Surgissant du terrible désert du Thar, la forteresse domine d’immenses étendues inhospitalières de sable et de pierre. Hissée sur une éminence triangulaire, elle est ceinturée d’un rempart de cinq kilomètres de long comportant quatre-vingt dix-neuf bastions et tours d’angle. Au sein de ses puissantes murailles en grès jaune s’épanouissent palais et temples magnifiquement sculptés. La ville basse se blottie au pied de la citadelle. Les ruelles étroites et animées sont bordées de haveli, maisons de maître, finement ciselées, véritables filigranes de pierre. Point stratégique sur la route caravanière reliant l’Arabie et la Perse à l’Asie centrale, pendant des siècles, les caravanes y déchargeaient ivoire, tapis, épices, fruits secs, soie, opium, encens. Les bazars regorgeaient de délices et de précieuses marchandises. Les coffres de l’État se remplissaient de pièces d’or. La richesse s’exprima à travers marchants redoutables, princes extravagants et harems remplis d’intrigues. Cité fabuleuse et secrète, oubliée sur les confins indo-pakistanais, Jaisalmer, la ville dorée, résonne l’Inde faste et opulente des temps révolus.
Cité dorée aux portes du désert, Jaisalmer, Rajasthan, Inde, mars 2004.
Le désert du Thar est aussi nommé le Grand Désert indien ou Mârusthali ; le pays de la mort. Il s’étend de l’état du Rajasthan au nord-ouest de l’Inde au Pakistan où il porte le nom de désert du Cholistan. Depuis de longues heures nous traversons les steppes arides et inhospitalières. La piste est poussiéreuse et notre passage soulève des nuées de sable. Les paysages sont monotones, parfois interrompus par un groupe d’antilopes. La chaleur est accablante, l’horizon brouillé. Pourtant, nous savons, comme les caravanes autrefois, qu’au bout du chemin nous attend une cité qui va nous accueillir, nous rafraîchir, nous nourrir. Les derniers rayons du soleil s’accrochent au jour quand, au loin, la citadelle, vibrant sous la chaleur, apparaît comme un mirage dans un voile de mystère et d’espoir. Une couronne de bastions crénelés hérissée sur la colline drapée dans un voile ambré. Nous sommes arrivés à Jaisalmer, la cité du désert. Le soleil s’éteint à l’horizon.
À l’extérieur des fortifications dort le bassin sacré du Ghadisar, étang artificiel creusé en 1156 par Roa Jaisal. C’était la principale source d’approvisionnement d’eau de la cité jusqu’en 1965. La superbe porte sculptée du XVIIe siècle fut commandée par Tila, une courtisane dont s’était épris un prince. La famille royale, scandalisée de devoir passer sous une porte bâtie par une personne si peu estimable, tenta de la faire détruire mais la statue de Krishna placée à son sommet empêcha sa disparition. Personnellement, je ne ressens aucune amertume en franchissant cette porte magnifiquement ornée de balcons ciselés en sailli d’autant qu’elle m’offre un tableau d’une grande beauté. La lumière matinale baigne le site dans une atmosphère d’attente. Le ciel blanc se confond avec les eaux figées. L’étang est bordé de temples brahmaniques, de pavillons et d’oratoires. Quelques îles accueillent des kiosques coiffés d’un dôme sur colonnettes qui semblent flotter sur la surface de l’eau. De grandes volées de marches se noient dans les profondeurs du bassin dans lequel se reflètent les lignes élégantes des sanctuaires. Un endroit calme où règne le silence et la quiétude.
