fred Burnaby, reçu en audience auprès du khan de Khiva dans son palais en 1873.

 

Par le passage secret, « dolom » nous accédons au harem dont la splendeur laisse deviner la richesse de cette époque. Les pièces sont disposées autour d’une cour. Le côté nord, plus austère, était réservé aux concubines, du côté sud vivaient le khan et ses quatre épouses légitimes. Chaque habitation est précédée par un iwan, magnifiquement décoré de panneaux de céramiques bleues et blanches alternés de murs en briques jaunes dans lesquels sont incrustés des motifs de faïence bleue ou vert jade. Le toit de caissons peints est soutenu par de minces colonnes en bois renflées à leur base sur des socles en marbre sculpté. Nous sommes frappés par le swastika gravé sur une des bases. Chaque iwan possède sa propre décoration ; chaque panneau est différent et aucune colonne n’est semblable. Au premier étage des loges en bois sculpté et peint de couleurs claires animent la façade. « Et l’impression de raffinement et d’opulence qui s’en dégage est une chose qui ne s’oublie pas. En un instant, l’œil palpe pour ainsi dire cette sobre orgie de décor qui devait être celle d’un palais des Mille et Une Nuits », écrit Ella Maillart en 1932. La chaleur entre les hauts murs est intense. Les bruits sont étouffés. Le raffinement des lieux, les couleurs chatoyantes, l’impression de légèreté : un endroit de séduction, de volupté, d’enchantement.

 

 

Depuis des temps immémoriaux le commerce s’épanouissait près de Palvan Darvosa, les Portes Orientales. Elles reliaient la ville intérieure aux marchés extérieurs. Sous une voûte de soixante mètres de long s’alignent les niches où l’on enfermait les prisonniers. À la sortie du tunnel, contre les remparts de la ville, se tenait le marché des esclaves, les plus important d’Asie central. Des milliers de Perses, de Kurdes, de Turkmènes, d’Afghans et de Russes furent razziés et vendus sur les marchés. Les historiens russes estiment à près d’un million le nombre de personnes qui furent réduites en esclavage et vendues par les khans de Khiva.

 

Lors de son voyage en 1820, M. N. Mouraviev, capitaine d’état-major de la garde impériale russe, envoyé à Khiva pour donner plus de consistance aux relations qu’entretient la Russie avec la Turcomanie, rapporte : « Les esclaves qui tentaient de s’échapper étaient cloués par les oreilles à une porte car ils avaient trop de valeur pour qu’on les exécute. Les jeunes Russes avaient le plus de valeur sur le marché des esclaves de Khiva. Les Perses valaient beaucoup moins et les Kurdes moins encore. Mais d’autre part, une esclave féminine perse avait infiniment plus de valeur qu’une Russe ». En 1839, un voyageur occidental qui s’étonna de voir des Perses et des Russes à Khiva eut comme réponse « oui, Monsieur, esclaves ; telle est la manière, la seule manière, dont les Russes et les Perses pénètrent dans le pays des Turcomans ». Arminius Vambery, en 1840, écrit : « Je savais du reste que le khan de Khiva, dont la cruauté révoltait jusqu’aux Turcomans eux-mêmes, se montrerait plus inexorable qu’aucun de ses sujets si, par aventure, je lui inspirais la moindre méfiance. Il avait coutume, disait-on, de réduire en esclavage tous les étrangers suspects… » Il témoigne : « Je trouvais, dans la dernière cour, environ trois cents prisonniers absolument déguenillés qui devaient être vendus comme esclaves ou gratuitement distribués par le khan à ses créatures, réunis l’un à l’autre au moyen de colliers de fer, par files de dix à quinze… »

 

 

Nous traversons l’obscur passage et malgré la chaleur, j’ai la chair de poule à l’évocation des lugubres destins qui se sont déroulés ici. Khiva, sous la sérénité actuelle, cache un bien sinistre passé, où la vie d’un homme ne valait guère mieux que celle d’un animal. Lorsque le khanat devient protectorat russe en 1873, l’esclavage fut aboli. En 1881 Elisée Reclus écrit : « Avant l’expédition de 1873, Khiva était l’un des principaux marchés d’esclaves de l’Asie : c’est là que les Turkmènes vendaient leurs bandes de captifs, pris ou achetés sur les bords de la Caspienne, sur les plateaux de la Perse, de Herat, de l’Afghanistan. Les esclaves les plus appréciés pour leur force de travail étaient les Russes : chacun valait quatre chameaux. »

 

Dès le IIIe siècle avant notre ère, les plaines arides du désert de Kyzyl Koum furent des champs fertiles et l’antique civilisation agraire qui habitait la région était renommée pour ses « Jardins d’Eden » où l’on cultivait pommes, poires et melons, pour lesquelles la région du Korezm était connue. Les sources historiques du Xe siècle mentionnent l’expédition de ces melons dans des boîtes en étain contenant de la glace jusqu’à la cour du Calife de Bagdad. Khiva, au carrefour des routes reliant les villes d’Asie centrale et celles de l’Europe Occidentale, restait un centre important du commerce de transit. Dans les années trente du XIXe siècle, sur l’ordre d’Allakouli Khan, un caravansérail, le dernier en Asie centrale, fut construit à côté de Palvan Darvosa suivi d’un marché couvert, « tim ». Le commerce entre Khiva et la Russie à son apogée, les impôts furent lourd et l’argent utilisé pour l’achat de livres du médersa Allakouli Khan.

 

 

Nous découvrons les trésors de Khiva. Nous ne comptons plus le nombre de médersas visitées, des ruelles parcourues et des sourires rendus. La population est extrêmement chaleureuse. Si les étrangers commencent à venir timidement, Khiva n’est pas encore la destination du tourisme de masse et nous nous sentons vraiment éloignés de la vie moderne. Itchen Kala est un magnifique exemple d’une ville musulmane au Moyen Âge et elle n’a rien perdu de sa magie.

 

Quand les ombres s’allongent, nous retournons à Koukhna Ark. Un escalier raide et étroit mène sur le bastion Akchikh-Bobo, la citadelle centrale, appuyée aux remparts de la ville. C’est le plus ancien édifice de Khiva. Elle est contemporaine aux forteresses khorezmiennes abandonnées dispersées dans le désert environnant que nous avons découvert le jour précédent. Depuis le pavillon, la vue porte aussi bien sur la ville intérieure que sur le Dichan Kala, la ville extérieure où nombre de monuments rivalisent avec ceux d’Itchen Kala. Cette partie de la ville se développa dans les XVIIe et XVIIIe siècles et en 1842 le khan ordonna la construction d’un mur pour protéger la population des brigands. En un mois, des murailles de six kilomètres de long et sept mètres de haut furent élevées : le khan profita de la main d’œuvre de vingt mille esclaves perses originaires de Khorassan conduits de force à Khiva. Malheureusement, en 1873, Khiva devint un état vassal de la Russie et les murailles perdirent leur fonction ainsi que la structure féodale de la ville état.

 

 

La lumière est douce et le soleil s’attarde à l’horizon. La vue est époustouflante : Khiva, la « ville aux mille coupoles » s’étend dans toute la splendeur baignée d’un crépuscule langoureux. Les muraille forment un alignement de méandres. Les minarets s’élancent vers un ciel qui commence à sombrer dans la nuit. Les hauts pichtaqs des médersas reflètent encore la lumière décroissante. Les dômes turquoises brillent. Le Kalta Minor est tel un énorme cylindre coloré, imposant dans sa beauté impuissante. Les instants passent dans le calme et la sérénité. La féerie de Khiva opère, entre réel et imaginaire.

 

 

De retour dans les rues de la ville déserte, nous déambulons encore et toujours. Nous hésitons à quitter la cité. Nous croisons quelques femmes dont les robes bariolées et les parapluies enluminés captent un dernier rayon de soleil. Devant la mosquée Juma, dans le portique soutenu par une colonne en bois sculpté, s’est rassemblé un petit groupe. Les hommes au regard buriné au-dessus un long bouc en manteau et calotte, les femmes en robes, pantalon bouffant et foulard de couleurs vives. Combien de générations éloignées de l’époque des khans ? Combien de différence entre maintenant et avant ? Difficile d’imaginer la vie quotidienne à Khiva, autrefois ou aujourd’hui. Le pays semble avoir été propulsé dans le XXIe siècle en ayant manqué le XXe…

 

 

Le soleil est sur le point de disparaître. Nous jetons un dernier coup d’œil sur la forêt de colonnes de la mosquée, un dernier passage et un regard admiratif pour le Kalta Minor qui baigne dans une lueur douce , et nous franchissons la Porte Darzova en direction du couchant…

 

 

Le réveil à six heures du matin nous offre Khiva et le Kalta Minor encore sommeillantes. Aujourd’hui nous quittons l’Ouzbékistan pour le Turkménistan. Car de l’autre côté de la frontière nous attend la cité d’Ourguencht remplacée par Khiva comme capitale du Khorezm au XVIe siècle. Les deux cités sont étroitement liées et nous allons découvrir les quelques vestiges que les sables n’ont pas englouti.

 

Deux heures plus tard, nous nous retrouvons à la frontière. L’ouverture de la douane n’est pas prévue avant neuf heures. Vers huit heures et demie, un camion vient livrer le matériel informatique, puis un employé, curieux de voir des étrangers à cette frontière peu fréquentée, nous propose du thé… qui n’arrivera jamais ! Une famille ouzbek avec plusieurs enfants se joint à nous, puis un couple âgé qui se lance dans un grand discours. Nous ne comprenons rien de leurs paroles mais cela ne semble pas les déranger. Les formulaires de passage sont distribués. Ils sont en russe mais après de nombreux passages de frontière des anciennes républiques soviétiques ces dernières années nous les connaissons presque par cœur et n’avons aucun mal à les remplir. Les officiers arrivent et les choses accélèrent. Nous avançons jusqu’au portail. Contrôle. Un minibus doit nous emmener jusqu’au poste frontalier turkmène. Le bus, en douteux état, rouillé et sale, arrive. Tout le monde s’entasse dedans, il doit faire cinquante degrés ! Les gens sont gentils, nous sourient. Après quelques minutes nous voilà aux portes du Turkménistan, prêts pour découvrir Kounia Ourguentch, cité qui par son malheur est à l’origine de la gloire de Khiva…

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

 Image d’en tête : Itchan Kala.

 

Au-delà de l’horizon… Cité légendaire sur la route de la soie.

« Tout ce que j’ai entendu dire de la beauté de Maracanda est pure vérité… Mais elle s’avère encore plus splendide que ce que je pouvais imaginer ! » s’exclama Alexandre le Grand en pénétrant en conquérant dans la ville en 329 avant Jésus-Christ. Marakanda, contemporaine de Babylone et de Thèbes, la cité fascine dès l’Antiquité. Smarakanda, Samarcande, dérive probablement des mots sogdiens asmara, « pierre » ou « rocher », et kand, « fort » ou « ville ». Récemment on a avancé qu’en sanskrit samara signifie « rencontre » et kent, « ville ». Cette théorie illustre la position de Samarcande à la lisière des mondes turc et persan. Au fils des siècles, la cité, étape légendaire sur la route de la soie, évoque splendeur et convoitise, célébrée par historiens, poètes et écrivains.

 

Cité légendaire sur la route de la soie, Samarcande III, Ouzbékistan, octobre 2010.

 

Cinq années après notre dernier passage dans la vile légendaire, nous voilà de retour. Le ciel est d’un bleu limpide, la température agréable. Nous nous baladons dans le quartier du Gour Emir la nuit tombante. A l’origine, le mausolée était perdu au milieu de petites ruelles bordées de maison traditionnelles, d’ateliers d’orfèvres et petits commerces. Puis, après l’indépendance, du jour au lendemain, un haut mur fut érigé autour de l’ancien quartier et on rasa, à l’abri des regards, ces bâtisses centenaires, cœur artisanal de la ville, les habitants déplacés dans des barres d’immeubles dans les faubourgs. Ces travaux de modification furent initiés par les autorités pour reconstituer l’« allée royale » qui reliait deux mausolées majeurs au XIVe siècle, le Gour Emir et la Ruhabad. Aujourd’hui c’est fait et c’est bien dommage d’avoir détruit le tissu urbain labyrinthique des origines. Depuis, le Gour Emir est visible de loin, dans le prolongement d’une place verte et vide.

 

 

Le lendemain matin, nous pénétrons à l’intérieur de l’édifice, non pas sans une légère appréhension. Après notre première visite du mausolée en novembre 2002, nous étions tombés malade. Pendant des jours terriblement angoissants, j’étais certaine que la malédiction de Tamerlan s’était abattue sur nous. C’est donc pour cette raison que, lors de notre passage à Samarcande en 2005, nous avions boudé ce tombeau. Aujourd’hui, avec le soleil qui pénètre par les fenêtres en ogive, l’atmosphère semble apaisé. J’admire de nouveau le volume intérieur, les dorures, les marbres, et les muquarnas. Magnificence à la hauteur de la réputation de Timour le Boiteux. Une oasis d’or et de bleu incroyablement délicate. Une balustrade en albâtre sculpté entoure les cénotaphes de Tamerlan et de ses proches. Nous savons que, sous nos pieds, dans la crypte, les véritables tombes se situent exactement à la même place. Si nous avions eu la chance, ou peut-être la malchance, de l’avoir visité auparavant, aujourd’hui il est impossible de pénétrer dans ce lieu obscur. Les gardiens secouent vigoureusement la tête rien qu’à la mention de « krypton ». Nous n’insistons pas. Peut-être est-ce pour le mieux…

 

 

Situé juste derrière le Gour Emir, le Ak Sarai, « palais blanc », est encore noyé dans un quartier pittoresque avec des ruelles étroites et des maisons anciennes. De conception modeste, sans les fastes du Gour Emir ni les couleurs, ce mausolée fut construit vers 1470 sur l’ordre du souverain timouride Abu Saïd pour venir compléter le Gour Emir comme lieu de sépulture de la lignée masculine de la dynastie. Un squelette décapité fut découvert dans la crypte et pourrait être celui d’Abd-al-Latif, le fils parricide d’Oulough Beg ; mystère non élucidé. Dans un piteux état lors de notre visite en 2002, les récentes restaurations lui ont redonné son allure d’antan.

 

 

Le Registan, « place sablonneuse » en tadjik, était le centre de la Samarcande médiévale. L’ensemble de trois majestueuses medersas légèrement penchées est le joyau de la ville. Entourant une place centrale se dressent la médersa Cher-Dor, la médersa Tilla-Qari, et la médersa d’Oulough Beg. Nous prenons plaisir à arpenter les cours, les escaliers, les salles et les cellules sous les regards curieux de la population locale qui aime, elle aussi, venir flâner au cœur de l’histoire de la ville.

 

 

En Ouzbékistan les femmes portent traditionnellement une robe longue et ample aux manches courtes en soie ikat recouvrant un pantalon arrivant au-dessus de la cheville et un foulard fleuri noué dans la nuque. Silhouettes colorées et gaies. Un costume loin de l’image terrible de la parandja, la cape portée par les femmes jusqu’au milieu des années 1920 censé les protéger des envieux et du mauvais sort. Cette cape, volumineuse et épaisse, recouvrait totalement des pieds à la tête avec en prime une fenêtre grillagée de crin de cheval tissé au niveau des yeux. Sans emmanchures, la parandja était dotée de fausses manches attachées dans le dos. D’apparence sobre à l’extérieur, l’intérieur est façonné de multiples couches de soie et satin coloré. Souhaitant abolir la pratique de l’Islam et rétablir l’égalité entre les sexes, les soviétiques l’ont interdite en 1927 mais la parandja se portait encore dans les années 1950.

 

Ella Maillard, voyageuse suisse, de passage en Ouzbékistan en 1932, témoigne au sujet de la parandja : «Tout me surprend : … le nombre de femmes voilées, silhouette de cercueils dressés, avec le contour raide et monolithique du parandja. Cela n’a aucun sens de parler de voile : c’est treillis qu’il faudrait dire, tant est rigide et sombre cette toile en crin de cheval qui leur blesse le bout du nez, qu’elles pincent entre leurs lèvres lorsqu’elles se penchent pour regarder la qualité du riz qu’on leur offre, le regard pouvant seulement filtrer lorsque le tchédra est perpendiculaire devant les yeux. À l’endroit de la bouche, un rond mouillé reste marqué lorsqu’elles se redressent, que des nuages de poussière ambiante viennent vite poudrer ».

 

J’ai vu des parandjas au musée et dans certaines boutiques d’antiquités. Très lourdes et inconfortables, raides, donnant à celle qui la porte l’aspect d’une tente, où, comme le décrit Ella Maillard, un cercueil dressé, je comprends qu’en 1925, un certain nombre de femmes, à l’encontre des ordres de leurs maris, ont brûlé la parandja sur la place du Registan à Samarcande. L’événement fut immortalisé par le peintre Pavel Benkov. « La journée du 8 mars au Registan ». Par le hasard des choses Ella Maillard fut témoin de la réalisation de cette toile dans la cour de la medersa d’Ouloug Beg où le célèbre peintre russe s’était alors installé.

