Avec une altitude moyenne de 1100 mètres, le Haut-Karabagh se situe sur la frange nord-est du haut-plateau arménien et dans le sud-est du Petit Caucase. Karabagh signifie littéralement « jardin noir », du turc kara, « noir », et du persan bagh, « jardin », en référence à son sol volcanique, très fertile. Le Haut-Karabagh est souvent appelé Artsakh en référence à la dixième province du royaume d’Arménie. Cette appellation dérive du nom du roi d’Arménie Artaxias Ier, fondateur de la dynastie artaxiade au IIe siècle avant Jésus-Christ.
C’est une contrée méconnue, cernée de montagnes, hantée par des nuages de plomb et des voiles de brouillard gris perle ou baignée du soleil éblouissant des hautes altitudes.
Pendant la période soviétique, cette terre, historiquement arménienne et majoritairement peuplée d’Arméniens, fut intégrée à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan et les tensions entre les populations azéries et arméniennes apparurent. Les pourparlers concernant le rattachement à l’Arménie débutèrent pacifiquement vers le milieu des années 1980, mais le mouvement se transforma en conflit armé.
La déclaration d’indépendance du Haut-Karabagh le 2 septembre 1991 déclencha la guerre aboutissant à des allégations de nettoyage ethnique par les deux camps. Suite aux combats de l’hiver 1992 et face à la catastrophe humanitaire résultant du blocus imposé par l’Azerbaïdjan, une médiation internationale tenta de trouver une résolution qui satisfasse les intérêts des deux côtés. En vain.
Le 18 mai 1992, les troupes arméniennes prirent le contrôle de la ville de Berdzor-Latchin, dans l’étroit corridor reliant l’Arménie au Karabagh. Une voie d’accès terrestre fut ainsi ouverte vers l’Arménie et l’aide humanitaire put enfin être acheminée.
Mais le conflit s’intensifia. Au printemps 1993, les forces arméniennes s’approprièrent d’autres régions à l’extérieur de l’enclave, provoquant des protestations internationales contre les Arméniens et soulevant des menaces d’intervention d’autres pays de la région. Début 1994, les Arméniens contrôlaient la totalité du territoire. Enfin, en mai, grâce à la médiation russe, un cessez-le-feu fut signé.
Cependant, l’enclave séparatiste en territoire azéri ne fut pas reconnue par la communauté internationale.
Juin 2009. Nous passons quatre jours en Haut Karabagh. Nous découvrons un pays magnifique, des monastères sublimes et une population attachante.
Nous nous présentons au Ministère des Affaires Étrangères, situé au 28, rue Azetamardikneri, où on nous délivre un visa qui nous permettra, sous la protection précaire d’un simple cessez-le-feu, de circuler librement dans l’enclave, à l’exception de la ligne de front. Nous sommes en règle : en possession d’un visa pour un pays qui n’existe pas. Ce visa collé dans nos passeports nous interdit l’entrée en Azerbaïdjan. Pourtant, nous sommes au beau milieu de l’Azerbaïdjan ! Ayant fait le choix de visiter ce pays obscur, nous en acceptons les lois. Les lois d’un État dont le statut international reste indéterminé et qui est considéré comme « objet étatique mal identifié ». Avons-nous, par le seul fait de notre venue, reconnu la République du Haut-Karabagh ? En achetant ce visa, avons-nous accepté l’existence de ce pays virtuel ? Une république avec un président, un palais présidentiel, un hymne national, un drapeau, une constitution, une assemblée nationale, des ministères, une armée, un corps de police et des tribunaux… bien réels…
Aussi réels que ses paysages, vallonnés, boisés et verdoyants, et ses champs de coquelicots à l’infini. Aussi réels que ses églises et ses monastères empreints d’histoire…
La souveraineté sur le Haut-Karabagh est disputée par l’Arménie, qui soutient sa politique d’indépendance, et l’Azerbaïdjan, qui considère la région comme la sienne. Et bien qu’un cessez-le-feu soit en vigueur, des accrochages meurtriers éclatent régulièrement le long de la frontière où sont installées les forces arméniennes. La situation reste complexe car nous sommes dans un pays qui n’existe pas…
Juin 2009. Le corridor de Lachine.
Le drapeau du Haut-Karabagh flotte fièrement dans le ciel au-dessus du Parlement de Stepanakert. Il a repris les couleurs de celui de l’Arménie, avec les mêmes bandes horizontales rouge, bleue et orange, mais se différencie par un chevron en zigzag qui symbolise la séparation de ses terres et de l’Arménie.
Juin 2009. Stepanakert, le Parlement.