Les origines des Rajputs se perdent sur les hauts plateaux du Pendjab. Rajput est un mot hindi signifiant « fils de roi », de raj, « roi », et putra, « fils ». Du point de vue mythologique, les deux clans rajputs les plus anciens sont supposés être issus du soleil, Suryavamsha, et de la lune, Chandravamsha. Une troisième lignée, celle des Agnikula, de agni, « feu », est apparue plus tard. Chacun de ces clans sont à l’origine de sous-clans dont certains ont eu une importance historique. Ainsi, le clan des Yadava, dont sont issus les Bhatti de Jaisalmer, vivait de l’élevage et de l’agriculture car les communautés aristocratiques, exemptes du travail manuel, s’étaient taillées de petites enclaves au sein de terres cultivées par les castes paysannes. Depuis le XIXe siècle, dans le cadre d’un mouvement de conscience sociale et politique, les Yadava se sont proclamés comme descendants du mythique roi Yadu, ce qui en ferait des membres de la caste des rois et guerriers, kshatriya. Le clan des Bhatti est l’un des nombreux clans issus des Yadava. Ils se considèrent issus de la lune. Aujourd’hui, les Bhatti sont divisés en quarante clans. Une région connue sous le nom de Bhattania comprend le nord-ouest du Rajasthan, englobant les villes de Jaisalmer et Bikaner, ainsi que les États du Pendjab et du Haryana, dans le nord de l’Inde.
Nous pénétrons dans la ville basse par la porte Ghadisar qui livre passage vers la monumentale rampe menant à la citadelle. Pour atteindre le plateau supérieur nous franchissons quatre portes : l’Akhay Pol, la Surya Pol, « la porte du Soleil », la porte de Ganesh, protégée par une représentation du dieu éléphant, et enfin Hawa Pol, « la porte du Vent », dominée par l’ensemble des palais royaux. Les cinq palais s’organisent autour d’une grande cour dallée à ciel ouvert, délimitée par des façades finement ouvragées ornées de balcons en surplomb et de fenêtres en jali, écrans ajourés. Le plus ancien d’entre eux, le Juni Mahal, date du début du XVIe siècle, le Rang Mahal, bâti au XVIIIe siècle est décoré de fresques dépeignant des scènes historiques. Le Rani Ka Mahal tenait lieu d’harem, zenana, et le Gaj Mahal, le plus récent des palais, fut élevé par le maharawal Gaj Singh en 1884. Témoignages de vies.
Jaisalmer est le seul état princier à pouvoir se vanter d’avoir été dirigé par une seule et même dynastie, les Bhatti, depuis huit cent cinquante ans. Le maharawal Brijraj Singh, salut aux armes : quinze coups de canon, vit à Jaisalmer avec sa mère, son épouse et ses deux fils. Il est très impliqué dans la vie de son peuple qui lui voue un respect immense. Il s’attache aujourd’hui à la restauration et à la sauvegarde de ses palais et les monuments historiques familiaux.
La communauté jaïne contribua à la prospérité de la ville et grâce aux dons des riches marchands, Jaisalmer fut dotée d’un ensemble de temples jaïns construits entre les XIIe et XVe siècles. Enchâssé dans un pâté de maisons, le complexe consiste en plusieurs sanctuaires reliés entre eux par des passages de différents niveaux. Les chapelles sont couronnées de sikra, toits en pain de sucre, richement travaillés, qui s’élancent vers le ciel et dominent les habitations aux alentours dépassant largement les murailles de la ville. Après avoir traversé une cour, nous quittons nos chaussures et tout objet en cuir, matière proscrit car elle est d’origine animale. Nous passons sous une splendide arche sculptée de figures dansantes, le torana, et pénétrons dans le temple de Parshvanatha. En saisissant contraste avec l’extérieur, en grès jaune, l’intérieur est en marbre blanc et très richement décoré avec une profusion de sculptures de divinités jaïnes et hindoues d’une extrême finesse. Les murs et les plafonds sont couverts d’une véritable dentelle de marbre. Le parfum de l’encens nous enveloppe, purifiant les lieux empreints d’une profonde spiritualité.