 

La médersa d’Oulough Beg est l’une des plus vastes d’Asie centrale. C’est un grand bâtiment rectangulaire flanqué de minarets à chacun des quatre coins et un pichtaq massif qui s’élève jusqu’à deux fois la hauteur de l’édifice. En référence à la passion d’Oulough Beg, le pichtaq est orné d’étoiles tandis qu’une calligraphie coufique affirme que « cette magnifique façade est deux fois plus haute que le ciel, et lourde au point que l’échine de la terre en est écrasée ». Assez inhabituel, des claustras en céramique permettaient aux fidèles d’apercevoir l’intérieur des cours de la médersa, un compromis entre le monde intérieur, mystérieux et serein, et le monde extérieur. Une galerie à deux étages entoure la cour intérieure avec des iwans au centre de chaque façade. L’iwan ouest donne accès à une mosquée étroite. Des chambres cruciformes couronnées par des dômes occupent les quatre angles de la médersa. Je suis assise sur un banc sous l’arche de l’iwan d’entrée, bluffée par la beauté de la décoration inspirée de l’art persan dont en témoignent le hazarbaf, terme persan signifiant « mille tissages » ; l’agencement de différents types de briques qui fait naitre un dessin en relief, et le haft rangi, « sept couleurs », une technique de faïence polychrome peinte.

 

 

Le nom Oulough Beg est un titre, l’équivalent turc de « grand émir ». Son vrai prénom est Muhammad Taragay en honneur de son arrière grand-père, le père de Tamerlan. Grand astronome et mathématicien, remarquable savant, mais piètre politique, il édifie une médersa dédiée aux études religieuses et aux sciences profanes qui accueille une centaine d’élèves encadrés par les meilleurs professeurs. Le souverain en personne y enseigne l’astronomie, sa grande passion. Au XVe siècle, c’est la plus grande université d’Asie centrale. Oulough Beg n’en reste pas là. En 1429, à quelques kilomètres de Samarcande, il inaugure un extraordinaire observatoire comprenant, entre autres, un quadrant et un sextant géant. Soixante-dix mathématiciens et astronomes y travaillent avec lui. Il détermine les coordonnées de plus de mille étoiles, conçoit des calculs pour prévoir les éclipses et réussi à mesurer l’année stellaire avec une précision très proche de celle d’aujourd’hui. Sa passion entraine sa condamnation. Ne s’étant jamais réellement intéressé à la politique, à la mort de son père en 1447, il ne fut pas en mesure de conserver le pouvoir bien qu’étant fils unique. Il fut mis à mort à l’instigation de son propre fils Abd al-Latif.

 

Depuis le Registan, nous empruntons une promenade récemment emménagée. Dallée, bordée de pelouse et plantée de jeunes marronniers, elle n’est qu’un long enchainement de boutiques aux grandes vitrines. Ce lieux fait pour le tourisme n’a malheureusement pas d’âme et je regrette les vieilles maisons et les venelles qui présentaient un décor authentique, ici, autrefois. Arrivée devant la mosquée Bibi Khanoum, même étonnement. Tout le quartier a été réhabilité et une grande esplanade plantée de gazon, arbres et lampadaires précède la vénérable mosquée de Bibi Khanoum.

 

La mosquée est entourée d’une muraille flanquée de quatre minarets aux angles dont un seul subsiste aujourd’hui. Un énorme pichtaq donne accès à la cour. Sur les deux faces latérales est accolé un petit oratoire coiffé de dômes en quartiers d’orange. La restauration semble achevée, mais l’état du sanctuaire est inquiétant. Le bâtiment général penche sur ses bases arrières et nombreux sont les morceaux de céramique tombés des façades récemment refaites. J’aime ce lieu qui dégage une toute autre atmosphère que le Registan : plus sobre, plus serein, plus paisible. Assis sur un muret je suis une nouvelle fois époustouflée par les dimensions grandioses de cette mosquée qui se prolongent vers le lutrin démesuré qui trône au centre de la cour, à l’ombre de muriers blancs. Nous observons quelques femmes vêtues de robes colorées qui rampent entre les neuf pieds dans l’espoir d’avoir beaucoup d’enfants sous les rires et les encouragements de leurs maris. Ce lutrin, en marbre gris de Mongolie, fut un don d’Ouloug Beg, petit-fils de Tamerlan. À l’origine il se trouvait dans la salle de prière et était destiné à recevoir le Coran d’Osman. Il fut placé au centre de la cour après le tremblement de terre de 1875.

 

 

Le Coran d’Othman ou Osman est un manuscrit incomplet du Coran considéré comme la plus ancienne copie du Coran au monde. Datant du IXe siècle, il est attribué à Othman, troisième calife. La légende affirme que l’ouvrage garde une trace de son sang car il aurait été assassiné en le lisant. Il fut rédigé sur une peau de cerf en qurayshite, un dialecte arabe de La Mecque. Cependant, le style coufique de l’écriture n’apparaît pas avant la fin du VIIIe siècle, cent cinquante ans après la recension d’Othman. Il ne peut, logiquement, en être l’auteur.

 

À la mort du prophète Mahomet, son beau-père Abou Bakr est reconnu officiellement comme son successeur, calife. À sa mort en 634, son premier ministre Omar lui succède. Dix ans plus tard, celui-ci est poignardé mais avant de mourir il désigne un comité de six personnes qui doivent choisir parmi eux le troisième calife. Ainsi est élu Othman ben Affan, Osman. Appartenant à une riche famille de La Mecque, issu du clan des Omeyyades, il a figuré parmi les premiers disciples du Prophète, dès les débuts de la prédication coranique. Il serait le premier natif de la Mecque à s’être converti à l’islam, en 611, bien avant l’Hégire. Ayant épousé deux des filles de Mahomet, Raukiya et Oum Kalthoum, on lui attribue le surnom de « Dhû al-Nûrayn », « celui qui possède les deux Lumières ». Un hadîth rapporte qu’après la mort d’ Oum Kalthoum en 630, Mahomet lui aurait dit « Si j’avais une troisième fille à marier, je te l’aurais donnée pour épouse ». Othman ben Affan semble posséder toutes les qualités pour assumer sa tâche, néanmoins son élection va susciter une forte controverse le clan omeyyade assurant ainsi son emprise sur le pouvoir médinois. On lui reproche notamment d’évincer le gendre et cousin du Prophète, Ali ibn Abi Talib. Pendant son règne il poursuit l’œuvre de Omar en organisant l’Empire, tout en continuant les conquêtes. Sous le califat de Othman, le territoire musulman s’accroît considérablement. Il va également jouer un rôle déterminant dans l’institutionnalisation de la religion musulmane en élaborant la recension de la Révélation divine, ce qui engendrera la version « définitive » du Coran, appelé la « vulgate othmanienne» ou « Coran d’Othman » ou encore « Coran d’Osman ». En conséquence l’arabe de style mecquois est élevé au-dessus de tous les autres dialectes, car c’est dans cette langue que Dieu se serait exprimé par le biais de l’ange Gabriel. Cinq exemplaires du Coran d’Osman auraient été recopiés et envoyés dans les principales villes de l’Empire, Othman en gardant une à Médine pour son usage personnel.

 

Mais son action politique ne contribue pas à apaiser les tensions au sein des chefs de clans médinois et il doit faire face à une opposition grandissante dont les principaux meneurs sont Amr ibn al-Aç, le conquérant de l’Égypte, destitué de son poste de gouverneur, et Ali, époux de Fatima, fille du Prophète et la seule qui lui ait donné une descendance, dont deux garçons, Hussein et Hassan. Osman est assassiné en 656 dans sa maison alors qu’il lit le Coran qui sera tâché de son sang. Son assassinat est considéré comme le point de départ de la Grande Discorde opposant les Omeyyades aux partisans d’Ali et une longue série de meurtres politiques qui vont affaiblir le califat. L’élection d’Ali comme calife marque le début d’une bataille ouverte au sein de l’islam et l’influence du nouveau calife s’affaiblit considérablement à Médine et La Mecque mais s’étend en Mésopotamie. Ali et ses « partisans » ou « disciples », chiites en arabe, réclament que le califat revienne aux descendants en ligne directe du Prophète et prônent une grande rigueur dans la mise en pratique de l’islam et l’assimilation des populations conquises. Les orthodoxes ou sunnites sont adeptes d’une application plus souple de la doctrine musulmane.

 

 

Lorsqu’Ali succède à Othman, il emporte le Coran d’Osman à Koufa, aujourd’hui en Iraq. Au XVe siècle, Tamerlan envahit la région, s’empare du manuscrit et le rapporte à Samarcande. Il le dépose à la mosquée Bibi Khanoum, la mosquée du Vendredi. En 1868, les Russes prennent le coran et l’emportent à Saint-Pétersbourg. Après la Révolution d’Octobre, Lénine, dans un acte de bonne volonté envers les musulmans de Russie, offre le document à la population d’Oufa, l’actuelle Bachkirie. Après les protestations de plus en plus pressantes de la population du Turkestan, le manuscrit retourne à Tachkent. Aujourd’hui, le Coran d’Osman est conservé à la bibliothèque de la mosquée Telyashayakh dans le vieux quartier Hast-Imam de Tachkent. Le palais Topkapi à Istanbul conserve l’unique autre copie préservée.

 

Au nord-est de la ville moderne, loin de l’effervescence de la ville, sommeille le site archéologique d’Afrasiab. Le ciel est d’azur, l’air frais. Une belle journée d’automne. De la splendeur d’autrefois ne reste qu’un paysage lunaire ; des monticules jaunes parsemés de quelques ruines parcourus par des moutons et des chèvres. Seules les fresques du VIIe siècle, un peu écaillées, du palais, exposées dans le petit musée reflètent la prospérité d’Afasiab. Elles représentent le roi sogdien Varkhouman recevant des dignitaires étrangers montés sur des éléphants, des chameaux et des chevaux.

 

 

Afrasiab est le roi sogdien légendaire mentionné dans le poème épique persan de Ferdosi, Shahnamah, « livre des rois », dans lequel il se bat contre un shah de Perse légendaire, Kai Khosro. Afrasiab légua son nom à la cité fondée vers le VIIe siècle avant Jésus-Christ. Dans un paysage de collines de lœss fertile, elle doit sa richesse agricole au fleuve Zerafshan, « Dispensateur d’or », dont elle bénéficie grâce à un ingénieux réseau de canaux de dérivation. Le plus ancien de ces canaux, le Dargom, remonte à l’époque achéménide ; VIe siècle à 329 avant Jésus-Christ. Le plus récent, le Siyab, « eau noire », longe la citadelle.

 

Chez les Grecs, la cité était connue sous le nom de Maracanda. Alexandre le Grand la conquit en 329 avant Jésus-Christ. Un événement dramatique marqua le séjour du Conquérant dans la cité sogdienne… Cleitos le Noir, frère de lait d’Alexandre, officier de Philippe II puis de son fils, est un des amis le plus proche d’Alexandre et le roi lui confie la satrapie de Bactriane. Cependant, en 328 avant Jésus-Christ, à Maracanda, lors d’un banquet très arrosé, une violente altercation oppose les deux amis. Cleitos défend la grandeur de Philippe II tandis qu’il rabaisse celle de son fils. Il critique ouvertement la politique d’assimilation perse menée par Alexandre et le traitement des Barbares en amis plutôt qu’en vaincus. Voir Alexandre adopter le costume perse et respecter leurs coutumes lui est insupportable. Alexandre, fou de rage, arrache la sarisse, longue lance, d’un de ses gardes du corps et se précipite sur son ami en lui suggérant d’aller rejoindre Philippe. Cleitos est emmené par Ptolémée à l’extérieur jusqu’au rempart et au fossé de la citadelle. Mais il réussit à revenir sur ses pas pour se heurter à Alexandre qui le cherche. C’est à ce moment qu’il reçoit le coup de sarisse fatal. Se rendant compte immédiatement de l’horreur de son acte, Alexandre tente de se donner la mort mais ses gardes le retiennent. L’ivresse a certainement joué un rôle dans ce drame, mais Cleitos a mis au grand jour un conflit latent entre la génération de Philippe et celle d’Alexandre qui prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure que l’armée macédonienne s’éloigne de sa terre natale. Alexandre pousse les limites toujours plus loin vers l’inconnu, son désir insatiable de conquête grandissant après chaque territoire conquis, chaque culture embrassée.

 

Après son abandon par les Grecs, la ville est occupée par nomades et sédentaires qui se succèdent au gré des invasions pendant plusieurs siècles. La période sogdienne voit la construction de la citadelle dont les vestiges dominent aujourd’hui encore l’acropole de la ville. C’est également l’apogée du grand commerce sur la route de la soie. Le pèlerin chinois Xuanzang, de passage à Afrasiab vers 631 témoigne : « Sa capitale a plus de vingt li de tour (environ dix kilomètres), excessivement forte avec une importante population. Le pays a un grand entrepôt commercial, est très fertile, abondant en fleurs et en arbres, et fournit beaucoup de beaux chevaux. Ses habitants sont des artisans habiles et énergiques. Tous les pays Hou (iraniens) considèrent ce royaume comme leur centre et se font un modèle de ses institutions. Le roi est un homme d’esprit et de courage auquel les États voisins obéissent. Il a une superbe armée où la plupart des soldats sont des chakir, guerriers professionnels. Ce sont des hommes de grande valeur, qui voient en la mort un retour vers leurs parents, et contre lesquels aucun ennemi ne peut tenir au combat. »

 

Vers 710, les armées des Omeyyades conquièrent la ville et l’islam devient la religion dominante à Samarcande où beaucoup d’habitants se convertissent. Le contrôle des Abbassides cède la place à celui des Samanides (862–999). Sous leur règne, la ville devient une des capitales de la dynastie et reste un important carrefour sur les routes commerciales. Les Samanides sont renversés par des tribus turques vers l’an 1000. Durant les deux cents années suivantes, Samarcande est gouvernée par une succession de tribus turques dont les Seldjoukides.

 

Le destin de la cité est scellé lorsque Gengis Khan avance vers Samarcande. En l’an 1220 les hordes mongoles rasent la ville. Ibn Battta y séjourne vers 1335 et décrit Samarcande après le passage de Gengis Khan et avant la reconstruction de Tamerlan. « Je me dirigeais vers la ville de Samarcande, une des plus grandes, des plus belles et des plus magnifiques cités du monde. Elle est bâtie sur le bord d’une rivière nommée rivière des Foulons, et couverte de machines hydrauliques, qui arrosent des jardins. C’est près de cette rivière que se rassemblent les habitants de la ville, après la prière de quatre heures du soir, pour se divertir et se promener. Ils y ont des estrades et des sièges pour s’asseoir, et des boutiques où l’on vend des fruits et d’autres aliments. Il y avait aussi sur le bord du fleuve des palais considérables et des monuments qui annonçaient l’élévation de l’esprit des habitants de Samarcande. La plupart sont ruinés, et une grande partie de la ville a été aussi dévastée. Elle n’a ni muraille ni portes ».

 

Les monuments édifiés par Tamerlan et ses descendants font la gloire de la cité, mais en 1507, les Timourides sont renversés par les Ouzbeks et l’actuel Ouzbékistan est morcelé en trois khanats ; Khiva, Boukhara et Kokand. Samarcande est rattaché au khanat de Boukhara. Au milieu du XIXe siècle, Samarcande occupe une place plus symbolique que politique. Mais Kaufmann, le général du tsar, estime que Tamerlan ayant pillé la Russie, il devait s’en prendre à la ville. En mai 1868, Samarcande se rend pour éviter la destruction. La colonisation russe modifie fortement la configuration de la ville : les murailles sont abattues, la citadelle devient forteresse militaire. Une nouvelle ville se développe vers l’ouest. Chef-lieu de l’oblast de Samarcande, appartenant au Turkestan russe à partir de 1887, dès 1888, le chemin de fer transcaspien apporte le développement. Des Occidentaux peuvent enfin visiter cette ville emblématique que seulement deux Européens avaient pu visiter entre 1404 et 1841 ! Fin 1917, le drapeau rouge de la Révolution flotte sur le Registan. Entre 1924 et 1930, Samarcande est la capitale de la république socialiste soviétique d’Ouzbékistan à la consternation de sa population en majorité tadjike et persanophone. La vieille cité prend progressivement l’aspect d’une métropole soviétique dont l’architecture est toute dévouée à la grandeur politique et symbolique, mais les monuments anciens sont préservés et restaurés. En 1930, Tashkent, turcophone, la remplace comme capitale.

 

 

La lumière déclinante baigne la mosquée Khazret Khyzr, mosquée des Voyageurs, dans un voile de douceur. Le sanctuaire est dédié à Elie, le saint patron musulman des voyageurs et des eaux souterraines. L’iwan à colonnade ainsi que l’entrée à coupole datent de 1854. En 1919, l’architecte Abdukadir Bini Baki y ajouta un portail et le minaret. La mosquée, à l’allure inaccoutumée et asymétrique, est perchée sur la colline d’Afrosyab, sur l’emplacement d’un ancien site sacré zoroastrien. Tout près passait le canal d’alimentation en eau courante de la cité antique et les prêtres zoroastriens étaient responsables de l’irrigation et de tout ce qui concernait l’eau, un des éléments sacrés de la religion d’Ahura Mazda. Nous montons vers l’iwan à colonnes de cèdre. Le bois est lustré, les briques soignées, les arches gracieuses. Havre de paix, nuances délicates ; jaune vanille, abricot, crème, bleu pâle sur un ciel bleu myosotis.