Nous flânons, nous échangeons avec les gens, d’une gentillesse désarmante. La communication est difficile. Nous ne parlons ni l’arménien, ni le russe, eux ni l’anglais ni le français. Les échanges passent par quelques phrases, quelques mots, des gestes, des sourires. Un peuple charmant, prêt à se lancer dans un futur meilleur. Leurs sacrifices n’ont pas été vains, mais le prix à payer a été lourd. Chaque famille porte le deuil, chaque personne a un parent, un frère, un oncle, un cousin, un ami qui s’est battu pendant le conflit. Nombreux sont les vétérans handicapés. Le souvenir de la guerre, qui aurait fait entre vingt et trente mille morts et plus d’un million de réfugiés, Arméniens et Azéris, entre 1988 et 1994, est loin d’être effacé.
Le Haut-Karabagh reste un témoignage poignant de l’histoire tourmentée des peuples de la région, stigmates des conflits ethniques les plus destructeurs nés après la chute et la décomposition de l’Union soviétique.
Pourtant l’histoire du petit territoire montagneux reste méconnue. Ignoré, oublié, son isolement aux confins du Caucase, à l’intérieur de l’Azerbaïdjan, n’arrange rien. Sa seule porte d’entrée passe par l’Arménie, sa mère patrie. Or l’Arménie, elle aussi, est un pays isolé. Encerclée par la Turquie, avec laquelle les relations sont extrêmement tendues, l’Azerbaïdjan, sur le pied de guerre, la Géorgie, en conflit avec la Russie alliée de l’Arménie, et l’Iran, avec qui l’entente est bonne mais source de problèmes géopolitiques, elle est dans une impasse.
Le héros national Monte Melkonian, tué en 1993, a dit : « Si nous perdons l’Artsakh, nous tournerons la dernière page de l’histoire de notre peuple ».
Les Arméniens n’ont pas perdu l’Artsakh et la dernière page de leur histoire n’est pas tournée. Mais ont-ils réellement gagné cette guerre ?
Juin 2009. Le monastère de Gandzasar.
Le Haut-Karabagh, véritable poudrière, oscille entre guerre et paix. Le « jardin noir » vit une indépendance de facto susceptible et fragile. La trêve n’est qu’une trêve. La guerre guette le long des frontières, ronge le moral de la population, menace l’avenir. La paix, comme le pays, n’est qu’une illusion.
Juin 2009. Forteresse d’Askeran.
Actualités…
Nuit gémissante, nuit de mort ; matin de deuil à deux tranchants ; soleil noir… soleil aveuglant.
Grégoire de Narek, grand poète et mystique arménien. An mille.
Ces paroles traduisent la détresse d’un peuple. Car, la seconde guerre du Haut-Karabagh qui opposa le territoire à l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, s’est soldée par la défaite des Arméniens. Le 9 novembre 2020 fut signé un accord de fin des hostilités.
Reste un pays désemparé. La cathédrale de Chouchi est une nouvelle fois ravagée. Des tombes sont profanées. Plusieurs centaines de soldats sont toujours portés disparus. Stepanakert est dévastée par les bombes, vidée de sa population. Pourtant, la ville ne sera pas donnée à l’Azerbaïdjan mais restera sous contrôle russe. Encerclée de territoires ennemis que va-t-elle devenir ? Les autorités appellent les habitants à revenir mais quel avenir auront-ils ?
Dans le reste du Haut-Karabagh, des milliers d’Arméniens ont dû quitter leur foyer en prévision de l’application de l’accord de fin de conflit. Certains d’entre eux ont incendié leur maison pour ne pas qu’elles soient occupées par les Turcs azéris. Ils ont pris ce qu’ils pouvaient emporter, laissant leur bétail, leurs souvenirs et leur cœur. Laissant aussi leurs ancêtres enterrés ici, dans le « jardin noir ».
Les images sont terrifiantes, d’une immense et profonde tristesse. Je pense aux personnes que nous avions rencontrées là-bas. Au gardien d’Amaras et à son fils, aujourd’hui devenu un jeune adulte. A-t-il combattu ? Est-il toujours en vie ? Les prêtres, quelle peine doivent-ils ressentir en abandonnant leurs églises ? Que vont devenir ces sanctuaires parfois vieux de plus de mille ans ?
Ces lieux saints empreints de l’âme arménienne, vont-ils être détruits ou transformés en mosquées ? La crypte à Amaras, va-t-elle être préservée ? Tant de questions que nous n’aimerions pas nous poser.
Juin 2009. Amaras, crypte.
Le 14 septembre 2022, l’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont accusées mutuellement d’avoir mené de nouvelles attaques. Cent cinq militaires arméniens et cinquante soldats azerbaïdjanais seraient morts. La Russie a aussitôt annoncé un cessez-le-feu, violé par les deux camps.