Aujourd’hui, quatre mille personnes vivent toujours à l’intérieur de la ville haute. Mais la forteresse est sérieusement menacée à cause de la fréquentation touristique. Jusqu’à un passé assez proche, les habitants n’utilisaient que très peu d’eau, élément rare, et chaque famille faisait chaque jour plusieurs kilomètres pour chercher quelques seaux. Le tourisme a entrainé l’apparition des hôtels dans l’enceinte du fort et l’eau courante a été emmenée. Suite à l’utilisation excessive de l’eau et aux problèmes de son évacuation, la cité n’étant pas dotée d’un système d’égout fonctionnel, les eaux usées se sont infiltrées dans le sol. Les conséquences sont dramatiques. L’eau érode les fondations de grès qui deviennent meubles et la citadelle s’affaisse progressivement. Plusieurs tours se sont déjà écroulées. Figurant au patrimoine mondial de l’Unesco, l’organisation a attribué des subventions afin de réaliser des travaux pour régler le problème. Mais l’argent a servi à d’autres fins… Inexorablement, l’assise des remparts continue à se dégrader.
Nous parcourons les venelles de la cité moyenâgeuse. Étroites, à l’abri du soleil, ce ne sont parfois que de simples chemins en terre creusés de rigoles des eaux usagés. Vaches et jeunes veaux, le pelage parfois assorti aux tons de la pierre, se baladent nonchalamment, balançant leur queue pour chasser les mouches. De hautes marches mènent aux entrées cachées des maisons ou vers de petits sanctuaires secrets. Des cours écrasées par le soleil sont entourées de maisons ciselées aux balcons en saillie. Autrefois très belles, elles n’ont pas résisté à l’assaut du temps et les murs dégradés et fissurés démontrent comme tout n’est que passager. Une vache sommeille au centre d’une place surélevée telle la statue d’un dieu, ce qu’elle est.
Un petit groupe d’enfants joue aux dés à l’ombre d’un mur. Les femmes, installées sur les balcons, épluchent des légumes. Quelques hommes discutent. Un chien fait la sieste sur les marches d’une maison, une chèvre aussi. Une fillette, le visage à la peau mate aux traits fins entouré de cheveux noirs tressés, fait sa lessive accroupie sur une plate-forme. Elle mouille, elle savonne, elle frotte, elle rince, elle recommence, tout cela dans une concentration étonnante. Elle porte une petite robe jaune citron imprimée de fleurs blanches et vert pomme. Trois sauts d’eau, rouge, turquoise et gris, sont posés près d’elle. Magnifique palette de couleurs avec en arrière-plan un mur jaune safran. Je ne peux m’empêcher de penser à la vie future de cette enfant. Quel sera son avenir ? Elle ne quittera certainement jamais la ville. Sa famille lui trouvera un mari qu’elle épousera lors du thirumanam, cérémonie de mariage, vêtue de son sari rouge et couverte de bijoux traditionnels. Plairait-elle à sa belle-famille ? La dot sera-t-elle suffisante ? Souhaitera-t-elle longue vie à son mari par crainte de se retrouver veuve, délaissée et démunie, peut-être brûlée lors d’un malheureux accident domestique ? Aura-t-elle des enfants, surtout des fils ? Sera-t-elle heureuse ? Pourra-t-elle seulement l’être ? Ne songera-t-elle jamais à ce qui se trouve au-delà de l’horizon ?
Les filles restent un poids pour les familles indiennes à cause de la dot d’un mariage indien. Malgré son interdiction en 1961, elle est toujours la norme et tient lieu de pratique universelle en Inde. Elle s’exerce à l’échelle de toutes les castes et classes sociales. Plus la famille du mari est influente dans la caste, plus la dot demandée sera élevée. Un aîné vaut plus que ses frères, un veuf devrait se consentir à recevoir une dot moins importante à moins d’être riche. La dot ne se paie pas en argent mais sous forme de cadeaux ; téléviseur, meubles, réfrigérateur, machine à laver, motocyclette, voiture, maison. Outre de réduire la femme au rang d’objet, cette coutume est responsable de milliers de victimes chaque année. Parfois, après la cérémonie du mariage, il y a escalade dans la demande de dot. À défaut de pouvoir répondre à la demande, la belle famille pourra s’en prendre à la jeune épouse en la brulant vivante ou en l’empoisonnant. Ces crimes, de nos jours, existent encore et ne sont pas de rares exceptions dans les villages reculés. En 1987, mille sept cent quatre-vingt six cas de décès ont été enregistrés liés à la dot pour l’ensemble de l’Inde. Ce chiffre ne représente qu’une partie de la réalité. Commis à l’intérieur de la famille, sans témoins, il est extrêmement difficile pour la police de démontrer la culpabilité des meurtriers, généralement la belle-famille et la propre mère.