 

Chah-i Zinda est un lieu mystérieux. La nécropole s’est développée autour de la tombe attribuée à un saint du VIIe siècle, Koussam-ibn-Abbas érigé sur le lieu de sa disparition au XIe siècle. Le mausolée du saint devint l’objet d’un pèlerinage. Par la suite, des personnages importants émirent le souhait d’être enterrés près du tombeau afin de bénéficier de sa bénédiction. Les Hordes Mongoles de Gengis Khan, dans leur vague destructrice, rasèrent la ville d’Afrasiab, mais épargnèrent le tombeau de Koussam situé à la lisière de la ville. Après un abandon temporaire, l’aristocratie timouride poursuit la tradition en choisissant la nécropole pour y édifier des mausolées, souvent sur des ruines d’anciens monuments.

 

 

Un grand portail d’entrée domine la route et donne accès à la grande volée de marches : l’ « escalier du paradis » ou « escalier des pêcheurs ». Les pèlerins, en gravissant cet escalier de quarante marches doivent les compter à l’aller, puis au retour. Si, par malheur, le compte diffère, ils risquent de ne pas monter au paradis à défaut de remonter les marches quarante fois sur les genoux en récitants un verset du coran à chaque marche. Au sommet, l’iwan blanc du portail est éclatant et tranche vivement avec l’ocre des murs et des coupoles. Une arche s’ouvre sur l’allée funéraire le long de laquelle sont alignés les mausolées.

 

L’architecture des mausolées est immuablement une salle à coupole mais leur décoration est d’une qualité extraordinaire et d’une grande variété. L’ensemble est considéré comme un des plus beaux exemples de céramique émaillée de l’Asie centrale et de l’art islamique, un lieu où l’art sublime la mort. Sous le joug soviétique puis au début de l’indépendance, Chah-i-Zinda avait fait l’objet de restaurations soignées mais en 2005, lors de notre dernière visite, des rénovations grossières ont refaçonné entièrement le site. Le chantier anarchique nous avait inquiété, de juste raison. Des mausolées qui n’avaient plus de dômes les ont retrouvés, des céramiques anciennes ont disparues et ont été remplacées par de nouvelles, trop clinquantes, déjà dégradées. Des pans auparavant nus ont été recouverts de décors.

 

 

Nous poussons la lourde porte en bois sculpté du mausolée de Koussam-ibn-Abbas. Nous nous engageons dans le couloir menant à la mosquée. Puis, la chambre mortuaire, froide et silencieuse. Nous sommes dans le domaine du Roi Vivant… En l’an 676 Koussam-ibn-Abbas, missionnaire musulman et cousin du prophète Mahomet, arrive à Samarcande avec la première vague de conquérants arabes pour convertir la population zoroastrienne à l’islam. Mal perçu par les adorateurs du feu, il fut décapité alors qu’il était en prière. On raconte qu’il s’est emparé de sa tête pour descendre dans un puits menant au paradis où il préside une « cour des âmes » entouré de deux assesseurs. Il devient ainsi le Chah-i Zinda, le « Roi vivant ». Dans ce paradis, il attend de revenir sur terre pour aider ses fidèles à défendre leur religion. Cependant, comme il n’est pas apparu pour chasser les Russes en 1868, son renom en fut quelque peu affaibli. Sa tombe porte la citation : « Ceux qui furent tués sur la voie les menant à Allah ne sont pas morts : en vérité ils sont en vie ». Les historiens sont unamimes ; Koussan-ibn-Abbas n’est jamais venu à Samarcande et il n’y est pas enterré, avec ou sans tête !

 

Ce conte reprend le mythe zoroastrien des juges des Enfers : Mithra, Srôsh et Rashn, ou encore celui du « Roi vivant » datant d’avant la conquête islamique, et qui raconte comment, après sa mort, le légendaire roi Afrasiab continue de régner dans le royaume des morts. Les conquérants musulmans s’approprieront ainsi de nombreuses croyances zoroastriennes, manichéennes ou nestoriennes pour en faire bénéficier les héros de la nouvelle religion.

 

 

Pour nous, les lieux ont un peu perdu leur âme. Cependant Chah-i-Zinda reste un site magnifique où l’atmosphère est très particulière. Le silence est lourd mais pas pesant. La lumière est feutrée. Les pèlerins sont de nouveau présent : hommes en costume traditionnel, femmes en robes bariolées, la peau burinée, le sourire doré, les yeux pétillants.

 

Le crépuscule enveloppe le site. Je songe aux paroles d’un ancien poète qui clamait : « Vous pouvez voyager à travers le monde entier.
Jetez un coup d’œil sur les pyramides et admirer le sourire du sphinx.
 Vous pouvez écouter le chant doux du vent de la mer Adriatique.
 Et s’agenouiller pieusement devant les ruines de l’Acropole.
 Laissez-vous éblouir Rome avec son Forum et son Colisée. Laissez-vous charmer par la rue de Notre-Dame de Paris ou par des dômes historique de Milan.
 Mais si vous avez vu les bâtiments de Samarcande
vous serez charmés par sa magie pour toujours ». Mon regard se balade. Vers l’ouest se dessine le minaret de la mosquée Khazret Khyzr, vers le sud la vue porte sur la masse imposante de la mosquée Bibi Khanoum, puis, plus loin, sur les medersas du Registan. La cité légendaire sur la route de la soie…

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

 Image d’en tête : L’ « escalier du paradis » de la nécropole Chah-i-Zinda.

Au-delà de l’horizon… Le pays des chevaux célestes.

La Vallée d’or. Pays des chevaux célestes. Sertie dans un écrin de hauts sommets étincelants, la vallée de Ferghana s’épanouit au cœur de l’Asie centrale telle un lieu de douceur. Comme les jardins d’Eden, une profusion de fruits succulents ; pommes, poires, prunes, abricots, cerises, melons, pastèques, citrouilles, évoquent la Corne d’abondance. Soumise à l’Empire achéménide sous Darius le Grand, la région fut conquise par Alexandre le Grand qui, en 329 avant Jésus-Christ, fonde Alexandrie Eschate, « Alexandrie la plus lointaine », au sud-ouest de la vallée délimitant le nord-est des conquêtes grecques. Deux siècles plus tard les Chinois de la dynastie Han louent la réputation de ses fabuleux « chevaux à la sueur de sang ». Les premières relations majeures entre une culture urbanisée de langue indo-européenne et la civilisation chinoise, aboutissent à l’ouverture de la route de la soie à partir du Ier siècle avant Jésus-Christ. Après avoir traversé les terres hostiles de la « steppe de la Faim », en Ouzbékistan, les hauts cols enneigés des montagnes du Pamir ou les sables mouvantes du désert de Taklamakan en Chine, la vallée de Fergana apparaît alors comme le paradis, la «Vallée d’or ».

 

Le pays des chevaux célestes, Vallée de Ferghana, Ouzbékistan, novembre 2002.

 

Au VIIIe siècle, la région est prise en étau entre les empires chinois et perse sassanide. La bataille du Talas, en 751, marque le point ultime de l’avance musulmane mettant définitivement la vallée de Ferghana hors de portée des ambitions territoriales chinoises. En 1219, les hordes mongoles de Genghis Khan détruisent Kokand, la capitale du Ferghana. Un siècle plus tard, la dislocation de l’empire mongol permet à la région de reprendre une certaine indépendance avant d’être conquise par Tamerlan en 1370. Tombé sous la coupe des Ouzbeks, le Ferghana s’érige, en 1710, en khanat indépendant avec Kokand comme centre du pouvoir. Riche et prospère, la région n’échappe pas à la convoitise de l’empire russe et, profitant d’un soulèvement populaire, le général Skobeliev s’empare du Ferghana en 1876. Russe puis soviétique, la région était divisée entre trois républiques socialistes mais non fermées de frontières. Aujourd’hui le territoire recouvre l’est de L’Ouzbékistan, le sud du Kirghizistan et le nord du Tadjikistan.

 

La vallée de Ferghana est une immense plaine alluviale fertile du Syr Daria. Le fleuve dévale du Pamir pour irriguer une vallée en forme d’éclipse d’environ trois cent kilomètres de long et cent soixante dix kilomètres de large. Entourée des hautes montagnes du Tian Shan au nord, celles du Ferghana à l’est et le Pamir-Alaï au sud, certains sommets des chaînes qui entourent la vallée dépassent largement les 5000 mètres d’altitude. Seuls quelques passages permettent d’entrer et de sortir de cette forteresse naturelle. La route M41 désenclave la vallée vers l’est. Elle traverse le massif du Pamir et relie Och à Kashgar en Chine et Mazar-e-Sharif en Afghanistan. La route et le chemin de fer de Kokand à l’ouest suivent le tracé de la route traditionnelle des invasions et passent par Khodjent au Tadjikistan. À la fin des années cinquante, le pouvoir soviétique fit percer un étroit passage plus court mais élevé entre Tachkent et Ferghana à travers les versants sud du Tchatkal presque entièrement pris par le réservoir de Kaïrakkom, construit afin de régler le débit du Syr Daria pour l’irrigation des terres et pour la construction d’un barrage et d’une centrale hydroélectrique. La rive extrême orientale de ce lac artificiel, le plus étendu du Tadjikistan, surnommé « la mer du Tadjikistan », marque la limite de l’Ouzbékistan. La route passe par le col de Kamtchik à 2268 mètres d’altitude avant de plonger vers la vallée de Ferghana.

 

La route du sud qui passe par le Tadjikistan est dangereuse car la guerre civile n’est pas tout à fait du passé. Nous allons donc prendre le passage par le col de Kamtchik. Cette route est interdite aux bus et aux minibus et seulement accessible aux véhicules légers. C’est ainsi que nous nous trouvons en compagnie de Baxrom et sa berline qui brille comme un miroir et fait la fierté absolue de son chauffeur. Baxrom est vêtu d’un beau costume, de chaussures bien cirées, de lunettes noires. Sûr de lui, il dégage une certaine arrogance. Il nous parle de lui. De son travail comme guide touristique, de ses compétences hors pair. De son bel appartement dans les beaux quartiers de Tashkent. De ses études, de sa richissime famille à Ferghana. De son épouse qui aimerait trouver un emploi, chose qu’il refuse catégoriquement. Aucune raison qu’elle travaille. Il assure sa sécurité financière et avant tout ; la place d’une femme est à la maison. J’échange un regard avec Philippe. Inutile de donner de commentaires ou tenter de converser. Baxrom aime surtout s’entendre parler. Nous nous installons dans sa voiture. Baxrom nous fait savoir que nous avons vraiment de la chance qu’il soit disponible vu son emploi du temps particulièrement chargé. Et, pour enfoncer le clou ; nous sommes privilégiés d’êtres accompagnés par sa modeste personne !

 

En quittant Tashkent, le ciel est gris et menaçant. Nous laissons rapidement la ville derrière nous et traversons la campagne, morne et monotone. C’est là que Baxrom dévoile sa véritable passion. Lorsqu’il recule le siège au maximum, j’ai tout juste le temps de retirer mes jambes pour ne pas me trouver coincée. La vitesse monte rapidement avec un changement de vitesses bruyant. Je jette un coup d’œil sur le compteur, puis sur les champs qui filent à toute allure. Philippe rappelle Baxrom que nous ne sommes pas pressés. Il ralentit… un peu. La route traverse les villes minières de Almalik et Angren, lieux sinistres et désolés. Quelques kilomètres plus loin, nous voilà repartis pour le Rally de Monte Carlo. Crispés, nous lui demandons poliment de se calmer. Demande accueilli avec beaucoup de froideur. Ce n’est que lorsque nous entamons la montée jusqu’au col de Kamtchik que je respire. Ici, les contrôles sont fréquents et même Baxrom n’a pas le pouvoir absolu !

 

La vallée de Ferghana ! Je scrute l’horizon à la recherche des hautes montagnes, en vain. La vallée est tellement étendue que le temps doit être extrêmement clair pour apercevoir les sommets. Nous traversons le Syr Daria, la légendaire rivière Iaxarte. Partagée entre Ouzbeks, Kirghizes et Tadjiks, le Ferghana est un carrefour délicat en Asie centrale. Le problème des frontières crée des tensions entre les états et attisent des politiques de division. Des routes sont barrées par un poste de douane au milieu de nulle part, des enclaves ont vu le jour ; Sokh, enclave ouzbèke en territoire kirghize, peuplée exclusivement de Tadjiks. Ou des zones kirghizes habitées seulement par des Ouzbeks et des Tadjiks. Parfois la frontière est en zig-zag, parfois elle découpe un village en deux. Ses ressources limitées générèrent des conflits sociaux, religieux et ethniques. S’ajoutent la surpopulation, le trafic de drogue transitant de l’Afghanistan vers la Russie et l’Europe, l’extrémisme religieux et une répression impitoyable. Sous son apparence sereine, le Ferghana reste une zone à risques.

 

Kokand. « Cité du sanglier ». « Cité des vents ». Puisant khanat, au XIXe siècle le pouvoir de Kokand s’étendait de la vallée de Ferghana jusqu’à Tashkent et aux steppes méridionales du Kazakhstan. Le soleil apparaît réchauffant l’atmosphère. Dans la cour de la medersa Narbouta Bey de jeunes garçons récitent des versets du coran. Nous nous baladons parmi les tombes du cimetière royal et sur l’insistance d’un gardien, grimpons sur le toit d’un mausolée doté d’une coupole aux faïences vertes et turquoise. Le palais de Khoudayar Khan baigne dans les tons bleu, vert et jaune. Nous parcourons des salles richement décorées aux plafonds sublimes. La mosquée Juma n’est accessible qu’aux musulmans et nous ne sommes autorisés qu’à jeter un coup d’œil sur la cour intérieure où s’élève un minaret. Le vaste iwan est soutenu par quatre vingt dix huit piliers en bois sculpté.

 

 

En traversant les vastes étendues de la vallée de Ferghana je songe aux célèbres « chevaux célestes », les meilleurs et les plus rapides d’Asie centrale. Zhang Qian, explorateur et envoyé impérial chinois du IIe siècle avant Jésus-Christ à l’époque de la dynastie Han, s’aventura jusqu’à la vallée de Ferghana, région alors nommée Davagne, peuplée de gens de race iranienne, agriculteurs et « habile au tir à cheval ». Il y découvre l’existence des ânes, des chameaux de Bactriane et surtout de chevaux aux longues jambes, les « chevaux célestes ». Cette race d’une valeur exceptionnelle fut connue sous le nom « argamak ». Les Chinois disaient à leur propos : « la sueur sanglante perle sur leurs corps, ils proviennent des chevaux célestes ». Le sang provenait très certainement d’un parasite suceur de sang causant un mélange entre la sueur et le sang, phénomène également observé sur des chevaux de race Akhal-Téké, provenant de la même région géographique que les chevaux de Ferghana. Afin de se procurer des « argamaks célestes » l’empereur de Chine monta des expéditions militaires à Davagne, en vain. Finalement, pour obtenir ces chevaux, l’empereur de Chine enverra des caravanes chargées de soie alors que son exportation était jusque là interdite et punie de mort. Sur les rochers au sud-est de la vallée de Ferghana des archéologues soviétiques ont découvert les images de chevaux ressemblant étonnement aux Akhal-Tékés contemporains qui faisaient partie des  cortèges des rois de Perse, de Parthie, de Bactriane, et qui brillaient pendant les concours les cavaliers. Traditionnellement élevé par la tribu des Tékés, ce cheval doit son nom à l’oasis d’Akhal-Téké, qui englobait le sud du Turkménistan et le nord de l’Iran. L’Akhal-Téké est également connu sous le nom de « cheval de Nisa »  l’une des premières capitales des Parthes située au sud d’Ashgabat. « La Bactriane aux chevaux d’or élevait des chevaux superbes de la race excellente. Parmi tous les chevaux du monde il n’y aucun qui ressemblât à ceux de Nyssa ; ils sont ardents, rapides, très résistants, de pelage blanc, irisé,  ayant aussi la couleur du crépuscule du matin », écrivaient des auteurs anciens. Bucéphale, le célèbre cheval d’Alexandre le Grand était un Akhal-Téké.

 

Richtan est un des plus vieux centres de céramique d’Asie central renommé pour ses belles céramiques bleues et vertes et leur glaçure unique ichkor. Selon la tradition, la production de céramique fut introduite au XIIe siècle, en s’appuyant sur une riche veine d’argile de qualité que l’on trouve dans le sous-sol à environ un mètre et demie de profondeur. Les artisans de Richtan utilisent également du quartz et d’autres minéraux extraits des montagnes environnantes. Nous visitons l’atelier de céramique du maître Rustam Usmanov, céramiste de renom qui expose dans le monde entier. Nous faisons connaissance avec l’artiste, un homme très posé, d’une grande gentillesse. Il nous montre un magnifique plat qu’il vient tout juste de sortir du four et nous explique que c’est une pièce qui fera partie d’une exposition au Japon. Mais après avoir vu cette œuvre, rien d’autre dans son atelier nous séduit et après insistance, il est prêt à nous le vendre. Nous voilà avec un très grand souvenir à transporter. Comme d’habitude ! Après avoir siroté un thé ensemble, il nous invite dans son musée particulier où il garde ses plus belles œuvres ainsi que des antiquités qu’il a découvert dans la région et collectionné toute sa vie.