Depuis le 12 décembre 2022, des militants azerbaïdjanais envoyés par Bakou empêchent la circulation sur l’unique route qui relie la province à l’Arménie. Ce blocus a suscité de nombreuses protestations car, selon la déclaration trilatérale de l’Azerbaïdjan, de l’Arménie et de la Russie de novembre 2020, mettant fin à la guerre qui s’était déroulée durant l’automne, le corridor est « sous le contrôle du contingent russe de maintien de la paix » et l’Azerbaïdjan doit y garantir la libre circulation. La fermeture du couloir a entraîné des pénuries alimentaires, le rationnement de l’électricité et du gaz naturel et l’interruption des communications avec le monde extérieur infligeant ainsi des dommages collectifs à plus de cent vingt mille civils. Amnesty International a averti que « des milliers de vies seraient en péril ».
Encouragé par son succès militaire lors de la guerre de l’automne 2020, l’Azerbaïdjan entend exercer son contrôle sur toute la région. En janvier 2023, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev a déclaré que les habitants qui ne voudraient pas prendre la citoyenneté azerbaïdjanaise, « peuvent partir, la voie est ouverte, personne ne s’y opposera ».
Le mercredi 22 février 2023, la Cour internationale de justice a ordonné à l’Azerbaïdjan d’« assurer la circulation sans entraves des personnes, des véhicules et des marchandises le long du corridor de Latchine ». En avril 2023, des soldats azerbaïdjanais ferment définitivement le corridor, privant de nourriture, de médicaments, de pétrole et d’électricité les habitants de l’enclave, provoquant une crise humanitaire catastrophique.
En avril 2023, des soldats azerbaïdjanais ferment définitivement le corridor, privant de nourriture, de médicaments, de pétrole et d’électricité les habitants de l’enclave, provoquant une crise humanitaire catastrophique. Le Haut-Karabagh est isolé, coupé du reste du monde.
Le 20 septembre 2023, en violation totale du cessez-le-feu signé en 2020, l’Azerbaïdjan lance une offensive éclair de vingt-quatre heures sur l’ensemble de la ligne de front contraignant les forces séparatistes de capituler. Un nouveau cessez-le-feu est conclu. Elle signifie la victoire de Bakou sur les forces arméniennes.
Le jeudi 28 septembre, le président du Haut-Karabagh Samvel Chahramanian, signe un décret annonçant sa dissolution au 1er janvier 2024. Ce sera la fin définitive pour l’enclave séparatiste.
C’est l’exode ! Redoutant un nettoyage ethnique, les Arméniens du Haut-Karabagh fuient en masse vers l’Arménie.
Les images sont terrifiantes, d’une immense et profonde tristesse. Le corridor de Latchine est encombré de véhicules dans lesquels s’entassent des familles épuisées, affamées, fuyant leur pays sous la surveillance des vainqueurs azerbaïdjanais. Ils ont pris ce qu’ils pouvaient emporter, laissant leur bétail, leurs souvenirs et leur cœur.
Laissant aussi leurs proches enterrés dans le « jardin noir ».
Le 1er octobre 2023, plus de cent mille personnes, la quasi-totalité du petit morceau de terre profondément arménienne, ont fui. L’enclave reste hermétiquement fermée à la presse et aux observateurs internationaux, tandis que les réfugiés témoignent de violences et de haine. Une nouvelle fois, des Arméniens ont tout perdu.
Échoué à l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh semble avoir « tourné la dernière page de son histoire »…
Pour résumer…
Le Haut-Karabagh ou Artsakh est une terre historiquement arménienne et majoritairement peuplée d’Arméniens depuis plus de deux millénaires.
En 1920 fut créée la République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie qui regroupait la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Le Haut-Karabagh intégra officiellement la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. En 1936, Staline a dissous la république transcaucasienne, ce qui entraîna l’émergence des Républiques socialistes soviétiques d’Arménie,
de la Géorgie et d’Azerbaïdjan. Le dictateur décida de donner le Haut-Karabakh, composé à plus de quatre-vingt-dix pour cent d’Arméniens, à l’Azerbaïdjan, une décision vouée à être contestée.
En 1989, tout au début du conflit, le dissident soviétique et prix Nobel de
la paix, Andreï Sakharov résuma : « Le Karabakh est une question de survie pour les Arméniens et d’orgueil national pour l’Azerbaïdjan ».
Entre 1988 et 1994, les Arméniens de l’enclave combattirent pour la récupérer et déclarèrent son indépendance. Indépendance qui ne fut jamais reconnue par la communauté internationale. Le Haut-Karabagh était au cœur d’un jeu pervers des puissances régionales, tandis que les pays occidentaux se faisaient discrets.
Je m’interroge. Aujourd’hui, devons-nous en vouloir à l’Azerbaïdjan de reconquérir le Haut-Karabagh ? Pouvons-nous reprocher aux Arméniens de le convoiter ? Devons-nous accuser la communauté internationale de son silence ? Sous le prétexte qu’il est difficile d’être résolument objectif ?
Le Haut-Karabagh est, et restera, une terre en souffrance…