Nous grimpons sur les remparts. Les fortifications crénelées de dix mètres de hauteur sont renforcées par quatre-vingt dix-neuf solides bastions qui semblent fondre dans la colline sur laquelle elles sont construites. Un château de sable. Sous le soleil au zénith, les pierres ont pris une teinte violacée. La vue embrasse la ville basse ceinturée de murailles que je ne parviens pas à distinguer. Un dédale d’habitations solides aux toits plats figé dans d’abondantes nuances de jaune. Par ci et par là, une porte bleue tranche avec l’uniformité de couleur que dégage la cité. Quelques façades de maisons plus importantes dépassent la hauteur relativement égale de l’ensemble. Enchevêtrées dans l’urbanisme dense nous devinons les haveli, imposantes demeures de marchands fortunés, de Premiers ministres ou de princes. J’observe ce patchwork de carrés, de rectangles, et d’angles droits. Un tracé orthogonal, une architecture linéaire, un ordre rigoureux. Une ville comme j’imagine ce que pût être Babylone, Mari, Akkad. Une cité antique blottie contre la citadelle. Faisant face à sa situation géographique, au climat auquel elle est soumise et surtout au monde d’aujourd’hui qui vient perturber ses traditions et son mode de vie ancestral. La ville s’étend pour aller se confondre avec le désert, noyé dans la brume de chaleur.
Au pied de la rampe, assis sur des marches de pierre, un petit groupe de femmes discute, fleurs à la main. En parfaite osmose avec les murailles dorées, elles sont magnifiquement belles. Peaux mates, chevelures noires et brillantes, yeux sombres insondables, elles sont enveloppées de chatoyants saris roses, jaunes, orange. Soie lourde, mousseline aérienne, crêpe frisée, taffetas craquant. Drapés souples et voiles translucides. Entretissés de fils d’or. Nuages de couleurs. Flottement céleste. Impression de douceur. Images de rêve. Délicate somptuosité. Elles captent la lueur du soleil et rayonnent dans une aura de lumière divine.
Dans les rues de la ville basse, une foule de gens se déplace paisiblement, sans bousculade. Marchands ambulants poussant des chariots vantent leurs marchandises. Balayeurs stoïques, les intouchables, occupés à leur besogne. Vieillards accroupis sur le rebord d’une loggia pour discuter. Enfants qui jouent, le sourire innocent. Hommes, le visage rude et franc, chemise flottant sur le caleçon blanc, le turban flamboyant trônant sur la tête, boucles d’oreilles scintillant au soleil. Femmes, les musulmanes le visage voilé, le pantalon bouffant, les chevilles encerclées de bracelets aux clochettes, les hindoues, ventre découvert, vêtues de saris élégants et les femmes rajpoutes, qui, au lieu du sari, sont revêtues de jupes, de blouses et d’une grande étoffe rentrée dans la jupe et tiré sur la tête. Et de l’or. Ou de l’argent. Dans les oreilles, dans le nez, autour du cou, aux poignets, aux chevilles, aux orteils, aux doigts. Affichage de richesse. La coutume veut, en Inde, que toute femme possède et exhibe le plus grand nombre de bijoux, or ou argent, selon leur condition.