 

Une heure plus tard nous nous installons à l’hôtel à Ferghana : le Clubhotel 777 ! Avec un nom pareil, on peut s’imaginer beaucoup de choses. Après notre expérience à Karakol, en Kirghizistan, où, au milieu de la nuit, en traversant le couloir de notre guest house pour aller aux toilettes, j’étais tombée sur un gros Kirghiz drapé d’un minuscule sarong et deux femmes vêtus de portes jarretelles accrochées à son cou, rien ne m’étonne dans cette région du monde. Ici notre chambre est grande comme une salle de bal, avec un lustre digne d’un palais. Cependant, la lumière est aussi flatteuse que dans un stade de football, l’eau courante marron et l’air imprégné d’une odeur d’œufs pourris. Mais tout est flamboyant neuf et le personnel d’une gentillesse inouï.

 

La nuit tombée, Baxrom vient nous chercher. Originaire de Ferghana, sa famille possède un domaine dans les environs de la ville et il a insisté pour que nous venions diner chez lui, dans la maison familiale. Ne pouvant décliner cette invitation nous mettons nos préjugés de côté et acceptons le privilège de pouvoir pénétrer dans la vie de cette famille ouzbèke. Nous arrivons devant un portail en bois derrière lequel se cache la maison, une demeure traditionnelle du XIXe siècle récemment restaurée. De magnifiques piliers en bois sculpté soutiennent le toit et un escalier mène vers l’étage où sont situées les pièces à vivre. Nous nous déchaussons. Baxrom nous présente à sa famille ; sa mère, son frère, sa nièce, son neveu, sa belle-sœur et d’autres personnes dont nous ne retenons pas le lien familial. La famille semble prospère ; vêtements soignés, bijoux en abondance et dentitions dorées. Baxrom raconte fièrement que ses parents ont récemment fait le pèlerinage à la Mecque. Une table est dressée au milieu d’un grand salon. Elle est remplie de mets salés et sucrés ; coupes contenant des fruits, des noix, de la compote, des biscuits. Le thé est servi et nous sommes priés de nous installer face à la maîtresse de maison. Dans un coin de la pièce sont rassemblés un canapé et des fauteuils sur lesquelles sont entassés de grosses piles de couvertures. Il est probable que la table soit installée spécialement pour nous car les Ouzbèks, traditionnellement, mangent installés sur des tapis autour d’une table basse. Un employé de maison apporte de la soupe, des entrées chaudes. Tour à tour, un membre de la famille vient nous rejoindre pour partager quelques bouchés. Puis, la table est débarrassée pour faire place au plat principal ; le plov, plat national à base de riz sauté et de viande de mouton. Il existe une centaine de recettes selon les régions. Ici, dans la vallée de Ferghana, il est accompagné de feuilles de vignes farcies de viande et d’oignon. Les membres de la famille se regroupent, on distribue des cuillers et nous partageons le plat. Nous sommes reconnaissants envers Baxrom pour cette soirée qui nous a plongé dans la vie traditionnelle ouzbèke. Néanmoins, son attitude arrogante, même au sein de sa propre famille, hormis pour sa mère à qui il voue un respect inouï, ne nous fait pas changer d’avis le concernant.

 

Pour le dessert le fameux melon de Ferghana est apporté ; délicieux. Je comprends l’empereur moghol Babur. Né en 1483 à Andijan, à l’est de la vallée de Ferghana, il conquiert l’Inde et fonde l’Empire moghole. Dans ses mémoires il raconte ses regrets d’avoir dû quitter sa ville natale. Il aurait envoyé une expédition à Andijan pour lui rapporter une cargaison de melons dont le goût lui était si précieux…

 

Le lendemain matin nous allons à Och, située en Kirghizistan, à une heure et demie de route de la ville de Ferghana. Le temps est couvert, l’air frais. Nous traversons la ville d’Andijan, capitale de Ferghana entre le XIIIe et XVIe siècle. Rien ne rappelle la gloire d’antan. Baxrom nous dépose devant le poste frontalier et avec un hochement de tête suffisant nous fait savoir qu’il sera de retour à cinq heures. C’est à pied que nous quittons le territoire d’Ouzbékistan, avec une facilité ahurissante, sans tampon, sans déclaration. A part nous et les gardes frontières, installés dans un alignement de baraques en préfabriqué, il n’y a personne ! Tous nous somment de continuer. Étrange. Côté kirghiz, un monsieur à l’allure très officiel s’avance vers nous. Il nous sert chaleureusement la main et nous pilote à travers les guichets de contrôle sans le moindre signe d’émotion. Nous n’avons pas besoin de présenter nos passeports, ni nos visas, pas besoin de remplir des liasses de papiers et nous n’obtenons même pas de tampon ! Au bout de l’alignement des « baraques officielles » nous attend une grosse Mercedes noire aux vitres tintées et une charmante étudiante, Dinara, qui sera notre traductrice, en anglais. Très impressionnée, un peu nerveuse en compagnie de « monsieur très officiel » elle nous explique qu’il est le « numéro deux » du Ministère des Affaires étrangères !

 

Nous sommes de retour en Kirghizistan ! Dû à l’étrange tracé des frontières et des hautes montagnes, il est plus facile de se rendre à Och depuis le Ferghana en Ouzbékistan que depuis le reste du pays que nous avons parcouru il y a seulement une semaine ! Och, une des cités les plus anciennes de la vallée de Ferghana, est située à son l’extrémité orientale. Récemment, la ville a fêté le troisième millénaire de sa fondation. Malheureusement, peu de vestiges de son glorieux passé ont résisté aux temps.

 

La ville est située au pied d’un rocher haut de cent cinquante mètres nommé Tacht-e-Souleïman, « trône de Salomon », l’un des sites les plus sacrés d’Asie centrale. Au XVe siècle, Babour, le dernier des Timourides, aurait choisi ce lieu pour y accomplir sa tchilla, retraite annuelle de quarante jours imposé à tous les soufis. Dans une cavité de la montagne est aménagé le musée régional, une grotte à l’éclairage tamisé lui conférant une atmosphère féérique où sont entreposés une collection de tessons de poterie, quelques animaux empaillés dont un ours en piteux état ou encore une yourte évoquant la vie de nomades. Seuls visiteurs, c’est un lieu étrange dans un endroit singulier.

 

Nous nous engageons sur le chemin du trône mythique et le lieu de la retraite de Babour. Le temps s’améliore, le soleil apparaît et si la montée est pour nous d’une relative facilité, habitués à marcher en montagne, pour Dinara, chaussée d’escarpins à talons hauts, elle est exténuante. Au sommet nous découvrons la Dom Babura, maison de Babur, une minuscule mosquée, lieu de prière du premier empereur moghol qui conquit l’Inde au XVème siècle. Nous nous accordons une pause et profitons de faire plus ample connaissance avec notre jeune compagne. Dinara porte un pantalon moulant et refuse de songer au jour où elle se mariera et, selon la tradition, devra porter pendant quarante jours la robe traditionnelle en velours. « Afterwards I will burn it ! », « Après, je la brûlerai ! », déclare-t-elle avec passion. Elle rêve de partir étudier aux États-Unis mais sa vie est ici, au Kirghizstan, entourée des siens.

 

De retour au pied du rocher, un « autre monsieur à l’allure très officiel » nous attend. Dinara faillit s’étouffer en le voyant. Incroyable mais vrai : voici le « numéro un » du Ministère des Affaires étrangères ! Monsieur le Ministre se présente : Bektur Adanov. Il nous invite à prendre place dans une nouvelle Mercedes aux vitres tintées, relevées, avec le chauffage à fond ! Nous nous rendons au restaurant où nous sommes traités avec tous les égards. Malgré la forte fréquentation, nous sommes servis immédiatement avec multe courbettes de la part des serveurs et de nombreux regards volés de la part de la clientèle.

 

 

Och est connue pour son bazar, le Jayma Bazar, l’un des plus étendu d’Asie centrale. Dans l’apparent désordre existe bien une organisation méticuleuse. La marchandise s’étire dans toutes les directions et en une heure et demie, nous n’avons eu qu’un aperçu de l’ensemble. La population est vêtu de l’habit traditionnel : longue robes ou jupes de couleurs vives et bariolées pour les femmes, le foulard nonchalamment attaché dans la nuque, les hommes en pantalon et chemise ample, le chepken, sorte de caftan et le kalpak, un couvre-chef traditionnel fait de feutre blanc aux revers et ornements noirs. Et comme dans toutes les anciennes républiques soviétiques les dents en or sont la plus grande fierté de leurs propriétaires. Les gens sont gentils, curieux et aiment poser pour des photographies. Deux hommes devant des paniers remplis de grenades. Une femme assise sur une montagne de melons tend avec fierté un gros exemplaire dans ses bras. Trois vieillards s’affichent avec leurs pastèques. Monsieur le Ministre nous offre des noix, des raisins secs, des grenades, des tampons en bois pour décorer le pain. Tout le monde semble le connaître et le traite avec estime. Quand il découvre que Philippe parle le turc, comme lui, il est ravi et nos liens se resserrent ! La conversation se fait plus intéressante et les sujets les plus divers sont d’actualité.

 

 

De retour dans la voiture, il ordonne au chauffeur de nous emmener faire un tour panoramique de la ville. Nous semblons posséder tous les droits. Le chauffeur grille stoïquement chaque feu rouge et ne tient pas compte des restrictions de vitesse. Les rues sont animées. Frappant sont les innombrables portraits de Lénine, les considérations financières plus importantes que les scrupules idéologiques. Après un bref arrêt devant le Parlement nous fonçons vers la place principale au sud de la ville. Interdite d’accès aux véhicules, sauf le nôtre, évidemment !, nous nous retrouvons face à une immense statue de Lénine la main tendue. Autrefois elle se dressait dans la capitale, Bichkek. Lorsque la capitale s’est débarrassée des monuments communistes, Lénine fut envoyé dans la deuxième ville de la république. Un panneau interdit les prises de vues. Mais Monsieur Adanov insiste pour que nous photographiions le grand dirigeant. Notre tour s’achève devant le théâtre et le Ministre décide que nous devons prendre quelques clichés et immortaliser notre rencontre. Un sourire jovial aux lèvres, il pose dignement à nos côtés devant l’objectif de Dinara, proclamée photographe.

 

 

C’est l’heure de quitter Och. Dinara et Monsieur le Ministre nous accompagnent à la frontière et parcourent le circuit à nos côtés. Les gardes frontières nous saluent respectueusement mais sans nous demander le moindre papier. Nous prenons congé de Dinara avec la promesse de garder le contact. Nous quittons le Kirghizstan et nous nous présentons devant le poste de contrôle ouzbèke. Monsieur le Ministre nous accompagne. Ici, les formalités prennent une éternité. Nous devons remplir pas moins de quatre « déclaratioons » avant de pouvoir continuer. Enfin nos passeports se voient enrichis d’un beau tampon rose fluo. Sur le point de procéder, un employé très nerveux accourt et nous rend nos quatre « déclaratioons » ! Nous faisons nos adieux à Monsieur Adanov. Après les salutations d’usage, une poignée de main, celle de gauche sur le cœur, la tête légèrement inclinée, Monsieur le Ministre embrasse Philippe sur les deux joues sous le regard impressionné de Baxrom qui nous attend. Une dernière salutation de la main et nous nous installons dans la voiture. En cherchant Philippe du regard dans le rétroviseur, Baxrom demande des explications à Philippe. Celui-ci répond sèchement : « Ah oui, je suis connu ici, aux Affaires étrangères ».

 

Il fait déjà nuit quand nous sommes de retour à Ferghana. Munis de lampes torches nous nous aventurons dans les rues obscures pour nous procurer quelques provisions car notre hôtel ne fait pas restaurant et on nous a fait savoir que, dans le coin, il n’y a pas d’endroit où prendre un repas. Il fait tellement noir que par moments nous ne savons pas si nous marchons sur le trottoir ou dans la poussière. Nous achetons du pain, du fromage, quelques fruits et piqueniquons dans notre salle de bal en regardant une émission sur la Sibérie à la télévision !

 

Selon la légende, la ville doit son nom à Alexandre le Grand. De passage dans la cité, la population lui offrait du poulet, margh, et du pain, nan. Le Conquérant nomme alors la ville Marguilan. Étape importante de la route de la soie sur le chemin de Kashgar à travers les montagnes Alaï, Marguilan fut depuis les temps anciens détentrice des secrets de la sériciculture. Ses soieries sont renommées pour leurs couleurs chatoyantes et ses dessins géométriques appelés batik. Bastion traditionnel de l’islam, au XIXe siècle, Marguilan possédait plusieurs medersas et plus de deux cent mosquées, détruites par la violence bolchevik. Depuis l’indépendance, de nombreuses mosquées ont été reconstruites.

 

L’atelier de Turgenboy Mirzaahmedev est un ensemble de maisons traditionnelles. Nous sommes accueillis par le maître lui-même accompagné de son épouse dans une cour fleurie où le thé nous est offert accompagné de noix. Des bandes de soie décorent les terrasses et les couleurs vives sont magnifiques dans la lumière éclatante du soleil. Monsieur Mirzaahmedev est la quatrième génération à fabriquer de la soie. Il est considéré comme un maître de la fabrication des ikats, inventant toujours des nouveaux motifs, structures et couleurs. Il nous montre les dessins traditionnels tracés par son grand-père sur des feuilles de papiers jauni. Nous lui achetons un bel ikat de soie et son vieux casse-noix en forme de dragon qu’il nous cède après d’âpres négociations à trois dollars !

 

L’ikat, de l’indonésien ikat, « attacher, nouer », est un procédé de teinture et de tissage très particulier où le dessin est créé en teignant d’abord le fil de trame, ou le fil de chaîne, de toutes les couleurs qui vont y figurer, de sorte qu’au moment du tissage les éléments du dessin se créent par la juxtaposition des parties du fil de la couleur appropriée. Une fois l’écheveau tendu sur le métier, les différentes couleurs vont former le dessin sur la chaîne, avant même le tissage ; ikat de chaîne. Quand le fil de la trame est teint aussi selon cette même technique, l’ikat est double et le dessin plus complexe. Au moment du tissage, les fils peuvent se décaler légèrement les uns par rapport aux autres. Cette imprécision crée un passage flou entre les différentes couleurs comme si elles avaient « bavé » : caractéristique qui signe l’ikat et lui confère sa beauté. Utilisée dans les Petites îles de la Sonde en Indonésie, en Inde et au Japon, mais aussi au Guatemala, au Mexique, en Bolivie et en Équateur, cette technique fut utilisée en Asie centrale au XIXe siècle pour créer de magnifiques ikats de soie.

 

Nous poursuivons en direction du nord et traversons le Syr Daria. Au sommet d’une colline, oubliés du monde, sommeillent les ruines d’Aksiketh, jadis une importante cité fortifié au confluent des rivières Syr Daria et Kasansai. En 103 avant Jésus-Christ, le commandant chinois Li Guanli assiégea la ville pendant quarante jours dans une tentative de s’emparer des fameux « chevaux suant le sang ». Après des destructions arabes, Aksiketh se releva pour devenir la principale ville, étape sur la route de la soie, de la vallée de Ferghana sous les Samanides aux IXe et Xe siècles. Les géographes arabes louent ses mosquées, ses bazars et ses ateliers d’artisanat. La métropole était divisée en trois parties, la tradition en Asie centrale : la citadelle, le chakhristan, cœur de la ville, et le rabad, faubourgs. Conquise par les Mongols au début du XIIIe siècle, elle regagne de l’importance sous les Timourides mais ne retrouva plus sa splendeur d’antan. Au XVIIe siècle, un tremblement de terre fit fuir les habitants vers le nord et la cité tomba en ruines. Sous le regard méprisant de Baxrom, que ne comprend pas pourquoi nous tenons à visiter cet endroit isolé et abandonné, nous grimpons au sommet de la colline. Le site, dominant la rivière, des vergers et des champs verdoyants, est magnifique. Nous trainons au milieu des vestiges difformes, vagues contours de constructions, pierres éparpillées. Des millions de briques constituaient des murs de plus de deux mètres d’épaisseur ! Tout ce qui subsiste d’une ville autrefois florissante. Je ramasse des poignées de main de tessons aux motifs colorés, souvenirs de la vie, de la prospérité. Avec regrets nous quittons Aksiketh, la laissant à sa solitude.

 

 

Nous nous arrêtons à Tchoust, ville très ancienne, réputée pour la fabrication de couteaux et de calots, objets simples de la vie quotidienne. Le calot, tioubityeïka possède un fond noir, tétraédrique, rehaussé de broderies blanches en forme de piment qui protège contre les dangers et d’amande, symbole de la vie, de la fertilité. Le couteau national ouzbèk, pitchok, date de l’âge de pierre, cependant, sa valeur symbolique a depuis longtemps supplanté son usage militaire. Il protège contre les blessures et le diable ! Le parc, ombragé par de grands arbres, où se cache le tombeau d’un saint et un vieux minaret, est un lieu de rencontre pour la population. Une multitude de cafés proposent du thé et des samsas, feuilletés de forme triangulaire farci de viande et de légumes cuit dans le tandyr, four en terre cuite en forme de jarre traditionnellement enfoui dans le sol.

 

Nous reprenons la route. L’heure est venue de quitter la Vallée de Ferghana. Nous voilà repartis à fond, Formule 1 façon Baxrom. Je ne me sens pas du tout en sécurité, la route est étroite et fréquentée par des vieux bus, des tricycles, des chars à bœufs, des cavaliers et des piétons. Baxrom tout puissant prend des risques inutiles, doublant à toute allure, klaxonnant impatiemment. Notre requête de ralentir est rejetée. Seul le passage du col de Kamtchik nous donne un peu de répit. De retour dans la plaine, c’est reparti mais Philippe remet fermement notre chauffeur à sa place. Terriblement vexé, il n’avance plus qu’à trente kilomètres par heure. Nous ne faisons aucun commentaire et le laissons faire. Enfin arrivés à Tashkent, au bout de trois heures interminables, nous le remercions poliment. Il force un sourire et démarre en trombe. Nous soufflons.

 

La vallée de Ferghana reste dans mes souvenirs comme une contrée particulière. Isolée par ses remparts montagneux, elle semble un pays à part entière. L’esprit de Ferghana se résume dans ces mots d’Eugène Schuyler, écrits en 1873 pendant la conquête russe de l’Asie centrale : « Bien que vassal de l’empire russe, le khanat de Kokand est encore éloigné de l’autorité du tsar. Sa situation géographique, enchâssée dans un écrin de haute montagne, préserve, il est vrai, l’originalité de la vallée de Ferghana ».

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

 Image d’en tête : Vente des fameux melons de Ferghana au bord de la route.

Au-delà de l’horizon… Les dômes turquoise de Samarcande.

« Il n’y a pas un autre lieu en Asie central dont le nom ait autant frappé l’imagination des Européens que Samarcande. Entourée d’un halo de mystère, visitée à de rares intervalles, préservant les traditions de sa splendeur derrière un mystère impénétrable, elle piqua longtemps la curiosité du monde », écrit Eugène Schuyler, diplomate, membre de la légation américaine à Saint-Pétersbourg, en 1873. Samarcande, dont la riche histoire commence en même temps que celle de Rome et pour une gloire presque égale, vécue son apogée aux XIVe et XVe siècles comme capitale de l’empire de Tamerlan. À travers les vestiges de cette époque, elle intrigue, elle brille, elle existe aujourd’hui encore. Fortement influencée par la culture iranienne car située à la limite nord-est du monde perse, à la rencontre des peuples de langue turque, Samarcande se dresse à la lisière des traditions nomades et sédentaires. Légendaire étape sur la route de la soie, Samarcande représente l’âme même de l’esprit aventurier, la curiosité de l’inconnu, la recherche de la grandeur dans un lieu reclus. Libérée du joug soviétique en 1991, elle a prit sa place dans la République d’Ouzbékistan. Samarcande, meurtrie, écorchée, a su garder sa magie.

 

Les dômes turquoise de Samarcande, Samarcande II, Ouzbékistan, juin 2005.

 

Après une matinée chaude et ensoleillée passée à Tachkent, ce jour de mai, nous quittons la capitale ouzbek dans une voiture avec chauffeur. Victor est un grand Russe jovial aux cheveux blonds et aux yeux bleus qui parle ouzbek, russe et deux mots ; « normal » et « gut », en allemand ! Le paysage est monotone et plat, mais au loin se dessinent les hautes montagnes du Tadjikistan. Nous devons faire un détour car la route principale traverse la république de Kazakhstan : avant l’éclatement de la Russie cela ne posait aucun problème, aujourd’hui ce n’est plus possible de l’emprunter sans visas et autorisations spéciales. Nous traversons la rivière Zerafshan qui serpente à travers une vallée étroite. À l’approche de Samarcande le paysage change : des collines basses et dénudées remplacent la plaine. Au loin nous apercevons ses dômes turquoise. Nous sommes à Samarcande !

 

Il y a deux ans, ici à Samarcande, nous sommes tombés malades et avons dû interrompre notre voyage pour nous faire soigner en France. C’était en novembre, les journées étaient courtes, il faisait froid et pendant les jours passés à Samarcande, la pluie tombait en trombes des heures durant tandis que le brouillard enveloppait la ville et que les corbeaux croassaient dans les branches nus des arbres. Aujourd’hui, il fait beau et chaud et Samarcande se montre sous un tout autre visage. C’est dimanche et la population se balade, les femmes vêtues de robes aussi colorées que la faïence des monuments dont les dômes s’élèvent au-dessus des toits plats des maisons.

 

 

Une gigantesque statue de Tamerlan domine le quartier du Gur Emir. Le souverain tourne le dos au Oeniversiteti Bulvari, un large boulevard ombragé bordé de platanes et de jardins, ainsi dédaignant la ville russe, et fait face à la ville timouride. Entouré de lilas en fleurs, il porte une couronne siégeant sur un trône, la main posée sur une épée, le regard bienveillant comme un gentil grand-oncle. Loin de la réalité car Timour le Boiteux était un chef de guerre impitoyable, sanguinaire et destructeur. L’hôtel Afrosiab, bâti sur l’emplacement du Palais Bleu de Tamerlan est aussi morose que la fois où nous y avons logé et l’hôtel Samarcande, datant de l’ère russe dégage toute la décadence d’une gloire fanée. À l’horizon, les iwans et les coupoles monumentaux du Registan sont éclairés par les derniers rayons de soleil. Sous un vieux mûrier blanc, une famille ramasse les fruits dans un drap. Ils nous font signe de nous approcher et nous remplissent les mains de mûres sucrées. Le tombeau du grand Tamerlan, grave de sa présence, veille…

 

Nous nous approchons du Gur Emir baigné dans une lumière dorée lui attribuant une majesté solennelle. Mes pas sont marqués par une certaine hésitation. Notre dernier séjour fut profondément imprégné par la présence du mausolée et les légendes qui l’entourent. Restent des sentiments mitigés pour le magnifique édifice. Soudain, une pleine lune apparaît derrière le dôme côtelé qui dresse ses quartiers turquoise dans un ciel bleu cru pas encore touché par le crépuscule. Après de longs instants, le mausolée s’enveloppe d’un voile rose, puis devient rouge euphorique, pour finalement sombrer dans un violet foncé jusqu’à devenir terne et s’éteindre. Aucune corneille ne vient souiller l’atmosphère. Les arbres sont couverts de feuilles vertes et fraîches. Samarcande semble en paix. Je respire.

 

 

La ville Russe est agréable. Sillonnée d’avenues larges et bordées d’une double rangée de peupliers, de saules, et de karagatch, une sorte d’olme, aussi pressés que possible les uns contre les autres, tous très hauts, très larges. Sous leur feuillage s’abritent les maisons basses et blanches où vit la communauté russe. Nous vaquons sur les larges trottoirs sous des arbres bordés de pavillons fleuris. Les bâtiments administratifs sont des constructions basses et une restauration récente les a dotés de couleurs pastel. En cette saison, les parcs et jardins sont en pleine fleuraison. Nous nous baladons dans cette partie de Samarcande qui est souvent laissé à l’écart des voyageurs, passons devant la cathédrale orthodoxe de Saint Aleksej et dînons dans le Parc Central dans l’air doux de cette soirée de printemps.

 

Le lendemain matin, nous allons au Registan. Considéré comme un des plus beaux complexes de l’islam, le Registan, « place de sable », est un nom peu glorieux. Ce lieu, où un important canal d’irrigation déposait du sable, fut la scène des exécutions publiques et le sang était absorbé par le sol. Le Registan devint rapidement le centre de la capitale de Tamerlan et six artères se rejoignaient sous le dôme d’un bazar. Ce n’est que plus tard, entre 1470 et 1420 qu’Ouloug Beg, le petit-fils de Tamerlan, donna des fonctions culturelles et politiques aux lieux en y édifiant une medersa, une khanagha, maison de derviches, le caravansérail Mirza et la mosquée Koukeldach, dont un siècle plus tard, ne subsistait plus que la medersa. Le gouverneur ouzbek Yalangtouch Bakhadour, voulant entrer dans l’histoire, ordonna le démantèlement du khanagha et le caravansérail pour y construire deux medersas ; la médersa Cher-Dor et ses magnifiques coupoles cannelées, et la médersa Tilla-Qari. Ainsi fut né la configuration actuelle du Registan.

 

Arminius Vambéry, orientaliste hongrois, se rend dans les grandes villes saintes d’Asie centrale sous le déguisement d’un derviche en 1863. À Samarcande il décrit les medersas du Registan. « Quelques-uns sont encore peuplés ; les autres, déserts, n’offriront bientôt plus qu’un monceau de ruines. Parmi ceux qu’on entretient avec le plus de soin, il faut compter le medersa Chiroudar et le medersa Tillakari, tous deux bâtis, à la vérité, bien après l’époque de Timour. Le dernier emprunte son nom aux dorures dont il est profusément orné, car tillakari veut dire « ouvrage d’or ». En face de ces deux collèges se voit le medersa Mirza-Ouloug, construit en 828 (1434) par Timour, petit-fils de son glorieux homonyme, qui avait un goût passionné pour l’astrologie ; mais dès l’année 1113 (1701) il était dans un tel état de délabrement que les hiboux avaient pris dans ses cellules la place des étudiants, et qu’au lieux de rideaux de soie, leurs portes étaient tendus de toiles d’araignée. Ces trois medersas encadrent la principale place, ou le Registan de Samarkand. »

 

Le ciel est limpide, le soleil brille et une brise rafraîchie l’atmosphère. Dominés par des monumentaux pishtaqs, de hauts minarets et d’une avalanche de couleurs éclatantes, nous nous sentons tout petits. Le dôme turquoise de la mosquée appartenant à la medersa Tilia Kari se fond dans le ciel bleu azur. Étrangement, pour cet édifice, des tourelles d’angle furent préférées aux minarets. Nous passons le portail et pénétrons dans la cour ; un oasis de quiétude. L’intérieur de la salle de prière fut restauré en 1979 et on découvre combien d’or fut utilisé à l’époque de sa construction ; un peu plus de mille mètres carrés, et combien la medersa porte bien son nom ; « doré ». L’abondance des feuilles d’or contrastant avec le bleu foncé utilisé pour le reste de la décoration rend l’ensemble un peu trop clinquant et lui donne l’aspect trop neuf par rapport à l’extérieur de l’édifice. C’est donc dans le jardin, installés sur un banc parmi quelques vieillards que nous retrouvons l’atmosphère authentique des lieux. Nous nous contentons d’observer le va-et-vient des femmes en robes colorées qui tiennent boutiques dans les anciennes cellules.

 

 

Je suis heureuse d’être de retour à Samarcande. La fabuleuse oasis de la route de la soie se livre enfin. Bien que le Registan ait perdu la ferveur commerciale qui la faisait vibrer autrefois, la place symbolise toujours la puissance et la grandeur d’un empire au cœur d’une région qui, encore de nos jours, procure un sentiment d’ignorance et d’appréhension. Le soleil s’abat sur le Registan, accentue ses perspectives, rehausse les arches, intensifie les couleurs et fait briller ses faïences. Je suis au centre de la cour centrale entourée du somptueux ensemble des trois médersas et mon regard capte une multitude de lignes verticales, d’harmonieuses arcades et de nuances de bleu incomparables qui rivalisent seulement avec le ciel.

 

En ce mois de juin nous n’avons croisé aucun étranger, et nous découvrons une ville authentique, une ville animée où il est agréable à vivre. Si les jeunes hommes se vêtissent à l’occidental, les plus anciens, sans exception, portent le traditionnel khalat, long manteau matelassé, noué par une large ceinture, des bottes et le dopillar, calotte noire à quatre pans brodée de blanc. Les femmes, excepté celles d’origine russe qui portent la minijupe, avec décolleté plongeant et talons hauts, sont vêtues de longues robes en ikat, une étoffe chatoyante, sur un pantalon et un foulard aux couleurs vives noué dans la nuque. Elles se promènent souvent à plusieurs, trois ou quatre, se tenant par le bras, s’approchent de nous, nous submergent de questions et demandent à être photographiées avec nous. Je conçois qu’ici, c’est nous la curiosité.

 

« Si Samarcande était considérée comme la perle de l’Orient, la mosquée Bibi Khanoum était la perle de Samarcande.  Sa coupole serait unique si le ciel n’était pas sa réplique, il en serait de même pour son arc si la Voie lactée n’était pas son fidèle reflet. » Sharaf ad-Din Ali Yazdi, historien et poète persan de l’époque timouride, auteur d’une chronique historique intitulée Zafarnameh ; « Chronique des victoires » qui raconte l’histoire de Tamerlan.

 

Arrivant devant la mosquée de Bibi Khanoum nous restons bouche bée. Les travaux de reconstruction débutés en 1974 semblent être terminés. Il y a trois ans le pishtaq était entièrement caché par un enchevêtrement d’échafaudages tandis qu’une immense grue rouillée ne faisait qu’un avec le complexe. Tout cela a disparu et le portail s’envole vers le ciel dans toute sa splendeur ressuscitée. Lors de notre précédente visite l’entrée se faisait par une petite porte sur le côté, aujourd’hui c’est par le porche monumental flanqué de la partie inférieure de deux minarets que nous pénétrons dans l’enceinte de la mosquée. Trois ogives successives se fondent dans la construction. Les larges battants de la porte en bronze doré du XVe siècle ont définitivement disparu mais le pishtaq est de nouveau entièrement orné de carreaux de céramique, ainsi que de versets coraniques. Une torsade encadre les côtés internes du portail. Nous aboutissons dans la cour intérieure, déserte et silencieuse.

 

 

Construite suivant le plan persan à quatre iwans, la mosquée fut la première des mosquées timourides à associer des dômes aux iwans latéraux. A sa construction, le complexe comprenait quatre galeries pavées de marbre couvertes de quatre cent coupoles et soutenues par plus de quatre cent colonnes de marbre qui entouraient une immense cour intérieure de cent trente mètres sur cent deux mètres. Deux minarets de cinquante mètres de hauteur se dressaient de chaque côté du portail d’entrée. Quatre autres minarets étaient plantés à chaque angle extérieur de la cour. Au nord et au sud, deux mosquées plus petites, chacune ornée d’un dôme posé sur un tambour cylindrique abondamment décoré, étaient tournées vers le centre de la cour où reposait, sur un grand lutrin de marbre, le Coran d’Osman.

 

Les galeries n’existent plus. Les piliers de marbres se sont évaporés, personne ne sait ce qu’ils sont devenus. Les minarets ; tronqués, amputés ou écroulés. Les trois dômes ont été reconstruits mais lors de notre dernier passage en 2002, les mosquées nord et sud perdaient déjà leurs décorations de céramique bleue, aujourd’hui c’est pire et des éclats de briques émaillées jonchent le sol. Le lutrin de marbre trône toujours au centre de la cour, à l’ombre de muriers. À l’ouest s’élève la grandiose mosquée du Vendredi. Elle possède son propre pishtaq flanqué de minarets octogonaux d’inspiration indienne. Elle est coiffée d’un double dôme perché sur un haut tambour caractéristique de l’architecture timouride, tout comme les deux mosquées latérales avec leurs dômes en quartiers d’orange qui témoignent de la magnificence d’un empire. Le dôme qui surmonte la salle de prière principale dépasse sa base à l’aide d’une frise de muqarnas avant de se resserrer, une réalisation audacieuse pour l’époque. Les trois bulbes turquoises sur briques jaune reflètent le style typique de Samarcande : le contraste ciel-terre.

 

La restauration est terminée, mais l’intérieur de la salle de prière avec sa coupole si haute, si sombre et presque austère, est en piteux état et tombe ruine. J’erre dans la pénombre. Le sol est sablonneux. Les murs sont lézardés, le plafond fissuré. Les trompes sont habitées par des pigeons. Leur « roucoucou » résonne sous la voûte. Je ramasse distraitement un fragment de céramique et songe aux méandres de l’histoire…

 

 

Selon la légende, Bibi Khanoum, princesse mongole et épouse préférée de Tamerlan, voulait faire une grande surprise à son époux. Désirant faire de Samarcande la capitale la plus belle, la plus somptueuse, la plus impressionnante de son empire, elle décide de construire une mosquée d’une grandeur et d’une splendeur inégalées. Tamerlan parti en campagne militaire en Inde, elle convoque de nombreux architectes pour mener son projet à terme et cela dans un délai très court ; la construction doit être terminée au retour de son époux. Pour construire un édifice d’une telle ampleur, il fallait du temps et tous les architectes refusent de s’engager dans cette folie. Tous sauf un… un maître séduit par la beauté de la reine. Pour ériger la mosquée, on travaille jour et nuit. Le portail est immense, les minarets touchent le ciel, les dômes somptueux et la décoration de faïence turquoise sublime. Enfin, l’édifie est presque achevé, il ne reste qu’une voûte à terminer. Mais l’architecte refuse de continuer la construction si Bibi Khanoum ne concède à lui donner un baiser. Celle-ci, craignant le retour imminent de Tamerlan, et devant l’insistance du maître amoureux, finit par accepter ses conditions. Bibi Khanoum a alors une idée. Elle ordonne à son serviteur de lui apporter deux œufs ; un œuf de caille et un œuf de poule. Elle les tient dans ses mains et les montre à son admirateur, puis lui dit : « Regardez ces deux œufs. Ils sont différents seulement à l’extérieur, à l’intérieur ils sont identiques. Pour les femmes c’est la même chose ; nous ne différons qu’en apparence mais à l’intérieur nous sommes toutes identiques. Alors je vous en prie, au lieu de me faire un seul baiser, vous pouvez embrasser toutes les femmes de la cour, toutes mes concubines ». Mais l’architecte n’est pas dupe. Il demande de lui apporter deux verres, l’un rempli d’eau, l’autre de vin rouge et réplique : « en buvant ce verre d’eau je satisferai ma soif, mais si je bois ce verre de vin rouge, je vais non seulement satisfaire ma soif, mais aussi je jouirai d’un plaisir inoubliable ». Bibi Khanoum, désarmée, ne peut lui refuser le baiser. Elle lui tend sa joue, non pas sans l’avoir recouverte d’un voile. Néanmoins, le baiser est si ardent, si plein d’amour et de passion, que la trace reste sur la peau blanche de la princesse. Cependant, les travaux continuent et la mosquée est terminée. Tamerlan revient de ses conquêtes. De loin il aperçoit les dômes turquoise de la nouvelle mosquée. Rempli de joie, il s’émerveille de la beauté du sanctuaire et remercie sa belle épouse. Mais, mari attentif, il ne manque pas de remarquer la trace d’un baiser sur sa joue. Il l’affronte et elle avoue. Tamerlan, fou de rage et de jalousie la condamne à mort et ordonne à ses soldats de s’emparer de l’architecte. Celui-ci eut juste le temps de s’enfuir : il escalade le plus haut des minarets, enfile des ailes qu’il a façonnées et s’envole vers La Mecque. Bibi Khanoum est condamnée à être précipitée du haut du pishtaq. Après avoir obtenu l’autorisation de son époux, elle se vêtit de toutes ses robes de soie qu’elle superpose les unes par dessus les autres. Lorsqu’on la pousse dans le vide, grâce à ses volumineuses robes, elle atterrie doucement sur le sol devant le magnifique édifice qui portera à jamais son nom. Quand à Tamerlan, il décrète le port du voile obligatoire pour toutes les femmes de son empire pour ne plus tenter les hommes lorsque leur mari est à la guerre.