Jaisalmer rayonne encore de l’opulence d’antan. Au fils des ruelles, la richesse du passé ressurgit. Les rues centenaires, creusées par tant de pas, mènent au hasard vers des bijoux de pierre, les haveli. Un des grands attraits de la cité réside dans l’extraordinaire beauté de ses demeures qui présentent un amalgame de l’architecture rajpute et de l’art islamique. Elle s’épanouit dans des façades sculptées, des balcons aux arabesques interminables, des fenêtres ajourées, des colonnes ciselées, des linteaux aux frises florales, des statues d’éléphants et de paons. Leur homogénéité est due au matériau utilisé, le grès jaune pâle, et aux techniques de construction. C’est grâce aux tailleurs de pierre musulmans, les silawat, que la vieille ville a pu prendre l’aspect d’une ville des mille et une nuits. La plupart des habitants désireux de construire une maison se rendaient aux ateliers où ils choisissaient les éléments qu’ils souhaiteraient utiliser pour leur projet. Portes, balcons, fenêtres, étais et piliers étaient sculptés, ajourés, ciselés. Ces éléments étaient ensuite incorporés aux bâtiments. Néanmoins, il est évident que les riches, princes ou marchands, faisaient appel aux silawat les plus réputés pour la création d’une demeure unique, autant dans sa conception que dans son ornementation. Après la partition des Indes en 1947, les silawat ont tous immigré au Pakistan.
Deux immenses éléphants en grès jaune gardent la porte d’entrée de la Nathmal ki Haveli. Édifiée en 1885 pour Diwan Mahata Nathmal, le Premier ministre du maharawal d’alors, elle fut l’œuvre de deux frères, Hathi et Lallu de la communauté musulmane des silawat. Chacun des frères s’attela à une aile qui, au final, ne sont pas identiques ce qui en fait l’originalité. La façade est une véritable dentelle de pierre avec des jharokâ, fenêtres-balcons, soutenus par des corbeaux finement ciselés, des jalis, écrans ajourés, des arches lobées et des colonnes entièrement ornementées. Au premier étage court une longue frise où, imbriqués dans le fin réseau de sculptures géométriques, je découvre des éléphants, des chevaux, des soldats, mais également une bicyclette et une locomotive à vapeur. Hathi et Lallu n’avaient certainement jamais vu ces objets modernes et c’est par des descriptions orales transmises par des voyageurs qu’ils les ont reproduits.
Nous passons sous une arche et bifurquons dans une petite impasse étroite où la Patwon ki Haveli frappe le regard par sa majesté. L’ensemble de cinq bâtiments reliés les uns aux autres fut entreprise pour les cinq fils de Gunnan Chand Patwa, commerçant et banquier. Outre le brocart, sa fortune viendrait du marché de l’opium. Il fallut cinquante ans aux silawat, de 1800 à 1850, pour terminer cet imposante demeure. La Patwon ki Haveli est la plus grande des haveli de Jaisalmer. Elle possède six étages ornés à profusion de sculptures, de balcons et de loggias à fines colonnettes. Sa façade est une véritable marqueterie de grès. Nous pénétrons à l’intérieur de l’une des cinq maisons. Arches lobées et passage étroits, escaliers grinçants, meubles tapissés de tissus fanés, j’ai l’impression d’un retour en arrière dans le temps. Les murs et les plafonds sont couverts de peintures anciennes qui s’écaillent et des mosaïques de petits miroirs piqués. L’atmosphère est étouffée et confinée. Il fait sombre et j’aperçois d’innombrables particules de poussière danser dans les rares rayons de soleil qui pénètrent à l’intérieur de l’haveli. Dans cette région dangereuse, des astuces architecturales ont été introduites dans la construction de façon à assurer la meilleure défense possible en cas d’attaque. Il existe des passages secrets pour relier une pièce à une autre, un ingénieux jeu de miroir permettait d’observer se qui se passait dans la rue et pour empêcher les voleurs de s’échapper de l’haveli, les portes étaient étroites et basse et les escaliers comportent des enchaînements de marches hautes et basses qui empêchent les intrus d’avancer vite. La vie à Jaisalmer ne devait pas être aussi paisible qu’aujourd’hui.