 

La vérité est certainement moins romanesque. Tamerlan, de retour d’Inde, fait le vœu de bâtir une mosquée surpassant tout ce qu’il y avait de grand et de beau dans le monde musulman. Dans un geste inhabituel, il la dédia à son épouse favorite, Bibi Khanoum, fille du dernier khan de Djaghataï, Saray Mulk Khanum, grâce à laquelle Tamerlan sera associé aux Gengiskhanides. Elle prendra le titre de Bibi Khanoum qui signifie « princesse aînée » en référence à son rang supérieur. Tamerlan utilisa le butin rassemblé lors du sac de Delhi et convoqua les meilleurs artisans et architectes de l’empire. Il fit ainsi venir deux cents maçons d’Azerbaïdjan, de Perse et d’Inde et employa plus de cinq cents hommes pour couper et tailler les pierres dans les montagnes. Quatre-vingt-quinze éléphants envoyés d’Inde servirent à tracter les pierres les plus lourdes. Ruy Gonzáles de Clavijo, envoyé en 1403 en ambassade à la cour de Tamerlan par Henri III, roi de Castille, témoigne que « le seigneur estima l’entrée trop basse et donna l’ordre de la démolir ». Très impliqué dans la reconstruction, Tamerlan, déjà affaibli, « se faisait chaque jour conduire en litière devant l’entrée de la mosquée où il passait de longs moments à en faire hâter la construction. Il faisait apporter de grandes quantités de viande cuite afin qu’elle fut jetée à ceux qui se trouvaient dans les fosses, comme on l’eût fait à des chiens ; il leur en lançait même parfois de sa propre main et leur faisait aussi jeter des pièces de monnaie ».

 

 

Joyau de son empire ce fut l’une des plus grandes mosquées du monde musulman. Pourtant, peu après sa consécration, l’imposante mosquée et sa porte monumentale haute de trente-cinq mètres commença à se dégrader et les fidèles devaient déjà éviter les chutes de briques. Les conjectures à ce sujet sont nombreuses : une construction trop hâtive, fondations instables ou projet trop ambitieux en regard des techniques maitrisées à l’époque ? Accélérée par des tremblements de terre et la récupération des matériaux pour d’autres chantiers, le somptueux édifice se transforma en ruine. Le tremblement de terre de 1897 lui porta le coup fatal et l’édifice s’écroula en partie. Au XIXe siècle, l’émir de Boukhara fit fondre les sept métaux constituant les battants de portes pour frapper monnaie. Les armées du tsar y installèrent écuries et entrepôts de coton.

 

En 1863, Arminius Vambéry écrit : « Le pishtaq surtout, dont les tours et le portail pourraient servir de modèles, a pour pavé une mosaïque de terre cuite dont la composition et le coloris me parurent d’une incomparable beauté ; elle est tellement bien cimentée qu’il me fallut prendre des peines incroyables pour en détacher le calice d’une fleur, et encore ne pus-je en extraire intacte que la portion centrale avec trois feuilles repliées l’une sur l’autre. Bien que l’œuvre de destruction soit poursuivie avec ardeur, nous pouvons apercevoir dans l’intérieur des bâtiments la mosquée avec sa rahle, lutrin, gigantesque, douée, dit-on, de propriétés merveilleuses ; et que la population de Samarkand en a certainement pour deux ou trois siècles avant d’avoir fait disparaître complètement ce colosse de brique et de marbre, sur lequel s’acharnent misérablement la pioche et le pic des vandales ». Ella Maillard, voyageuse, écrivain et photographe suisse, de passage à Samarcande en 1932, témoigne : « Ruines de Bibi Khanoum, grandeur écroulée. L’arche énorme, le porche de l’immense mosquée dominé par un quart de dôme craquelé, coupole turquoise qui étincelle et rend le ciel pâle. Le sol est jonché de briques vernies. L’intensité du bleu sombre est indicible à côté des gaies turquoises ».

 

La population de Samarcande n’a heureusement jamais fait disparaître entièrement le colosse mais des éclats de briques émaillées jonchent toujours le sol. Les lois soviétiques assurent la sauvegarde des monuments qui ne seront finalisées qu’après l’indépendance de l’Ouzbékistan mais le complexe est dans un état ambigu, en partie restauré, en partie ruiné. L’atmosphère est singulière. Je me sens submergée par la grandeur de l’endroit. Mais l’abandon se ressent. Elle est profonde. Car aujourd’hui, aucune prière ne se murmure, aucun tapis n’est déroulé, aucun imam ne récite le coran. Mon regard suit la ligne subtile de l’arche du pishtaq, l’inscription coranique à la base d’un dôme, un panneau de marbre sur un minaret. En dépit de la vie qui l’a quitté, la mosquée de Bibi Khanoum reste un lieu unique où l’âme timouride persiste.

 

Dans le bazar il y a foule. Les gens sont souriants, exhibant fièrement leurs dentitions dorées. Les femmes portent des robes colorées, un foulard noué nonchalamment dans le cou. Nous nous baladons entre les étalages de fruits et de légumes, d’épices odorantes, de pyramides d’œufs, de carcasses de mouton pendus à des crochets. Dehors, dans une étroite allée, à l’ombre des fabuleuses coupoles turquoise de Bibi Khanoum est vendue l’huile de coton. Des bouteilles de récupération et de gros bidons sont remplis à raz bord de cette huile à l’odeur et au goût si particulier.

 

 

De gros nuages s’accumulent dans le ciel et le tonnerre gronde au loin. Sous la menace de l’orage, nous prenons le chemin qui démarre près du petit musée et conduit vers le sommet du site de la ville antique d’Afrosiab, fondée au VIIe siècle avant Jésus-Christ et détruite par Gengis Khan au XIIIe siècle. Un paysage lunaire s’étend autour de nous. Des monticules jaunes, desséchés et désolés, et quelques ruines de murs et de soubassements, tout ce qu’il reste de la splendide ville de jadis. Des traces d’excavations sont dissimulées par des touffes d’herbe et du sable accumulé. Le ciel est gris et bas. Pas d’ombres ni de lumière. Une nappe morose étouffe nos pas. Atmosphère étrange, perdus dans un monde éteint depuis huit siècles. Au loin, nous apercevons les couples bleues de la ville timouride. Mes yeux fouillent le sol jonché de nombreux éclats de poteries : quinze siècles de vie active laisse des traces ! Le silence règne omis le lointain tintement d’un petit troupeau de chèvres. Les âmes du passé vaguent. Si seulement les pierres pouvaient parler !

 

 

Nous pénétrons dans la nécropole Chah-i Zinda par l’entrée nord qui s’ouvre sur un cimetière contemporain où s’entassement d’imposants monuments soviétiques et de modestes tombes musulmanes. Sur de grandes stèles en marbre brillant sont gravés les visages des défunts. Certains posent en uniforme, décorés de rangées de médailles. L’austérité propre aux soviétiques empreigne la cité funéraire d’une atmosphère lourde et nous sommes soulagés lorsqu’apparaissent les coupoles couleur terre du site timouride. Afrasiab détruite, Tamerlan déplace le centre de la ville vers le sud mais ne touche pas à la petite rue de Chah-i Zinda. Une nécropole se développa dans les siècles suivant et nulle part le développement d’architecture et décoration est si distinctement visible qu’à Chah-i Zinda. L’art de la céramique est sans égal dans toute l’Asie centrale.

 

Lors de notre dernier passage nous avions été touchés par ce lieu. Par la magnificence des mausolées mais plus encore par la grande sérénité, l’immense spiritualité qui planait sur les mausolées un peu négligés, un peu abimés, un peu penchés. Aujourd’hui, hélas, l’endroit a changé. Certes, la faïence de mosaïques est toujours sublime, les couleurs magnifiques et l’architecture unique, mais la plupart des mausolées sont en restauration et les échafaudages couvrent les façades. Coups de pioches, cris d’artisans et couinements de brouettes remplies de ciment poussées à toute allure créent une insupportable cacophonie. Des ouvriers s’emploient frénétiquement à une restauration trop clinquante. Des tôles recouvrent des cénotaphes, des éclaboussures de plâtre salissent des décors fragiles. Des plaques de céramique anciennes sont entassées un peu partout. Je crains que le site, sous son nouvel aspect perdra un peu de son âme. Le ciel est gris et la nécropole vide : aucune famille en vêtements de fête ne s’y balade, pas de religieux récitant des prières à haute voix, pas de pèlerins touchant de leurs doits les édifices, pas non plus d’enfants qui courent dans les étroites allées entre les tombeaux ainsi dérangeant joyeusement l’ambiance solennelle de Chah-i Zinda.

 

 

Samarcande, perle de la Route de la Soie. Samarcande, magique et intrigante. Nous aimons cette ville vivante où les grandioses monuments s’intègrent dans les quartiers d’habitations et font ainsi totalement partie de la vie de tous les jours. Contrairement à certaines villes musées, Samarcande donne un aperçu de ce que fut vraiment la vie autrefois. Et même si nous avons un penchant pour la mosquée de Bibi Khanoum, c’est le Registan qui nous attire encore. Nous nous installons sur les bancs du chaïkhana face à la place et nous sirotons le thé en laissant passer le temps. Le soleil décline, les ombres s’allongent. Le ciel s’obscurcit doucement, les premières étoiles apparaissent dans le firmament. De l’autre côté de l’avenue, l’ensemble des trois medersas s’impose. Les fameux dômes turquoise de Samarcande…

 

© Texte & photos : Annette Rossi.

 Image d’en tête : Registan, médersa Cher-Dor.

Au-delà de l’horizon… La malédiction de Tamerlan.

Samarcande… Un endroit vague sur une carte, lointain, très lointain… inaccessible, semble-t-il. D’abord une étape sur la route commerciale millénaire entre la Chine et l’Occident, puis dissimulée derrière le « rideau de fer ». Mais autrefois Samarcande fut le centre d’un monde, une ville florissante sur la route de la soie, métropole commerciale et culturelle, joyau de l’islam, perle de l’Orient, centre de l’univers, miroir du monde, reine de la terre… Samarcande, au cœur de la Transoxiane, fut cette fabuleuse oasis aux confins du désert inhospitalier du Kyzyl Koum. La Maracanda des Grecs conquise par Alexandre le Grand. Capitale de l’empire de Tamerlan qui y fit construire les plus belles mosquées et palais. Située dans la vallée du Zerafshan et dominée par le massif de l’Altaï, Samarcande est aujourd’hui l’une des grandes villes de l’Ouzbékistan, pays intégré dans la Russie soviétique pendant près de soixante-dix ans avant de retrouver son indépendance en 1991. De nombreux vestiges ont disparu de la ville « grande et splendide » comme en atteste Marco Polo au XIIIe siècle, mais Samarcande et ses coupoles turquoise semblent éternelles.

 

La malédiction de Tamerlan, Samarcande, Ouzbékistan, novembre 2002.

 

En mars 1998, nous décidons de faire un voyage en Ouzbékistan. À cette époque, Samarcande est encore un endroit mystérieux. À la recherche d’informations nous avons trouvé quelques photographies floues, un guide de voyage en anglais procuré avec difficulté et la réédition d’un ouvrage traitant de la civilisation de la région il y a des centaines années. L’Asie centrale. Des vols à destination existent. Depuis la capitale, Tashkent, il est possible de se rendre à Samarcande et à Boukhara en voiture, à condition de trouver un véhicule et un chauffeur. Aucune information concernant Chakhisrabs et Khiva à part le conseil de ne pas s’y rendre ! Car le chemin qui traverse la chaîne du Zeravchan n’est qu’une piste, dangereuse, et la route à travers le désert du Kyzyl Koum vers la région inhospitalière du Khoresm, impraticable. Pour se loger il y a bien quelques hôtels, le confort…? La nourriture…? Le plov est le plat national et considéré comme un met pour des grandes occasions. On doit l’appellation à Alexandre le Grand. En grec, « poluv » signifie « mélange d’ingrédients ». En Ouzbékistan c’est un plat avec du riz… préparé avec de l’huile de coton, accompagné de viande de mouton ou de boeuf, des légumes et des épices. Il y a aussi le chorba, une soupe grasse avec de la viande et des légumes. Nous hésitons. Mais, intrigués par l’impalpable, nous décidons de partir et découvrir les oasis le long de la route de la soie. Le destin en décidera autrement. Quelques semaines avant le départ, mon père est victime d’un infarctus cérébral. Samarcande est oubliée. Mon père se rétablit. Samarcande nous attendra quelques années encore…

 

Quatre années plus tard nous partons pour un voyage de Xi’an, en Chine, à Téhéran, en Iran, en passant par le Kirghizistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. Après un périple de quatre semaines le long de la route de la soie, nous arrivons à Samarcande par une froide journée de novembre. L’immense panneau indiquant « Samarkand » nous emplit d’excitation. Puis, en scrutant l’horizon nous apercevons enfin les coupoles turquoise de Samarcande ! Nous y sommes ! Samarcande. Un nom qui me fait rêver depuis avoir lu la biographie romancée d’Omar Khayyam, l’un des plus célèbres poètes de la Perse, écrite par Amin Malouf et simplement intitulé « Samarcande ». Philippe m’avait offert ce livre en sachant que j’allais, comme lui, être fascinée par l’évocation d’un tel lieu. Samarcande. Son nom ne se prononce pas, il se murmure, s’expire. Le « s » fait un début délicat, le « m » ajoute de la profondeur, le « c », prononcé « k », une note de fermeté, les « a » une frivole légèreté, le « nde » de la fin une évaporation en douceur. Samarcande… « Fait curieux », note l’écrivaine et voyageuse Ella Maillart en 1932, « je vais visiter une ville dont je ne sais rien que la magie de son nom. » L’écrivain et journaliste anglais Geoffrey Moorhouse, en 1989, à la veille de l’indépendance, est lui aussi emporté par la magie du nom. « Quelle autre ville au monde porte un nom aussi inspirant ? Vibrant du souffle sauvage des lointains, porteur des mille promesses et fleurant l’odeur aphrodisiaque du danger. » Samarcande. Un nom qui a captivé des milliers de voyageurs à travers les siècles. Un nom qui suscite rêves et espérances. Qu’attendre de Samarcande ? Qu’y trouver ? Quoi ressentir ? La magie du nom laisse entrevoir la ville légendaire à travers le prisme de l’imagination. Qu’en est-il de la réalité ?

 

La renommée de Samarcande est dû avant tout à celui qui l’a faite ; Tamerlan. Il naît en 1336, à Kesh, au sud de Samarcande, dans une famille turque et musulmane. Timur est le fils d’un chef de clan de Djaghataï. Timur signifie « fer » en turco-mongol. Dans sa jeunesse, une blessure à la cuisse lui valut le surnom de i-Lenk ou Lang, le « Boiteux », du verbe persan langidan, « boiter ». Le nom Tamerlan est la déformation de Timur Lang. En 1360, il prend la tête de son clan. Timur profita de nombreuses tensions entre Mongols païens et Iraniens et Turcs musulmans, entre sédentaires et nomades pour, à la mort du khan en 1363, prendre le pouvoir. Comme il ne descend pas directement de Genghis Khan, il ne sera associé aux Gengiskhanides que par son mariage avec la fille du dernier khan de Djaghataï. En 1370, il se fait élire grand émir, refusant le titre de roi ou empereur, et fait de Samarcande sa capitale.

 

 

Redoutable chef de guerre, il conduit des expéditions avec une frénésie destructrice et bâtit son immense empire par la force et la terreur. En trente-cinq années de campagnes, entre 1370 et 1404, il bouleverse l’intégralité de l’Asie centrale et de l’Asie mineure sans jamais connaître la défaite. Sa vie est imprégnée de violences et de massacres. En 1383, en Sabzevar, il fait entasser près de deux mille prisonniers tout vivants, les uns sur les autres, avec de la boue et de la brique pour en construire des tours. Chaque fois qu’il soumet une ville, il érige des pyramides de têtes, de mains et de pieds. La plus grande de ces pyramides sinistres fut dressée en 1387 après que des rebelles eurent massacré trois mille des soldats de Tamerlan qui occupaient Ispahan. Soixante-dix mille têtes s’entassent devant les murailles de la ville. Avant le siège de Delhi, en 1398, il se débarrasse de cent mille prisonniers trop encombrants. La ville est dévastée et mettra plus d’un siècle à se relever. À Bagdad tous les habitants sont massacrés et la ville rasée. Il élève cent vingt pyramides avec les têtes des vaincus. Après la prise de la ville ottomane de Sivas en 1400, quatre mille Arméniens sont enterrés vivants, les femmes attachées derrière les chevaux et les enfants piétinés par la cavalerie. En 1401, à Damas, Tamerlan fait enfermer des milliers d’habitants de la ville, trente mille femmes, enfants, prêtres et autres réfugiés, dans la mosquée, puis met le feu à l’énorme sanctuaire. En 1402, il repart vers l’Anatolie et après avoir atteint les rives de la mer Égée, il rentre à Samarcande. Tamerlan entreprend une campagne contre la Chine mais meurt en chemin en 1405. Sans pouvoir central efficace, il laisse un empire morcelé et ses descendants, les Timourides, n’ont pas pu empêcher son déclin. Son descendant le plus célèbre est Zahir-ad-dîn-Mohammed, plus connu sous le nom de Baber, le Tigre. Il sera le conquérant de l’Inde et fondera l’Empire des Grands Moghols en 1526.

 

 

Rarement, un souverain a été exécré et maudit comme Tamerlan. Il est connu pour sa soif sanguinaire, sa cruauté et pour les atrocités commises par ses armées. Il ne cesse, toute sa vie, de massacrer et de pilier, n’épargnant pas plus les musulmans que les chrétiens ou les païens. Lors de ses conquêtes, il commet d’effroyables ravages, détruit tout, extermine la population des villes qui tente de lui résister sauf les artistes et les artisans qu’il déporte à Samarcande. Pourtant, ses contemporains louent son raffinement, son intelligence et la douceur de ses manières ! Passionné érudit et mécène enthousiaste des arts, il est très fidèle en amitié et voue à sa famille un attachement sans bornes ne tolérant aucun manquement envers les siens. Il ne supporte pas entendre évoquer les horreurs de la guerre et s’émeut démesurément de la mort de tout ceux qu’il aime, admire ou respecte. L’historien Ahmad Ibn Arabshah le décrit comme un homme « particulièrement grand et robuste. Il avait une tête massive au front élevé, la peau blanche et saine, une belle allure, les épaules larges, les jambes longues et les mains puissantes. Il était manchot et boiteux du côté droit. Il portait la barbe longue. La lueur de son regard était difficile à supporter et sa voix était haute et profonde ».

 

Notre hôtel, Afrosiab, construit sur les fondations du « palais bleu » de Tamerlan répond à toutes nos attentes : sommaire, peu convivial et, parce que la « saison » est terminé, pas de chauffage. Le hall est à peine éclairé, la cour intérieure sert de débarras, la piscine (!) est vide. Nous devons changer trois fois de chambre pour des raisons inexplicables. Lorsque nous voulons déjeuner, on nous informe que, manque de clients, le restaurant est fermé. Finalement nous avons droit à un « steak frites » servi dans un petit salon où nous nous retrouvons seuls, portes closes. C’était le repas prévu pour le directeur de l’établissement, ose-t-on nous dire ! Si l’hôtel se situe à l’emplacement du palais de Tamerlan, il n’en a certainement pas hérité les services, le confort ou l’élégance !

 

Car le souverain veut faire de Samarcande la plus belle ville du monde, non seulement la capitale politique de son état, mais aussi un grand centre de commerce. À sa cour ont vécu des savants et des lettrés dont il aimait s’entourer et qu’il épargnait lors des massacres. De Delhi, il se fait apporter cent vingt éléphants chargés de richesses. De Perse, il ramène des poètes et des philosophes. De Mésopotamie, des architectes, des astronomes et des médecins. Des enlumineurs, des calligraphes, des mosaïstes et des musiciens sont déportés à Samarcande qui devient une ville incomparable. Envoyé en ambassade auprès de Tamerlan par le roi de Castille, Ruy Gonzàlez de Clavijo a témoigné de cette magnificence. Il raconte la cour, les femmes du souverain, le protocole, le banquet offert aux étrangers. « On apporta quantité de chevaux et de moutons rôtis dans de grandes peaux rondes, semblables à des peaux de maroquin, que de nombreux serviteurs traînaient à grand-peine tant elles étaient chargées. Ils divisèrent les viandes et en déposèrent les morceaux dans les bassins dont certains étaient en or, d’autres en argent, ou en céramique, ou bien encore en ce que l’on appelle porcelaine, qui est chère et très appréciée. » Au prix d’innombrables morts et de dévastations, Tamerlan dote Samarcande de magnifiques monuments, mosquées et palais. Elle devient la perle de la Transoxiane. Voûtes et arcs s’élèvent haut dans le ciel, dômes côtelés et pishtaqs sont couverts de faïence rutilante, resplendissants de beauté. Nulle part ailleurs les bleus sont aussi éblouissants, les verts aussi étincelants. Le bleu et le vert, couleurs fondamentales du spectre. Le bleu si près de la voûte céleste et l’infini. Le vert si près du paradis, plein de verdure. Bleu comme le saphir, l’aigue-marine, la topaze, le lapis-lazuli. Vert comme l’émeraude, le péridot, le jade. Puis la fusion des deux : le turquoise.

 

 

« Fort impressionnant lorsqu’on le voit soudain au bout d’une ruelle tortueuse où passe dans l’ombre une femme « fermée », le mausolée dresse son étincellement au-dessus des bas murs terreux et sans fenêtres de la ville, melon énorme embouti sur un cylindre de même diamètre. » écrit Ella Maillart lorsqu’elle découvre le Gour Emir « à l’ombre d’acacias légers » en 1932. Soixante-dix ans plus tard, à la vue de l’incroyable dôme cannelé à dominance bleu qui s’élance vers le ciel, je retiens mon souffle. Vibrant dans les dernières lueurs de la journée, les nervures se teintent de vert dans un éclat d’opulence. Les murs extérieurs de l’édifice sont décorés de carreaux bleus et blancs dans des motifs géométriques sur fond de briques de couleur jaune. Le mausolée octogonal est surmonté d’un immense tambour cylindrique ceinturé d’une inscription coufique couvert par le dôme à nervures en briques émaillées jaunes et vertes, bleues et turquoise. L’ensemble, dôme et tambour, constitue plus de la moitié des trente-sept mètres de la hauteur du bâtiment. Ce double dôme bulbeux est considéré comme un chef d’œuvre et si, au Caire des Mamelouks ou en Syrie, des dômes de ce genre avaient déjà fait leur apparition, les dimensions du Gour Emir dépassent largement ces réalisations. Il est probable que le concept du dôme de ce genre est arrivé à Samarcande avec les artisans déportés de l’Asie mineure. Le Gour Emir est aussi le prototype des monuments élevés en Inde du nord à l’époque des Grand Moghols et le mausolée d’Humayun à Delhi ou le Taj Mahal à Agra construits par les descendants de Tamerlan en témoignent.

 

Ici, le petit-fils favori de Tamerlan, Mohammed Sultan fit construire une médersa et une khanagha, mais à la mort de ce dernier en 1403, Tamerlan rajouta un mausolée au complexe pour accueillir sa dépouille. Alors que Tamerlan avait émis le souhait de se faire ensevelir dans le mausolée familial de sa ville natale de Kesh, aujourd’hui connu sous le nom de Chakhisrabs, il sera inhumé auprès de son petit-fils, comme le furent ses descendants jusqu’à Ouloug Beg. Ainsi le mausolée devint le Gour Emir, le tombeau de l’émir.

 

Nous avançons et passons sous un grand portique bleu revêtu de mosaïque de briques qui s’ouvre sur une cour. Deux minarets en briques décorés de faïences bleues se détachent dans le ciel déjà sombre. L’absence de la médersa et de la khanagha, dont il ne reste que les fondations, accentue davantage le caractère monumental et dépouillé du Gour Emir. Nous poussons la porte et pénétrons à l’intérieur. Immédiatement les deux jeunes caissiers à l’entrée échangent un regard entendu. Crypton ? demande l’un d’entre eux avant même que nous ayons pu jeter un coup d’œil sur les lieux. Je souris intérieurement. En l’absence du patron, pour se faire un peu d’argent de poche, les gardiens nous proposent d’entrer dans la crypte où se trouvent les véritables tombes. Philippe hausse les épaules. Da, dit-il. Les gardiens, l’air complice, nous font signe de les suivre. Nous quittons le mausolée et rasons les murs pour contourner l’édifice. À l’arrière du bâtiment les gardiens ouvrent une petite porte. L’un fait le guet, l’autre nous accompagne. Un long couloir incliné mène à la crypte, la véritable sépulture de Tamerlan et de ses proches. Les pierres tombales sont placées exactement sous les cénotaphes de l’étage supérieur. La salle est en forme de croix, les quatre bras de la croix sont voûtés. L’ensemble est exécuté en briques cuites claires hormis une bande près du sol qui est couverte de marbre gris. La crypte, de par sa sobriété et son dépouillement, est empreinte d’une atmosphère grave. « Timour i-Lenk », dit le gardien en désignant la plaque couverte d’inscriptions au centre. Nous hochons solennellement la tête. Il nous dit que c’est un grand privilège de visiter la crypte. Nous agréons. Il ajoute que, habituellement, l’accès est interdit aux touristes. Nous acquiesçons. Il enfonce le clou : même le président Chirac n’a pas pu y entrer ! Nous sourions. Philippe calcule déjà le bakchich.

 

Après cette visite singulière et inattendue, nous reprenons la direction de l’entrée principale du bâtiment pour la visite de la salle supérieure qui baigne dans la pénombre. Et la lumière fut. Le mausolée dégage un volume impressionnant jusqu’au sommet de la coupole. Les murs reflètent l’or et diffusent un éclat verdâtre qui semble translucide. Les parois sont revêtues de marbre et d’albâtre incrusté de jaspe. Plus haut, des inscriptions coraniques bleus et or ornent les murs. L’arc est couvert de muqarnas en papier mâché, revêtus de peintures bleu et de dorure tandis que la coupole est enrichie d’une somptueuse décoration géométrique. Les cristaux du lustre renvoient des étoiles lumineuses. Les somptueuses couleurs de cette salle sont en saisissant contraste avec la sobriété de la crypte en dessous. Derrière une balustrade en albâtre sculpté gisent les cénotaphes de Tamerlan, son maître spirituel, et d’autres membres de sa famille. Le cénotaphe de Tamerlan occupe le centre de la salle. Elle est en jade dit « néphrite » vert foncé, longue de deux mètres, large de trente-cinq centimètres et haute de trente-trois, barrée par une fissure. C’est le bloc de jade le plus grand du monde. Elle fut installée par son petit-fils Ouloug Beg et provient à l’origine de la cour moghole. La grosse plaque vert sombre, presque noire, dégage une lourde présence.

 

 

La nuit est tombée, le froid perçant. Nous traînons dans le jardin devant le Gour Emir planté d’acacias et de muriers blancs. Soudain, des cris stridents emplissent l’atmosphère. Une nuée de corbeaux survole le Gour Emir. Il y en a bien des centaines. La vision est incroyable et lugubre à souhait. Nous les suivons du regard. Ils finissent par s’installer dans les immenses saules dépouillés bordant le parc. Avec difficulté, nous détachons le regard des oiseaux noirs perchés sur les branches et poursuivons notre chemin. En passant devant le mausolée négligé de Roukhabad, un vieil homme nous hâle. Subjugués, nous approchons. Un regard bienveillant s’affiche sur son visage buriné. Un père tenant son fils à la main surgit de l’ombre. Ensemble, nous pénétrons à l’intérieur du petit mausolée. L’obscurité est totale. Puis la voix du vieillard s’élève, priant, chantant. Les sons peu mélodieux résonnent sous la coupole pour mourir doucement. Des moments émouvants. À cet instant, les corbeaux, dans un fracas de cris et de battement d’ailes, quittent les arbres. Dehors, nous suivons du regard la nuée qui survole une nouvelle fois le dôme en quartier d’oranges noyé dans un voile gris sombre avant de disparaître dans la nuit. Samarcande, figée dans son passé, hantée par sa dénomination de Cité bleue dont les dômes reflètent le ciel, n’est autre, ce soir, qu’un refuge des esprits maléfiques tenus à distance par la piété d’un vieillard.

 

Dans notre chambre d’hôtel il fait humide et la température s’élève à dix degrés ! Le réceptionniste, avec un sourire dévoilant toutes ces dents en or, se fond en excuses et parvient à nous procurer un radiateur d’appoint donc les câbles sont à moitié rongés. Le risque de provoquer un court circuit est le moindre de nos soucis. Reste le fait qu’il est impossible de manger. Après insistance, on veut bien nous servir un Coca-Cola dans le bar qui sent le renfermé et qui est à peine éclairé. Las, nous dînons de barres énergétiques puisées dans notre réserve qui commence à réduire sérieusement. Paradoxalement, un grand mariage est célébré dans l’un des salons de l’hôtel. Attiré par la musique nous osons un coup d’œil par la port entrouverte. La mariée en vaporeuse robe blanche et son époux sont perchés sur une estrade face aux convives, femmes en robes colorées, hommes en costumes brillants. Un orchestre joue de la pop orientale. Et, comble de tout, les tables plient sous la nourriture ! L’eau nous vient à la bouche et nous nous refugions dans notre chambre où la température a grimpé jusqu’à quatorze dégrées. J’enfile une polaire supplémentaire et, depuis le balcon de la chambre, contemple le Gour Emir dont le dôme éclairé se dessine dans le ciel nocturne de Samarcande.

 

Dans la nuit je me réveille avec des nausées et des crampes à l’estomac. Après quelques heures difficiles passées dans la salle de bain, je parviens à me rendormir. Au matin, c’est au tour de Philippe. Nous sommes fatigués, vaseux. On nous monte du thé. Dehors il pleut des cordes. Nous passons la journée dans la chambre partant du principe que c’est une simple « tourista » et que demain nous serons en pleine forme. À cinq heures de l’après-midi, affaiblis, nous tentons de joindre la réception par téléphone pour demander quelque chose à manger. Impossible de joindre qui que ce soit. Finalement, en passant par le service de blanchisserie, nous sommes mis en relation avec le réceptionniste qui promet de nous faire monter du thé mais seulement du thé. Désespéré, Philippe demande à parler au directeur, explique la situation et après s’être excusé six fois, ce gentil monsieur promet d’envoyer quelqu’un au bazar et demande si nous ne voulons pas voir de médecin ce que nous refusons pour le moment. Une demi-heure plus tard, on frappe à la porte : « surprise » ! Du thé, du yoghourt, des bananes et du pain ! Le Gour Emir est enveloppé d’un épais brouillard et les corbeaux, ombres noires, se sont de nouveau installés sur les branches des arbres…

 

Vers neuf heures du soir, j’ai des crampes terribles et Philippe décide de faire venir un médecin. Une heure plus tard on frappe à la porte. Philippe ouvre. Dans la pénombre se tiennent trois personnes qui entrent la chambre à la queue-leu-leu. Le premier est un homme imposant et barbu vêtu d’un long manteau noir qui pose sa main droite sur son cœur avec un geste théâtral et nous salue d’un salam aleikum d’une voix grave. Au fond de mon lit, je pense que quelqu’un est venu de la mosquée et je remonte pudiquement les draps. Suit une infirmière en robe blanche et chapeau haut de forme genre « chef de cuisine ». En dernier se présente le gentil réceptionniste qui sera le traducteur. Le « doctor » m’examine, m’interroge et me dit que je dois aller à l’hôpital ! Devant ma mine défaite, il change rapidement de stratagème et ordonne à l’infirmière de me faire une piqure ce qu’elle fait après avoir chassé les hommes dans le couloir. Aucun diagnostique n’a été fait ! Dans mon lit, une pensée traverse mon esprit, une pensée que j’aurais mieux fait de refouler…

 

Selon la légende, une malédiction pesait sur le tombeau de Tamerlan. Un vieux conte populaire raconte qu’avant de mourir, le grand chef de guerre avertit ses proches que de grands malheurs s’abattraient sur ceux qui tenteraient d’ouvrir sa tombe. Il aurait fait graver, sur la face interne de la pierre tombale : « Si l’on me relève de mon tombeau la terre tremblera ». À la mort de Tamerlan, son corps fut embaumé à l’aide de camphre, de musc et d’eau de rose, enveloppé dans un linceul, couché dans un cercueil d’ébène en envoyé à Samarcande où il fut enterré. Ignorant la malédiction, le 1er juin 1941, sur approbation personnelle de Staline et sous la direction du médecin légiste russe Mikhail Gerasimov, des fouilles furent engagées dans la crypte. Après avoir dégagé la pierre funéraire, Gerasimov doit déplacer plusieurs dalles avant de découvrir le cercueil en ébène orné d’un riche décor de fils d’argent. À ce moment là, toutes les lumières s’éteignent. Ignorant ce signe sinistre, l’exhumation se poursuit et Gerasimov peut identifier Tamerlan grâce au pathologies et signes distinctifs. Les os de sa jambe droite étaient plus minces et plus courts que ceux de la gauche, confirmant qu’il devait boiter. Il mesurait 1,72 mètres, ce qui était grand pour son époque. Ce même jour, Hitler lança l’opération Barbarossa contre l’URSS l’entraînant dans la Deuxième guerre mondiale, un conflit qui coutera la vie à vingt-sept millions de soviétiques. Lorsque Staline, un homme superstitieux, entend parler de la malédiction de Tamerlan, il ordonne de ré-inhumer le monarque. Ce jour là, l’Allemagne retirait ses troupes du Caucase, leur première grande retraite. Un an plus tard, en 1943, le Kremlin octroya un million de roubles, le prix de seize chars, pour la rénovation du mausolée de Gour Emir.