Les princes de Jaisalmer, les Bhatti, descendants des Rajputs yadav, sont de haute lignée car leur clan descendrait du dieu Krishna. La saga des Bhatti remonte ainsi aux temps mythiques du Mahabharata où une malédiction condamna les descendants de Krishna à l’errance. Un jour, leur chef nommé Bhatti fonda un royaume et légua son nom au clan. Après avoir quitté les terres ancestrales du Pendjab et après un périple mouvementé dans les régions du nord de l’Inde, le clan trouve dans les lieux arides du désert du Thar une terre d’asile. Au IXe siècle, le prince Deoraj, lointain descendant de Bhatti, fonda la dynastie de Jaisalmer. Il fut le premier a porter le titre de rawal, « de maison royal, roi ». Ce titre évoluera plus tard en maharawal, « grand roi ». Férocement indépendants, démesurément fiers de leur lignée, les maharawals de Jaisalmer avaient une double réputation de soldats courageux et de pillards invétérés dévalisant les caravanes qui traversaient le désert. Leurs mœurs douteuses se rapprochaient souvent plus du brigandage que de la chevalerie. Riches et craints, on les surnommait « les loups du désert ». Au XIIe siècle, après plusieurs capitales successives, le maharawal Roa Jaisal cherchait un lieu plus sûr pour établir sa capitale et demanda l’avis d’un ermite. Celui-ci lui conseille d’édifier sa capitale sur la colline triangulaire de Tricuta, là où Krishna, après la célèbre bataille relatée dans le Mahabharata, avait célébré un sacrifice au cours duquel il prophétisa qu’un descendant de son clan y fondrait un grand royaume. Pour cela, il fit jaillir une source d’eau douce. Ainsi le maharawal Roa Jaisal fonda Jaisal meru, « la montagne de Jaisal ».
Cependant une sombre prédiction accompagnait l’intervention de l’ermite : la citadelle serait mise à sac deux fois et demie. Jaisalmer devenue une ville prospère grâce au commerce caravanier, les Bhatti ne renoncent pourtant pas à leurs activités illicites qui avait forgé leur réputation. En 1294, ils pillèrent la caravane du sultan Ala ud-Din Khilji de Delhi et volèrent trois mille chevaux et mules. En représailles le sultan s’attaqua à la ville qu’il assiégea pendant huit ans. Jaisalmer capitula après un jauhar, suicide collectif, accompli par les femmes rajpoutes. Vingt-quatre mille femmes s’immolèrent pour éviter de tomber aux mains de l’ennemi. En 1325, après un raid contre le campement du sultan Firoz, shah de Delhi, Jaisalmer fut encore vaincue et un nouveau jauhar eut lieu. La demi mise à sac se produisit au XVIe siècle. Un souverain pathan d’un royaume voisin réussit à pénétrer à l’intérieur des remparts. Le marahawal, sur le point de céder, ordonna d’éliminer les femmes de son royaume. N’ayant pas le temps de préparer le bûcher, elles se donnèrent la mort par l’épée. En vain, hélas, car peu de temps après, les renforts arrivèrent, les ennemis furent vaincus et la cité sauvée.
Après leur mort, les souverains rajpoutes étaient incinérés et leurs cendres dispersées dans le Gange, fleuve sacré. Mais le contact avec la civilisation moghole et leurs majestueux mausolées leur inspira l’idée de laisser un monument à leur gloire sur le lieu de leur crémation. Ainsi, à l’exemple des cénotaphes, qui ne sont que des tombes vides, apparurent les cchatris, pavillons ou kiosques coiffés d‘un dôme. Le terme cchatri signifie, en hindi, « ombrelle » ou « baldaquin ». Les cchatris sont devenus un élément de base dans l’architecture hindoue et moghole et plus particulièrement dans l’art honorable au Rajasthan où, outre sur les sites funéraires, on les retrouve dans les palais et les forteresses. Au Rajasthan, les cchatris peuvent consister en une simple construction d’un seul dôme supporté par quatre colonnes ou d’un bâtiment couverts de nombreux dômes contenant plusieurs pièces. Ces monumentaux tombeaux témoignent de la gloire passée des souverains.
Au XVIIe siècle, Jai Singh, maharawal de Jaisalmer, fit construire un barrage. Le désert, à cet endroit, devint vert. À sa mort, en 1741, son fils Lunkaran édifie un chattri pour son père sur une colline près du lac qu’il emménage en un magnifique jardin. Par la suite, d’autres chattris furent construits, pour Lunkaran et ses descendants. Le dernier cchatri, dédié au maharawal Jawahar Singh, qui régna jusqu’en 1947, est resté inachevé. Le fait que son fils mourût moins d’un an après son ascension au trône fut considéré comme un signe de mauvaise augure. Depuis, plus aucun monument funéraire royal ne fut construit.
Auréolé d’une poignante atmosphère, la nécropole royale de Bada Bagh baigne dans une lumière douce. La cité des morts se devine de par ses toits pointus ou en coupole. Ses constructions en grès jaune se confondent avec le sable du désert. Sur le site aride et isolé planent les âmes des anciens souverains de Jaisalmer car c’est ici qu’un ultime hommage est rendu aux maharawals. Les cchatris dressent leurs coupoles sur leur lieu de crémation, là où leur dépouille mortelle fut, selon le rite hindou, réduite en cendres avant d’être transportée vers le Gange pour y être dispersée. Bada Bagh est un émouvant témoignage d’une splendeur passée, d’une époque où les « loups du désert » régnaient sur l’ouest du Rajputana. Lors de mon errance entre les édifices élégants, dont certains malheureusement écroulées, je ressens un étrange sentiment de perdition. Le calme est presque irréel. Une infime brise caresse les coupoles et se faufile à travers les pavillons. Isolation au milieu du désert. Voila donc à quoi se résument ces vies fastueuses, ces existences brillantes, les richesses accumulées, le pouvoir assuré. Fatalement, la mort nous rattrape tous.
Nous montons au sommet de la crête où les chattris possèdent des toits pointus. Les plus anciens. De fines colonnettes soutiennent des dômes superbement sculptés. Sous chaque coupole, une stèle en marbre est gravée de l’image d’un des maharawal. Le défunt est représenté armé et à cheval. Souvent, aux côtés du souverain sont incarnées de frêles figures féminines. Les mains jointes devant la poitrine dans l’élégante salutation hindoue, elles sont la terrifiante preuve d’un rite barbare et inutile. Ces veuves sont mortes en sati, brûlées vives sur le bûcher de leurs époux. Un acte courageux ou obligation cruelle ? L’ultime signe de respect sur les pierres m’émuet et je les honore en silence.
Au loin se devine la cité dorée de Jaisalmer. En contrebas, quelques manguiers et épineux ajoutent une tâche de verdure à l’environnement ocre. Tout ce qui subsiste des somptueux jardins d’autrefois. Le soleil suit sa descente dans le ciel. Les cchatris en grès jaune deviennent de l’or sous la lumière du jour déclinant. L’architecture harmonieuse et aérée des édifices et l’étrange sérénité qui s’en dégage évoquent un sentiment de solitude apaisant. Nous sommes seuls sur le site. Pas âme qui vive dans les parages. Étonnant vu le grand nombre d’étrangers que nous avons croisé en ville ce matin. Pour nous, c’est une aubaine. Le silence est épais, lourd. Il nous enveloppe, envoutant. Difficile de quitter la nécropole royale. Le vent apporte un peu de fraicheur. Il caresse les cchatris, délicate comme un soupire pour ne pas déranger les esprits. Car Bara Bagh, qui veut dire « grand jardin », n’est autre qu’un jardin d’âmes.
Après quelques siècles mouvementés, Jaisalmer retrouva la prospérité au XVIe siècle sous les Moghols dont elle accepta la suzeraineté. Pour renforcer les liens, l’empereur Akbar épouse en 1570 Nathi bai Sahiba, la fille du mawaharal Harraj. Au XVIIIe siècle, Jaisalmer est une cité florissante et la ville haute est délaissée pour la ville basse qui voit la construction de nombreuses Haveli. Le déclin s’annonce au début du XIXe siècle. D’abord par la faiblesse des souverains et la tyrannie du Premier ministre Salim Singh qui accabla la population d’impôts, puis, par les conséquences de la colonisation britannique. Le développement du commerce maritime et la construction de chemins de fer entrainèrent le déclin du commerce caravanier. Les marchands abandonnèrent leurs demeures pour s’établir dans les grandes villes de l’Empire. L’indépendance et la partition ferment la frontière avec le Pakistan. Le destin de la ville est scellé. Jaisalmer se dépeupla et sombra dans la solitude. Toutefois, les conflits indo-pakistanais de 1965 et de 1971ont relevé l’importance stratégique de la ville. À la fin du XXe siècle, la ville reprend de l’activité grâce à l’essor touristique.