 

Mon état de santé s’empire. Crampes aiguës, diarrhée, nausées et une condition générale que je qualifierais de misérable. La nuit est longue et je commence à m’angoisser. Tout semble plus effrayant lorsque dehors l’obscurité est dense et il règne un silence de plomb. L’aube s’annonce morose. Il pleut toujours et le ciel est bas. Samarcande, loin des images des mille et une nuits, se perd dans la grisaille et l’austérité. Je me sens perdue au bout du monde et le pire est que je SUIS au bout du monde ! Heureusement, Philippe, tout en ayant les mêmes symptômes que moi, semble en meilleur état. J’ai faim mais au même temps la nourriture me dégoûte et je me sens si faible. Les heures passent avec une lenteur désespérée. Cette chambre spartiate est devenue notre refuge, mais un refuge que l’on a hâte de quitter. De l’autre côté de l’avenue, le Gour Emir veille. La journée laisse place à une nouvelle nuit.

 

Le matin nous sommes épuisés. Cela fait trois jours que nous ne mangeons pratiquement pas. La pluie ne cesse toujours pas et l’atmosphère est lugubre. Si c’est ça, la féérique Samarcande ! J’ai soudain peur que nous soyons vraiment malade, qu’il ne s’agisse pas que d’une innocente « tourista ». Le Lonely Planet donne une descriptif de toutes les maladies, bénignes ou graves, que l’on peut attraper dans ce coin du monde : rien de rassurant ! Nous tentons de manger une banane mais il nous faut une heure pour en avaler la moitié, aussitôt éliminée. Philippe, inquiet, fait revenir le médecin. Cette fois-ci, c’est une femme robuste, souriante et dynamique. Elle pénètre dans la chambre comme une tornade blanche suivie de l’éternel réceptionniste à la dentition dorée, une valise en métal sous le bras. Après m’avoir ausculté elle me rassure avec un exaspérant « mais il faut qu’elle mange ! » Elle ira elle-même aux cuisines donner des instructions ! J’échange un regard avec Philippe. Réussira-t-elle où nous avons échoué depuis quatre jours ? En attendant, elle me donne trois pilules dont je ne demande même pas le nom ou la composition ni le bienfait qu’elles sont sensées apporter. Je les avale sagement sous son regard inquisiteur. Puis, comme une magicienne, il ne manque plus que le son du tambour, elle plonge sa main dans sa valise et en sort une bouteille contenant un liquide violet qu’elle brandit triomphalement. Ce n’est rien de moins que du « Magic water of Samarcande » ! Elle m’ordonne de la boire puis s’en va secouer le cuisinier. Elle revient avec un sourire en coin et se moque de mon ventre vide. « Cet après-midi, ce sera fini », me dit-elle. J’ai tellement envie de la croire.

 

Miracle, une heure plus tard arrive une délicieuse soupe au poulet que nous réussissons à manger. Immédiatement, nous nous sentons mieux. Au cours de l’après-midi, nous avons l’impression que notre état s’améliore et en fin de journée, sous une pluie battante, nous retournons dans le parc du Gour Emir. Que ça fait du bien de prendre l’air même si l’humidité est pénétrante et que des voiles de brouillard se meuvent autour du mausolée. Pas âme qui vive dans les environs. Rien que les corbeaux perchés sur les branches nues des saules.

 

 

De retour à l’hôtel, le directeur vient nous voir et nous offre des livres et des cartes en guise d’excuses pour les inconvénients. Une belle table est dressée au centre d’une petite salle de restaurant décorée de couleurs chaudes de dominance rouge autrement vide. Le dîner est tout à fait acceptable même si nous avons toujours du mal à manger. Les serveurs, ils sont quatre à s’occuper de nous, ne savent plus comment nous faire plaisir. Soudain tout semble plus enjoué et du coup le moral va mieux.

 

Le lendemain matin, Samarcande nous offre toute sa magie. Le soleil brille et le ciel est intensément bleu. Au loin, les montagnes sont couvertes de neige. L’air est glacial. En quittant notre hôtel, je soupire de soulagement. Nous allons enfin contempler les fameuses coupoles turquoise de Samarcande. J’en étais arrivée à me demander si un jour j’allais connaître la satisfaction de découvrir Samarcande. Être si près du but sans être capable d’arriver à l’aboutissement de mon rêve. Cinq jours au cœur de la ville et avoir vu seulement le Gour Emir ! Quelle frustration de savoir que toutes les merveilles qu’offre la ville sont à portée de main et en même temps inaccessible…

 

Le Registan, carrefour de la capitale de Tamerlan et considéré comme le complexe le plus grandiose d’Asie centrale. Le Registan, « place de sable », est un nom peu glorieux dont l’origine vient du sable déposé par un important canal d’irrigation. Tamerlan y exposait les têtes de ses ennemis sur des piques et l’endroit fut la scène des exécutions publiques jusqu’au début du XXe siècle, le sable absorbant rapidement le sang des condamnés. Le Registan devint le centre de la capitale de Tamerlan et six artères se rejoignaient sous le dôme d’un bazar. Ouloug Beg, le petit-fils de Tamerlan, donna des fonctions culturelles et politiques aux lieux en y édifiant une medersa, une khanagha, un caravansérail et une mosquée. Plus tard le khanagha et le caravansérail seront démantelés et remplacés par deux medersas qui donneront la configuration actuelle de la place.

 

 

Face aux trois médersas grandioses du Registan, toute la misère de ces derniers jours s’estompe. Depuis l’esplanade, une mare de nuances bleues et turquoise se déploie à travers trois édifices grandioses. Plus que la beauté c’est la grandeur qui se dégage de cette « place de sable ». C’est le dimanche et la population locale, vêtue de ses plus beaux habits s’y promène rendant le lieu animé et gai. Cela fait oublier la sensation d’éloignement et d’inquiétude des derniers jours passés dans cette chambre lugubre tandis que dehors le brouillard et la pluie ne cessaient d’envelopper le Gour Emir.

 

 

À la médersa Ouloug Beg furent enseignés l’étude islamique et les sciences profanes. Le souverain lui-même y enseigna l’astronomie, sa passion, évoquée par les étoiles couvrant le firmament du portail. Une calligraphie coufique affirme que « cette magnifique façade est deux fois plus haute que le ciel, et lourde au point que l’échine de la terre en est écrasée ». Les couleurs sont éclatantes, mais le fond jaune brun rappelle la terre. En face, la médersa Chir Dor  a une allure très riche et très équilibrée. Son pishtaq est surmonté de mosaïques représentants des lions portant sur leur dos des soleils à figure humaine bordés de rayons, donnant son nom à l’édifice : « qui porte des lions ». La représentation stylisée d’animaux brise le tabou islamique de l’art figuratif. Deux dômes élancés et côtelés flanquent l’entrée. L’ensemble est recouvert de motifs géométriques ou floraux très colorés. La troisième médersa, Tilia Kari, ferme la place au nord. Des tourelles d’angle furent préférées aux minarets mais les mosaïques offrent une profusion de symboles solaires éclatants et d’entrelacs floraux. Le dôme turquoise de la mosquée marque la vocation du sanctuaire comme mosquée du Vendredi après la destruction de Bibi Khanoum. L’intérieur resplendit de reliefs en feuilles d’or sur fond bleu, d’où le nom de Tilia Kari, « doré ». Étrangement, c’est vers cette troisième médersa que nous sommes attirés. Dans la cour règne une atmosphère paisible et, installés sur un banc, nous laissons le temps filer.

 

 

L’immense pishtaq de la mosquée Bibi Khanoum se dresse contre le ciel bleu. Construite avec le butin du sac de Delhi en 1398, édifiée à la hâte, très vite après son achèvement, l’imposante mosquée commence à se dégrader, accélérée par des tremblements de terre et la récupération des matériaux pour d’autres chantiers. En 1974, les Soviétiques entreprirent la restauration, toujours inachevée à ce jour. Des échafaudages couvrent le pishtaq, le monumental portail en forme d’arc, flanqué de minarets. Une grue rouillée aussi monumentale obstrue le passage. Néanmoins, les trois dômes ont été reconstruits. L’entrée principale condamnée nous entrons par un passage dans le mur sud. Dans la cour, un lutrin démesuré recevait autrefois le grand Coran d’Osman. La mosquée de Bibi Khanoum haute de trente-cinq mètres avec une gigantesque coupole turquoise et les deux mosquées latérales aux coupoles cannelées témoignent de la magnificence d’une époque. Les décorations intactes sont sublimes, mais des éclats de faïences sont éparpillés sur le sol que je ne peux m’empêcher de ramasser. Seuls dans l’enceinte, l’abandon du site est frappante et nous nous sentons envahis par l’ambiance particulière qui y règne.

 

 

À l’ombre de la mosquée Bibi Khanoum s’anime le bazar, cœur de la vieille ville. Les galettes de non, pain sans levain, de plusieurs variétés, sont étalées avec soin. Elles sont la fierté des femmes aux robes colorées, foulards bariolés. De grosses vestes en laine les protègent du froid vif. Les marchands sont regroupés par spécialités : des sacs de jute sont remplis de fruits secs, sur les comptoirs trônent de petites pyramides d’épices, les légumes d’hiver ; choux, carottes et pommes de terre sont empilés à même le sol. Des grenades rouge sang, gonflées, énormes comme des pamplemousses, nous font monter l’eau à la bouche. L’huile de coton se vend dans des bouteilles de récupération ; Coca Cola, Fanta… Les sourires montrent les traditionnelles dentitions en or. À la section boucherie, des carcasses d’animaux sont suspendues aux crochets. Sur des feux de charbon, les brochettes grillent. La graisse qui s’enflamme répand des odeurs qui fond fuir nos estomacs encore fragiles…

 

 

La nécropole Chah-i-Zinda est le site le plus émouvant de Samarcande et considérée comme le site le plus sacré de la ville. Sur une colline une dizaine de tombeaux entourent la dépouille de Qusam ibn-Abbas cousin du prophète. Un portail sobre donne accès à une volée de quarante marches qui aboutit dans une ruelle étroite où une succession de mausolées ont bravé les siècles en silence. La taille modeste des édifices aux proportions harmonieuses, datant pour la plupart du XVe siècle, donne une intimité aux lieux. La composition d’ensemble et la décoration précieuse et délicate des dômes et des façades font de ce site un lieu unique de l’expression de l’art de la céramique de d’Asie centrale. Panneaux dentelés, mosaïques en majolique sculptée, briques émaillées, angles filigranés, couleurs éblouissantes, c’est à Chah-i-Zinda que nous trouvons l’âme de Samarcande. Entouré d’un cimetière d’herbes folles, le site est aussi un lieu de pèlerinage et de recueillement pour les Ouzbeks, et entourés des familles qui viennent s’y recueillir, le sourire aux lèvres et le regard doux pour ces étrangers, nous ne nous lassons pas de ce lieu, calme et envoûtant.

 

 

Samarcande s’est avérée tellement différente de ce que j’avais imaginé. Tout le romantisme de la route de la soie a été cruellement terni par la maladie. L’atmosphère apportée par les corbeaux rôdant autour du Gour Emir, le brouillard, la pluie, tout a été mis en œuvre pour que, aujourd’hui, malgré la matinée ensoleillée passée entourée des merveilles de cette ville, je ne me sente pas en paix avec la ville légendaire de la route de la soie. Néanmoins, Samarcande n’est plus une image diffuse. Elle a laissé une impression indélébile gravée dans nos mémoires. Les coupoles singulières, les pishtaqs monumentaux, les couleurs… Magnificence et somptuosité. Nuances de vert, de bleu et de turquoise, se mêlant avec des teintes plus sévères comme le jaune et l’ocre. L’essence même de Samarcande. Contraste entre ciel et terre.

 

Mais l’histoire n’est pas finie…

 

Dans l’après-midi, nous quittons Samarcande pour Boukhara. Si nous pensions que le pire était passé, nous nous trompions. Pendant le trajet, j’ai de nouveau des crampes insupportables et Philippe est blême. Arrivée dans la belle maison juive aux portes de la vieille ville de Boukhara où nous avons retenu une chambre, nous nous sentons vraiment mal. Je reste deux jours au lit sans pouvoir manger tandis que Philippe, à peine en meilleur état que moi, parvient à se trainer jusqu’au coin de la rue. Ma déception est immense. Trois journées passées dans la mystérieuse et énigmatique cité de Boukhara et je n’ai rien, absolument rien vu de cette ville dont je rêvais presque autant que de Samarcande ! Finalement, la situation s’empirant, un matin, Philippe, qui est un fataliste dynamique tandis que moi, je garde toujours l’espoir que les choses s’arrangeront toutes seules, prend la décision de regagner Tachkent, aller à la clinique et de raccourcir notre voyage. L’idée de me lever m’étant insupportable, il me pousse sous la douche, me savonne, me rince et pendant que je m’habille, organise notre transport.

 

La longue journée de route se passe bien. En roulant, j’aperçois le panneau « Samarkand » au bord de la route et les coupoles bleues au loin. Je refoule ma frustration. Arrivés à Tashkent, nous nous offrons le meilleur hôtel de la ville. Puis, soudain, nous avons l’impression d’aller vraiment mieux. Nous dînons au restaurant et passons une bonne soirée. Je regrette amèrement d’avoir quitté Boukhara. Par contre, la nuit j’ai de nouveau des crampes, de la diarrhée et de la nausée. Est-ce que ce cauchemar va un jour se terminer ?

 

Le lendemain, sans hésiter, nous nous présentons à l’ International Health Clinic, géré par un médecin américain. Elle me pose quelques questions ciblées, hoche la tête d’un air d’évidence, et m’envoie aux toilettes, munie d’un petit pot en plastique. Le diagnostique est rapide : dysenterie amibienne. Nous sommes tous les deux, moi plus affectée que Philippe, atteints de cette maladie qu’il faut soigner de toute urgence. Elle préconise une bi-thérapie, en commençant par le Metronidazole, qui va détruire les amibes qui ont envahi les tissus organiques. Une fois rentrés en Europe, il faut impérativement suivre un traitement adjuvant, pour détruire l’amibe sous sa forme kyste dans le côlon. J’échange un regard avec Philippe. Comment avons nous attrapé cette maladie ? Et où ? Nous qui sommes tellement consciencieux concernant l’hygiène alimentaire ! La durée d’incubation étant très variable, de quelques jours à quelques semaines, nous avons pu être infecté n’importe où, dans l’est de la Chine, au Kirghizistan, au Kazakhstan ou dans la vallée de Ferghana. Le médecin envoie un coursier chercher les médicaments, nous interdit de boire de l’alcool pendant le traitement, comme si nous en avions envie !, et nous rassure que dans trois jours, nous allons nous sentir mieux.

 

Les jours suivants sont un calvaire : le traitement provoque des terribles nausées nous empêchant de nous alimenter convenablement. Dans notre chambre d’hôtel, très confortable, je suis assise au bord du lit et m’efforce à avaler une tasse de thé et une biscotte. Sur la télévision CNN montre en boucle les images de la gigantesque marée noire provenant du pétrolier « le Prestige » qui souille les côtes d’Atlantique en Espagne et en France. Des kilomètres de plages couverts d’une mare visqueuse noire, animaux mazoutés, oiseaux à l’agonie enlisés dans des nappes de pétrole, bénévoles en bottes et combinaisons en plein nettoyage. Drame terrible et catastrophe écologique de grande ampleur, je ne pourrais être plus détachée. Ma priorité est de manger cette biscotte pour que je retrouve des forces.

 

Chaque après-midi, nous nous efforçons de sortir. Notre monde se situe désormais entre l’hôtel et le parc Amir Timour. Le ciel reste voilé et l’ambiance est maussade. Enfin arrive le jour du départ, trois semaines plus tôt que prévu. En France, notre traitement se prolonge pendant deux mois avant que nous soyons déclarés guéris. De nouveau en pleine forme, je songe déjà à un prochain voyage vers Samarcande…

 

© Texte & photos (sauf image d’archives) : Annette Rossi.

Image d’en tête : Le Gour Emir.