Surplombant un ravin, le cchatri de Vyasa est englobé dans un ensemble de cénotaphes dédiés aux membres d’un clan de prêtres brahmines influents et riches. Certains chattris sont couronnés par cinq dômes de tailles différentes supportés par de fines colonnes et des arches lobées. Face à la cité antique, le site émane spiritualité et gravité en dépit de la foule, hindous et étrangers confondus, qui circule entre les pavillons. Les touristes sont attirés par le signe « Sunset Point ». Avec une vue imprenable sur le fort de Jaisalmer, le coucher du soleil est, d’ici, magnifique. Les Indiens sont venus honorer Vyasa, personnage mythique appelé compilateur dans la mesure où on lui attribue la rédaction de la plupart des grands textes de l’Inde. Son nom apparu pour la première fois comme auteur et héros du Mahabharata. Certains pensent que l’épopée prend sa source dans des événements historiques survenus des siècles avant notre ère, d’autres acceptent l’œuvre comme des légendes de l’Inde antique. Par la suite Vyasa est cité comme l’interprète des Écritures védiques, les plus anciens textes sacrés de l’hindouisme. Révélés au début d’un cycle cosmique aux êtres privilégiés, ce serait Vyasa, le scribe divin, qui fut chargé de scinder le Veda, texte unique, en quatre Vedas, qu’il offrit aux humains. On lui attribue également d’autres œuvres majeures, tels les dix huit Puranas, les Brahma Sutras et l’épopée du Ramayana. Ayant délivré autant de sagesse au monde, il est considéré comme le gourou des gourous. Vyasa est vénérée dans la plupart des traditions hindouistes. Vyasa sera immortel et ne mourra jamais. J’observe les Indiens témoignant leur respect au cchatri du sage et je me demande si un personnage légendaire peut posséder une tombe, même vide. Un homme immortel peut-il être considéré mort ? Vyasa aurait dit : « ce que ne peut être trouvé, ne doit pas exister ». Ce serait à travers son cchatri que son existence est justifiée ?
Un musicien chante sur les sonorités basses du kamaycha, instrument à cordes frottées. Nous nous laissons emporter par la magnificence des lieux et le mysticisme qui plane autour de l’auteur du Mahabharata. J’imagine les vallées à mes pieds comme scène d’une des grandes batailles du Mahabharata dont va dépendre l’avenir de l’univers. Les sabots de milliers de chevaux soulevant la poussière qui voile l’atmosphère. Les héros se battent pour faire triompher le bien sur le mal. La « Grande Guerre des Bharatas », est le combat sans merci que se livrèrent les deux branches des Bharata, les Kaurava et les Pandava, pour le trône de la dynastie lunaire.
La montagne de Jaisel est enveloppée dans une multitude de nuances d’ambre. Le crépuscule s’annonce. La magie opère. Nous sommes suspendus entre réalité et imaginaire, entre l’immensité du ciel et de la terre. La puissante cité surgie des sables de l’effroyable désert du Thar se raccroche aux derniers instants du jour. Les remparts, les bastions et les sikras des temples deviennent ocre rosée. La lumière diminue. Une brume irréelle occulte la citadelle. Un halo circonscrivant l’espace de la ville silencieuse. Avec une lenteur exaspérante, le Sonar Qila, la forteresse dorée, sombre dans le mystère. La nuit ne tombe pas sur Jaisalmer. Elle se pose.
© Texte & photos : Annette Rossi.
Image d’en tête : La nécropole royale de Bada Bagh.